Coût du capital

Quand les actionnaires accaparent 60% des bénéfices des entreprises

Coût du capital

par Ivan du Roy

L’équivalent de 60% de leurs bénéfices : c’est ce qu’ont versé à leurs actionnaires les 47 grandes entreprises françaises cotées en bourse que nous avons étudiées. Alors même que les suppressions de postes se multiplient et que l’investissement est en berne, plusieurs grands groupes hexagonaux continuent de redistribuer une proportion considérable de leurs profits aux actionnaires – y compris lorsque ces profits sont faibles voire inexistants. Notre enquête sur ce « coût du capital » révèle également que l’Etat est un actionnaire aussi gourmand que les autres.

Les actionnaires nuisent-ils à la « compétitivité » de leur entreprise ? Combien coûte la rémunération du capital pour les entreprises cotées ? Chaque année, les dividendes versés aux actionnaires s’élèvent de quelques dizaines de centimes à plusieurs euros par action. Insignifiant ? Loin de là. Car les grandes entreprises françaises sont plutôt très généreuses avec leurs actionnaires. En moyenne, les 47 entreprises que Basta! et l’Observatoire des multinationales ont étudiées (elles figurent parmi les plus grosses sociétés cotées en France, voir notre tableau ci-dessous) ont versé en 2012 l’équivalent de 60% de leurs bénéfices aux détenteurs de leur capital. Soit 32 milliards d’euros environ sur les 54 milliards de « résultats nets » des entreprises, après acquittement de l’impôt. Le montant total de ces dividendes varie de 15 millions d’euros (Atos) à près de 5,3 milliards (Total). Huit grandes entreprises françaises ont choisi de verser à leurs actionnaires des dividendes supérieurs à leurs bénéfices.

Pour les conseils d’administration, maintenir un dividende élévé permet, en théorie, de fidéliser les actionnaires. Plusieurs administrateurs y consentent d’autant plus facilement qu’ils détiennent eux-mêmes une forte participation au capital de l’entreprise. Parmi notre panel, seule une poignée de groupes sont plutôt raisonnables, redistribuant moins de 20% de leurs bénéfices. Rémunérer fortement le capital, c’est se priver de financements qui auraient pu bénéficier à la recherche, à de nouvelles stratégies industrielles, à la réduction des impacts environnementaux ou à l’amélioration des conditions de travail.

Priorité aux financiers, quoiqu’il en coûte

Plusieurs groupes sont d’une générosité à toute épreuve à l’égard de leurs investisseurs. Même en perdant de l’argent, ils leur distribuent des dividendes ! Chez ArcelorMittal, ST Micro, Accor et Areva, à tous les coups, les actionnaires gagnent. Malgré une perte de 2,8 milliards, le n°1 de l’acier a ainsi ponctionné 910 millions d’euros au profit de ses actionnaires ! La fortune de la famille Mittal, qui détient près de 40% du groupe sidérurgique – et donc perçoit environ 40% des dividendes, soit 360 millions d’euros – passe avant tout. Les métallos sont les grands perdants. En 2013, le groupe supprime 1 600 emplois en Belgique après avoir fermé, l’année précédente, l’aciérie de Florange en Moselle.

Même ambiance chez l’hôtelier Accor. Malgré une perte de 600 millions d’euros l’année dernière, le groupe (Sofitel, Novotel, Ibis, Mercure…) a versé 269 millions d’euros de dividendes… Ce qui ne l’a pas empêché de lancer un « plan d’économie en Europe de 100 millions d’euros » et de supprimer 172 postes en France en 2013. Bref, priorité aux financiers. En l’occurrence, le fonds d’investissement Colony Capital, allié au fonds Eurazeo, premiers actionnaires d’Accor avec 21% du capital. Le nouveau PDG du groupe, Sébastien Bazin, en est d’ailleurs issu. « D’autres emplois sont menacés. Chaque fois ce sont des compétences fortes qui disparaissent en même temps que des collègues qui perdent leurs emplois. Dans le même temps l’entreprise continue de distribuer de forts dividendes », dénonce de son côté la CGT au sein de ST Micro. Et pour cause, la direction a maintenu le versement de 273 millions d’euros de dividendes malgré un résultat négatif de 903 millions en 2012. La réduction des dettes, c’est pour les autres.

