Néolibéralisme

Agir contre le mal-travail : « Il en va de l’avenir de notre santé, de la planète et de la démocratie »

Néolibéralisme

par Thomas Coutrot

Le vent de révolte qui souffle contre la loi El Khomri trouve largement son origine dans la souffrance au travail que ressentent de nombreux salariés, femmes et hommes, à statut d’emploi précaire ou non. Les centaines de témoignages recueillis dans le cadre de l’initiative #OnVautMieuxQueCa en témoignent : pour tous, l’arbitraire, la pression, le sale boulot, la qualité empêchée sont le lot quotidien. Thomas Coutrot, porte-parole de l’association Attac, propose « huit thèses sur le travail et sa qualité » pour comprendre et agir contre le mal-travail. « C’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée ou finira par être détruite. »

L’hypothèse que je voudrais soumettre à la discussion aujourd’hui est la suivante [1] : les défaites subies par le salariat depuis trente ans et l’ampleur inédite de la dégradation de la santé au travail nous obligent sans doute à réfléchir à de nouvelles stratégies fondées non sur la préservation ou l’approfondissement des institutions du salariat mais sur un dépassement du rapport salarial en tant que rapport de subordination.

Les conquêtes sociales du fordisme reposaient sur l’acceptation par les salariés d’un contrat de travail où ils échangeaient leur force de travail et leur libre-arbitre dans l’entreprise contre un salaire et une protection sociale. Ce face-à-face conflictuel entre patrons et salariés dans l’espace privé de l’entreprise, qu’on pourrait appeler la « citadelle du travail », a donné des résultats précieux que nous défendons aujourd’hui pied à pied. Mais le patronat s’est échappé de la citadelle en mondialisant le capital : le libre-échange, la libre-circulation des capitaux et la financiarisation de l’entreprise nous confrontent directement au marché mondial qui nous écrase.

Restés enfermés dans notre citadelle, nous la voyons démontée pierre par pierre par les réformes néolibérales du travail et de son organisation, qui décuplent les inégalités, précarisent nos vies, détruisent notre santé, celle de nos concitoyen.ne.s et de la planète.

Tout en continuant à défendre nos droits acquis, ne devrions-nous pas passer à l’offensive ?

Ne pourrions-nous pas rénover notre citadelle décrépite en la transformant en une « cité du travail » ? Refuser le monopole patronal de décision sur « que produire et comment produire », rechercher très systématiquement, du local au global, des alliances avec les consommateurs, les usagers, les riverains, les associations environnementales, les collectivités publiques, pour délibérer ensemble sur la finalité et la qualité de notre travail ?

Il en va de l’avenir de notre santé, ainsi que de celles de la planète et de la démocratie. C’est ce que je vais essayer d’illustrer à travers ces « 8 thèses sur le travail et sa qualité ».

1re thèse : La « gouvernance actionnariale » du travail est une doctrine fallacieuse

Cette doctrine néolibérale affirme que l’entreprise doit se financer sur le marché mondialisé des capitaux et que seuls ses actionnaires sont légitimes pour la diriger. D’une part que les Bourses permettraient de diriger de façon optimale les capitaux vers les projets d’investissement les plus utiles. D’autre part parce seuls les actionnaires prendraient le risque économique en avançant leurs capitaux.

Ces justifications sont fallacieuses : la précarité et l’insécurité de l’emploi (même en CDI) ont fortement augmenté. Les marchés financiers ne financent guère l’économie réelle, mais enchaînent bulles spéculatives et krachs à répétition. La doctrine a essentiellement servi à justifier la financiarisation des entreprises, dont la rationalité n’est pas économique mais politique : mettre les acteurs financiers en position de force. S’ils n’obtiennent pas les rendements attendus (la fameuse norme des 15% par an), les acteurs de la finance vendent leurs actions et font chuter la valeur boursière de l’entreprise. Les directions n’ont désormais qu’un seul objectif légitime, atteindre la norme de profit pour conserver leurs actionnaires.

2e thèse : La gouvernance actionnariale est un despotisme de marché

Pour attirer les actionnaires, les directions et les gouvernements ont opéré le transfert des risques économiques vers les salariés. La menace de la délocalisation, de la filialisation, de l’externalisation pèse en permanence sur les capacités de résistance des salariés. La mobilité des capitaux – qui menacent de s’enfuir à la moindre contrariété – affaiblit drastiquement les syndicats.

La négociation entre « partenaires sociaux » se développe mais sans grain à moudre : ni les accords interprofessionnels ou de branche, et encore moins les accords d’entreprise, ne constituent de réels compromis, comme on l’a vu sur les retraites, sur l’emploi ou sur l’organisation du travail. Sous gouvernance actionnariale, la démocratie sociale est largement vidée de contenu. Le contrepoids du juge (prudhommal ou judiciaire) fait l’objet de remises en cause croissantes. Le déséquilibre des pouvoirs favorise l’envolé des inégalités.

