Croissance ?

Limites et frontières : là où finira notre civilisation

Croissance ?

par Pablo Servigne, Raphaël Stevens

On entend souvent dire qu’il est impossible d’avoir une croissance infinie dans un monde fini. Un monde fini ? Mais où se trouvent ces fameuses limites ? Et quelles sont-elles ? Pour bien comprendre, il est nécessaire de distinguer les limites – infranchissables – des frontières – franchissables, mais à nos risques et périls… Un texte publié en partenariat avec la revue belge Kairos.

Prenons la métaphore de la voiture. Après un démarrage lent et progressif, la voiture – notre civilisation industrielle – prend de la vitesse à la fin de la Seconde Guerre mondiale, et entame une ascension époustouflante appelée « la grande accélération ». Aujourd’hui, après quelques signes de surchauffe et de toussotement du moteur, l’aiguille de la vitesse se met à vaciller. Va-t-elle continuer à grimper ? Va-t-elle se stabiliser ? Va-t-elle redescendre ?

Simple, voire simpliste, la métaphore de la voiture a le mérite de distinguer clairement les différents « problèmes » auxquelles nous sommes confrontés. En réalité, notre civilisation industrielle ne va pas droit dans le mur. Elle est confrontée à deux autres types de limites, ou plus précisément, à des limites (limits) et à des frontières (boundaries). Les limites sont représentées par la fin de notre réservoir d’essence, et les frontières par les bords de la route.

Les limites : la fin du réservoir d’essence

Pour se maintenir, éviter les désordres financiers et les troubles sociaux, notre civilisation industrielle est obligée d’accélérer, de se complexifier, et de consommer de plus en plus d’énergie. Son expansion fulgurante est nourrie par une disponibilité exceptionnelle — mais bientôt révolue — en énergies fossiles très rentables d’un point de vue énergétique, couplée à une économie de croissance et d’endettement extrêmement instable.

Mais la croissance de notre civilisation industrielle, aujourd’hui contrainte par des limites géophysiques et économiques, a atteint une phase de rendements décroissants. La technologie, qui a longtemps servi à repousser ces limites thermodynamiques, est de moins en moins capable d’assurer cette accélération, et « verrouille » cette trajectoire non durable en empêchant l’innovation d’alternatives. L’ère des énergies fossiles abondantes et bon marché touche à sa fin, comme en témoigne la ruée vers les énergies fossiles non conventionnelles aux coûts environnementaux, énergétiques et économiques prohibitifs. Cela enterre définitivement toute possibilité de retrouver un jour de la croissance économique, et signe donc l’arrêt de mort d’un système économique basé sur des dettes… qui ne seront tout simplement jamais remboursées.

Les frontières : la sortie de route

En plus des limites infranchissables qui empêchent physiquement tout système économique de croître à l’infini, on trouve des « frontières » invisibles, floues, et difficilement prévisibles. Ce sont des seuils au-delà desquels les systèmes dont nous dépendons se dérèglent, comme le climat, les écosystèmes ou les grands cycles biogéochimiques de la planète. Il est possible de les franchir, mais les conséquences n’en sont pas moins catastrophiques. Ils représentent les bords de la route, au-delà desquelles notre voiture quitterait une zone de stabilité et ferait face à des obstacles imprévisibles. Une vitesse trop élevée du véhicule ne permet plus de percevoir les détails de la route et augmente inévitablement les risques d’accident…

Les sciences de la complexité ont découvert récemment qu’au-delà de certains seuils, les systèmes complexes – dont les économies ou les écosystèmes font partie – basculent brusquement vers de nouveaux états d’équilibre impossibles à connaitre à l’avance, voire s’effondrent. Le système climatique global, de nombreux écosystèmes ou de grands cycles biogéochimiques de la planète ont aujourd’hui quitté la zone de stabilité que nous leur connaissions, annonçant le temps des grandes et brusques perturbations, qui en retour déstabiliseront (et probablement anéantiront) les sociétés industrielles, le reste de l’humanité voire même la majorité des autres espèces.

La transgression des frontières annonce des ruptures de systèmes alimentaires, sociaux, commerciaux ou sanitaires. C’est-à-dire, concrètement, des déplacements massifs de population, des conflits armés, des épidémies et des famines. Dans ce monde devenu « non-linéaire », les événements imprévisibles de plus forte intensité seront la norme. Et il faut s’attendre à ce que régulièrement les solutions que l’on tentera d’appliquer perturbent encore davantage ces systèmes.

Nous sommes coincés

Chacune des limites (énergie, minéraux, etc.) et des frontières (climat, biodiversité, etc.) sont à elles seules capables de sérieusement déstabiliser la civilisation. Le problème, dans notre cas, est que nous nous heurtons simultanément à plusieurs limites et que nous avons déjà dépassé plusieurs frontières !

Le paradoxe qui caractérise notre époque — et probablement toutes les époques où une civilisation se heurtait à des limites et transgressait des frontières —, est que plus notre civilisation gagne en puissance, plus elle devient vulnérable. Le système politique, social et économique moderne globalisé grâce auquel plus de la moitié des humains vivent a sérieusement épuisé les ressources et perturbé les systèmes sur lesquels il reposait. Au point de dégrader dangereusement les conditions qui permettaient autrefois son expansion, qui garantissent aujourd’hui sa stabilité, et qui lui permettront de survivre.

Le résultat est clair, mais il fait mal. Pour nous préserver de trop grandes perturbations climatiques et écosystémiques (qui sont les seules à menacer l’espèce), il faut un arrêt du moteur. Le seul chemin à prendre pour se ménager un espace sans danger est donc de stopper nette la production et la consommation d’énergies fossiles, ce qui mène à un effondrement économique et probablement politique et social, c’est-à-dire à la fin de la civilisation thermo-industrielle.

Stopper pour éviter l’effondrement ?

A l’inverse, pour sauver le moteur de notre civilisation industrielle, il faut transgresser toujours plus de frontières, c’est-à-dire continuer à prospecter, creuser, produire et croître toujours plus vite. Cela mène inévitablement à des points de basculement climatiques, écologiques, et biogéophysiques, ainsi qu’au pic des ressources, donc en fin de compte au même résultat — un effondrement — à cela près qu’il pourrait être doublé d’une extinction de l’espèce humaine, voire de presque toutes les espèces vivantes.

Pour reprendre la métaphore de la voiture, alors que l’accélération n’a jamais été si forte, le niveau de carburant indique que nous sommes sur la réserve et que le moteur, à bout de souffle, se met à fumer et à tousser. Grisés par la vitesse, nous quittons la piste balisée et dévalons, avec une visibilité quasi nulle, une pente abrupte truffée d’obstacles. Certains passagers se rendent compte que la voiture est très fragile, mais apparemment pas le conducteur, qui continue à appuyer sur le champignon !

Pablo Servigne et Raphaël Stevens [1]

Photo : Wikimedia Commons

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 Cette tribune est publiée en partenariat avec la revue Kairos : Kairos est un journal bimestriel belge, antiproductiviste pour une société décente. Il propose un journalisme radical, dans le sens étymologique du terme, c’est-à-dire qui prend les problèmes à leur racine. Pour s’abonner à Kairos, c’est ici.


Notes

[1Extraits de Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, de Pablo Servigne & Raphaël Stevens, Éditions Seuil, 2015, 300 pages.