Cliquez sur chaque entrée du tableau pour voir le classement des 47 entreprises par catégorie, par ordre croissant ou décroissant :

Sur les cinq entreprises déficitaires de notre panel, seul Peugeot a renoncé à rémunérer ses actionnaires. Mais c’est surtout pour sauver l’activité financière du groupe, la Banque PSA Finance, que la famille Peugeot, actionnaire à 25%, ne s’est pas versée un seul euro de dividendes. En échange d’une garantie de l’État sur 7 milliards d’euros d’emprunts, le groupe a promis en octobre 2012 de « ne pas procéder à des distributions de dividendes ou à des rachats d’actions, et à ne pas attribuer aux membres du directoire d’options de souscription ou d’achat d’actions ni d’actions gratuites ». Et ce, pendant trois ans. De leur côté, les salariés de PSA paient le prix fort : plus de 8 000 emplois sont supprimés, l’usine d’Aulnay-sous-Bois en région parisienne a fermé, celle de Rennes est menacée. Au printemps 2012, les effectifs de l’activité automobile s’élevaient à 67 100 personnes. Selon les syndicats, ils devraient fondre à 55 900 employés d’ici à mi-2014. Les actionnaires, eux, devraient de nouveau percevoir des dividendes en 2015. Les salariés au chômage arriveront, eux, en fin de droits.

L’État, un actionnaire aussi gourmand que les autres

L’État, directement ou via l’une de ses institutions – Caisse des dépôts, Fonds stratégique d’investissement (FSI), Commissariat à l’énergie atomique (CEA)… – est présent au capital d’une vingtaine d’entreprises de notre panel. Dans neuf d’entre elles, la puissance publique pèse plus de 10% des actions, donc des voix (Areva, EADS, EDF, Eramet, GDF Suez, Orange, Renault, Safran, ST Micro). Comment se comporte l’État actionnaire ? Est-il aussi gourmand que les gros fonds ou portefeuilles d’actions privés ? Le cas Areva montre que l’État peut privilégier ses propres intérêts financiers, quel que soit l’état de santé de l’entreprise. Actionnaire à plus de 85% du champion du nucléaire, via notamment le CEA, l’État a empoché la plus grande part des 112 millions d’euros de dividendes, quand le fabricant de combustible nucléaire déplore une perte de 99 millions.

Areva n’est pas le seul exemple. En plus des multinationales déficitaires, quatre autres grands groupes français ont distribué à leurs actionnaires davantage d’argent qu’ils n’en ont gagné. Ils ont un point commun : l’État est très présent au sein du capital. Eramet, l’une des rares sociétés minières hexagonales, a ainsi versé l’équivalent de 738% de ses bénéfices en dividendes ! Parmi ses actionnaires figurent le FSI et le Bureau de recherche géologique et minière, un établissement public (27% à eux deux). Les actionnaires d’Orange – dont l’Etat et le FSI (toujours 27%) – peuvent également se réjouir : ils ont perçu 328% des bénéfices du principal opérateur de téléphonie. Un pactole non négligeable : 3,6 milliards d’euros. La rémunération, longtemps fixée à 1,4 euro par action, a entravé les investissements et a provoqué de sérieux remous en interne. « Depuis dix ans, Orange a versé 27 milliards d’euros de dividendes, c’est plus que son poids en Bourse aujourd’hui ! », dénonçait la Confédération générale des cadres lors de la dernière assemblée générale des actionnaires fin mai 2013. Une proposition de baisse des dividendes à 0,78 euro par action a plusieurs fois été refusée par les actionnaires... avec le soutien de l’Agence de participation de l’État, qui représente le ministère des Finances. Elle est désormais en vigueur.