3e thèse : Le régime financiarisé est efficace à court terme mais terriblement instable

La réforme du travail a donc été mise en œuvre depuis les années 1990 par les managers sous hégémonie des directions financières. On a créé (et on remodèle en permanence) des chaînes mondiales de valeur au sein de l’entreprise néolibérale en réseau. Un réseau très hiérarchisé, où tous les salariés ne sont pas logés à la même enseigne : il faut distinguer l’entreprise apprenante au sommet du réseau, jusqu’aux divers niveaux de sous-traitance. Mais partout il s’est agi de précariser et individualiser les contrats, insécuriser les salariés, intensifier et normaliser le travail, réduire son coût, fragmenter les collectifs, … Ce pouvoir politique exercé sur un salariat balkanisé a permis de réduire drastiquement ses capacités de résistance. Et de rétablir une rentabilité économique assez stable ainsi qu’une rentabilité financière en moyenne historiquement élevée.

Cependant la clé de voûte de ce pouvoir du capital financier réside dans sa parfaite liquidité : une régulation efficace supposerait de réduire cette liquidité en instaurant des règles contraignantes, ce qui n’a pas été envisagé même après l’effondrement de 2008. D’où des inégalités sans cesse augmentées et une instabilité globale maintenue voire aggravée, avec un risque de bulles et de krachs de plus en plus catastrophiques.

4e thèse : Le régime néolibéral met en danger la santé au travail...

D’une part les promesses de l’automatisation n’ont pas été tenues : les pénibilités physiques n’ont quasiment pas reculé depuis trente ans, et concernent encore plus du tiers des salariés en France. Les charges sont parfois moins lourdes, mais la fréquence et la répétitivité des gestes a augmenté.

D’autre part l’organisation néolibérale du travail, fille de la gouvernance actionnariale, a provoqué la montée générale des risques psychosociaux et de la souffrance au travail. Partout les objectifs chiffrés instaurent une pression permanente et délétère. Partout le travail est devenu plus intense (juste-à-temps, Lean, reengeneering…) et plus répétitif (reporting, standardisation, normes qualité, etc). Les managers en appellent à la responsabilisation des salariés, mais en pratique cette promesse n’est pas tenue. Leurs marges de manœuvre se réduisent, notamment pour les plus qualifiés, et ils perdent la main sur ce qui faisait souvent le sens même de leur travail.

Satisfaire le client dans ses besoins réels, fabriquer un produit durable et de qualité, déployer son intelligence en contribuant au bien commun... ces contreparties, sources de reconnaissance sociale, aidaient à rendre acceptable la sujétion salariale. Elles tendent désormais à disparaître. Les salariés vivent de plus en plus des conflits éthiques douloureux : devoir mentir aux clients, sacrifier la qualité pour tenir les coûts ou les délais... Ils souffrent aussi gravement de l’insécurité des situations de travail, même pour ceux qui sont en CDI mais voient les plans sociaux se succéder.

Face à ces risques croissants les salariés tentent de serrer les rangs : les enquêtes montrent le développement de l’entraide et de la coopération entre collègues. Certaines entreprises instaurent des espaces de débat sur le travail, dont les effets compensatoires peuvent être réels. Des entretiens professionnels reposant sur les règles de métier peuvent fournir des ressources pour tenir. En même temps les collectifs désignent ou laissent survenir des boucs émissaires, victimes de harcèlement. Et globalement, les situations de travail sont de plus en plus pathogènes.

5e thèse : ... mais aussi la santé de la planète

La poursuite de la croissance à tout prix incite les entreprises et les États à creuser toujours plus profond pour extraire les ressources, à financer des projets d’infrastructures qui artificialisent encore davantage les sols et mettent en danger les cycles naturels (eau, carbone, azote…). La gestion financiarisée du travail pousse les entreprises à rejeter sur leur environnement les nuisances sanitaires : accidents du travail parfois non déclarés, maladies professionnelles le plus souvent non reconnues, etc... Mais aussi les nuisances écologiques : accidents industriels, pollutions, marées noires, effet de serre, etc... Et bien sûr les nuisances sociétales : chômage, discriminations, et leurs conséquences sur le lien social, la xénophobie...

Le libre-échange, lui, favorise la croissance du commerce mondial mais aussi des émissions de CO2. La prédominance des normes de la concurrence freine l’extension et l’effectivité des normes sanitaires et sociales. La course à la compétitivité et à la rentabilité dans un contexte de pression des critères financiers et de guerre économique met donc en danger le travail et la nature.

6e thèse : Ces atteintes à la santé ont rendu plus visible que jamais la question du travail

On sait que les maladies industrielles, qui touchaient surtout les ouvriers, ont longtemps fait l’objet d’un déni organisé (silicose, amiante…). Le scandale de l’amiante a fait sauter le mur du silence, surtout quand les associations de victimes se sont extraites du face-à-face entre employeurs et syndicats (toujours en butte au chantage à l’emploi) pour faire de l’amiante une question de santé publique. Aujourd’hui les pathologies associées à l’organisation néolibérale du travail ont massivement atteint les couches intermédiaires et supérieures du salariat, même si les ouvriers et les employés restent les plus touchés.