Même scénario pour GDF Suez. Prétextant une hausse des coûts d’approvisionnement, GDF Suez ne cesse de réclamer – et d’obtenir – de nouvelles hausses des tarifs du gaz. Tout en redistribuant des dividendes représentant 122% de ses bénéfices à ses actionnaires, au premier rang desquels l’État (39% avec la Caisse des dépôts). Quand à Suez environnement, elle a distribué 239% de son résultat après impôt, dont un bon tiers à son principal actionnaire… GDF Suez. Enfin, EDF, la seconde entreprise cotée en bourse, avec Areva, où l’État est majoritaire (84%), a reversé l’équivalent des deux tiers de ses bénéfices à ses propriétaires, soit 2,1 milliards d’euros. Toujours ça que les énergies renouvelables n’auront pas ! Reste à voir comment seront répartis les résultats de l’exercice 2012 pour vérifier si le gouvernement socialiste infléchit ces pratiques. Ou s’il préfère de l’argent frais à court terme quitte à fragiliser des entreprises.

Sept mois de salaires pour les actionnaires

S’il existait en France la palme du salarié le plus rentable au regard de l’argent qu’il fait gagner aux actionnaires de son entreprise, elle serait remise aux salariés de Total. Chacun des 97 126 employés du groupe pétrolier a rapporté plus de 54 000 euros de dividendes aux propriétaires de l’entreprise en 2012 ! Soit les trois quarts de ce que le groupe pétrolier dépense en moyenne par salarié chaque année. Et l’équivalent de trois années de Smic ! Total est aussi celle qui, parmi les 47 entreprises que nous avons étudiées, a reversé à ses actionnaires les plus gros dividendes : 5,3 milliards d’euros, soit quasiment la moitié de ses bénéfices.

A ce concours des salariés les plus « stakhanovistes » du point de vue de la rentabilité boursière, le personnel de Sanofi arrive en deuxième position : chacun des 112 000 employés du labo pharmaceutique, dont 28 000 en France, a permis à ses actionnaires d’engranger plus de 31 000 euros. Mais le capitalisme financier ne connaît pas la gratitude : entre 900 et 1 500 postes devraient être supprimés en France d’ici 2015, en particulier dans la recherche. Parallèlement, 70% des bénéfices, soit près de 3,5 milliards, ont été distribués aux actionnaires du groupe.

Les salariés de Pernod Ricard, de Vivendi et d’Orange ont également fait gagner plus de 20 000 euros à leurs actionnaires. Pour la moitié des opérateurs et techniciens de l’ancienne France Télécom, qui gagnent moins de 2 950 euros bruts, cela représente sept mois de salaire ! Ils récupéreront cependant l’équivalent d’un mois de salaire au titre de l’intéressement, et se consoleront peut-être en se rappelant que les salariés, via un fonds commun de placement, possède environ 4% des actions d’Orange.

Ces actionnaires qui en profitent le plus

La bourse est un vaste monde. Les petits actionnaires et leurs PEA (Plan d’épargne en actions) y côtoient les grandes fortunes, françaises mais aussi belges, états-uniennes, égyptiennes ou russes. On y croise une multitude de gestionnaires de portefeuilles d’actions des grandes banques françaises ou nord-américaines, des fonds de pension, des fonds souverains norvégiens, koweïtiens ou qataris, des États – la France bien sûr mais aussi l’Italie (dans le capital de ST Micro), l’Allemagne (EADS) ou le Grand Duché du Luxembourg (ArcelorMittal). Les salariés de plusieurs groupes y détiennent, via les fonds communs de placement de leur entreprise, des participations parfois non négligeables : chez Bouygues (23%), Safran (15%), Vinci (10%), Essilor (8%), ou Vallourec (7%) [1] Y apparaissent aussi quelques « humanitaires », comme le fonds britannique « Children’s Investment Fund Management » (Fonds d’investissement pour les enfants) qui possède une petite participation dans le groupe Safran, spécialiste en matière de défense et de drones. Et des multinationales elles-mêmes actionnaires d’autres multinationales. Tous sont unis vers un même objectif : percevoir des dividendes.

Si l’État est loin d’être le dernier à profiter du « coût du capital », plusieurs grosses entités bénéficient pleinement de ce généreux régime de redistribution. Le Groupe Bruxelles Lambert est ainsi présent en force : au sein de Lafarge (20,9%), de Pernod-Ricard (7,5%), de Suez environnement (7,2%), de GDF Suez (5,1%) et de Total (4%). Il s’agit d’une holding détenue par le milliardaire belge Albert Frère et la famille du milliardaire canadien Paul Desmarais, décédé en octobre. Tous deux étaient proches de l’ancien président Nicolas Sarkozy.

Du CAC 40 aux sociétés coopératives

Le groupe Arnault, qui gère les intérêts de la première fortune de France, possède 46,2% de LVMH, qui a reversé 1,4 milliard d’euros de dividendes à ses actionnaires, et 15,6% de Carrefour (en alliance avec Colony Capital, très présent dans Accor). La société Wendel, dans laquelle officie l’ancien président du Medef Ernest-Antoine Seillières, possède 19,4% du groupe industriel Legrand et 17,4% de Saint-Gobain. Cette dernière est l’une des sociétés du CAC 40 les plus généreuses avec ses actionnaires. Ils se sont vu accordés des dividendes équivalent à 91% des bénéfices, soit 700 millions d’euros. Famille Bouygues ou Bettencourt, Financière Pinault... La liste des autres gros propriétaires de capitaux est loin d’être exhaustive.

Dans un monde parallèle au capitalisme financier, une autre répartition des richesses est à l’œuvre. Tout n’est pas parfait au sein des 2 000 sociétés coopératives et participatives (Scop) qui existent en France. Mais un autre partage de la valeur créée y est pratiquée entre détenteurs du capital et les 43 800 salariés qui y travaillent. « En 2011, 43,2 % des excédents nets ont été distribués aux salariés sous forme de participation, 44,1 % ont été mises en réserve et 12,7 % ont rémunéré le capital investi dans les entreprises », explique la Confédération générale des Scop. L’État actionnaire pourrait, au moins, s’en inspirer.

Ivan du Roy

Tableau : Mathieu Lapprand via Datatables

Photo : via NYSE Euronext

Voir aussi notre enquête : Ecarts de rémunérations entre salariés et PDG : quelles sont les entreprises françaises les plus inégalitaires ?


Méthodologie du tableau

Pour élaborer ce classement, l’Observatoire des multinationales et Basta! ont étudié les documents de référence 2012, remis à l’Autorité des marchés financiers, de 47 grandes entreprises cotées. Nous avons comparé le montant des dividendes versés au résultat net, équivalent au bénéfice après impôt, de chaque entreprise. Cela permet de donner une idée des choix des dirigeant d’entreprise : favoriser la rentabilité financière à court terme ou consacrer davantage de bénéfices à de nouveaux investissements futurs.

Nous avons ensuite rapporté ces dividendes à l’effectif salarié du groupe dans le monde pour donner une idée des dividendes généré par chaque employé. Et pour que celui-ci constate, au vu de son salaire, la part de la richesse créée qui part rémunérer le capital. Exemple ? Un ouvrier de Renault au Smic générera presque l’équivalent de deux mois de son salaire en profits pour les actionnaires.

Précisons que les grands groupes non cotés en bourse ( comme Auchan) n’ont pas l’obligation de publier leur document de référence. Ils n’apparaissent donc pas dans ce panel.

Notes

[1Des fonds communs de placement existent dans plusieurs autres grandes entreprises mais ils dépassent rarement les 5% du capital.