L’extension inédite des pathologies du travail a déclenché un débat social intense, d’un niveau sans précédent depuis la révolte des ouvriers spécialisés contre le travail à la chaîne dans les années 1968-70. Harcèlement moral, souffrance et suicide au travail, risques psychosociaux, travail empêché sont devenus des thèmes largement présents dans le débat social et politique. Les TMS (troubles musculo-squelettiques) ont été reconnus en grand nombre, même s’ils restent sous-évalués. L’affaire des suicides à France Télécom a provoqué un scandale politique et la révocation d’un PDG. Des lois ont été votées, des jurisprudences audacieuses ont vu le jour, comme celle sur le harcèlement moral managérial. Des travaux d’enquêtes et de recherche se multiplient sur la santé au travail. La question du travail a fait l’objet de divers rapports parlementaires ou de think tanks. Elle n’a sans doute jamais été autant présente dans le débat politique.

7e thèse : Et pourtant la réparation et la prévention des maladies professionnelles ne progressent guère

Je serai encore plus bref sur ce point : malgré l’épidémie des TMS et des RPS (risques psychosociaux), on n’a vu progresser ces dernières années ni la reconnaissance des maladies psychiques liées au travail, ni le renforcement des moyens des CHSCT (comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail) ou de la médecine du travail, ni l’intégration de la santé au travail dans les décisions des managers. Et les avancées jurisprudentielles apparaissent fragiles et réversibles en l’absence d’avancées législatives.

Parmi les causes de cet échec, le pouvoir renforcé des lobbies et du patronat, la division du mouvement syndical mais aussi l’inquiétude des syndicats et des salariés pour leur emploi, qui permet comme toujours au patronat de jouer l’emploi contre la santé et l’environnement. D’où la nécessité absolue de reconstruire un point de vue des travailleurs sur leur travail, au sein de l’entreprise et des branches mais aussi en lien étroit avec des alliés extérieurs à l’entreprise.

8e thèse : La qualité du travail est un enjeu fédérateur, source de pouvoir d’agir

Face à l’instabilité financière du capitalisme mondialisé et à son caractère insoutenable pour la santé des travailleurs et de l’environnement, la qualité du travail devient un enjeu central du débat public et un levier essentiel de transformation sociale. Les travailleurs ne se reconnaissent plus dans un travail sans qualité et sans sécurité, dont ils souffrent cruellement. Les managers eux-mêmes, pour beaucoup, prennent conscience de l’insoutenabilité du système. Quant aux riverains, aux consommateurs, aux citoyens, ils s’inquiètent des risques de pollution, des produits toxiques ou frelatés, du pouvoir excessif des lobbies et des transnationales.

Il est décisif que se créent, dans les entreprises et les localités, des lieux de débat et de mobilisation où puissent se confronter positivement les logiques de différents acteurs intéressés à la qualité du travail – salariés, riverains, associations environnementales et de consommateurs, élus locaux…

C’est en développant le débat public et les luttes communes autour de la qualité du travail qu’on pourra non seulement mettre en visibilité les dégâts du productivisme sur la santé des travailleurs et des habitants, mais travailler à des alternatives sociales et écologiques, particulièrement en matière d’emploi, et contester les rapports de pouvoir qui bloquent ces alternatives. La transition écologique n’est en rien une menace mais bien plutôt une formidable opportunité pour l’emploi à condition de redistribuer les richesses pour financer les reconversions professionnelles. Ces débats doivent partir du niveau local mais s’étendre jusqu’au global car la nature des défis l’exige.

Faire prévaloir un point de vue commun

La construction de ces alliances entre salariées et salariés, usagers et défenseurs des écosystèmes est l’une des tâches les plus importantes pour les mouvements sociaux. Elle sera plus aisée si les travailleuses et travailleurs parviennent ensemble à faire prévaloir un point de vue commun sur le travail de qualité, à distance des exigences actionnariales, et à imposer à partir de là d’autres critères de gestion des entreprises que celui d’une rentabilité financière élevée et de court-terme.

En même temps, cette reprise en main du travail par les travailleuses et les travailleurs sera plus facile si elle s’appuie sur les attentes des parties prenantes extérieures à l’entreprise, sur les aspirations des citoyennes et des citoyens à une production de qualité, seule garante de la préservation des équilibres écologiques et de la démocratie. Comme le dit Yves Clot, « c’est le fond de la question écologique : on ne peut pas vouloir sauvegarder la planète en piétinant le travail » [2]. Car c’est très largement par et dans le travail que la possibilité même d’une vie humaine décente sera préservée ou finira par être détruite.

Thomas Coutrot

 Voir aussi notre dossier : Transformer le travail

Photo : CC EgoutBoy / FlickR