Régulation

« Devoir de vigilance » : une loi pour protéger les oubliés de la mondialisation néo-libérale

Régulation

par Ivan du Roy

La loi instaurant un « devoir de vigilance » pour les multinationales françaises en matière sociale et environnementale, a finalement été votée ce 30 mars. Si la gauche dans son ensemble s’est prononcée en faveur du texte, la droite s’y est opposée au nom de « la compétitivité » des entreprises. Ce texte est pourtant censé apporter une réponse à des catastrophes comme celles du Rana Plaza au Bangladesh, ou à de futurs drames sociaux et pollutions environnementales dans lesquels seraient impliquées des grandes entreprises françaises. Des inquiétudes demeurent également quant à la volonté du gouvernement et du ministre de l’économie Emmanuel Macron de faciliter sa mise en œuvre.

La régulation de la mondialisation n’intéresse pas grand monde à l’Assemblée nationale. En tout cas si l’on mesure l’intérêt des députés à leur présence dans l’Hémicycle lorsque ce sujet est discuté. Ils étaient environ 25 – sur 577 députés – en cette soirée du 30 mars à débattre de la proposition de loi sur les « sociétés mères et entreprises donneuses d’ordre ». Le texte instaure un « devoir de vigilance » pour les grandes entreprises multinationales vis-à-vis de leurs sous-traitants, en France comme à l’étranger, en matière sociale comme environnementale.

Cette loi est « l’aboutissement d’un gros travail commun entre associations, syndicats et élus », rappelle Nayla Ajaltouni, du Collectif de l’éthique sur l’étiquette. A l’Assemblée, trois députés se sont particulièrement investis dans la rédaction du texte : Danielle Auroi, députée écologiste du Puy-de-Dôme, Dominique Potier, député socialiste de Meurthe-et-Moselle et Philippe Nogues, député socialiste du Morbihan. Mais la faible participation en séance « n’envoie pas un signal très positif aux citoyens », observe Nayla Ajaltouni.

Les victimes du Rana Plaza toujours pas indemnisées

Face à des drames comme celui du Rana Plaza, au Bangladesh, cette loi constitue pourtant « un début de réponse », selon son rapporteur, Dominique Potier (lire notre entretien). Le 24 avril 2013, cet immeuble d’une banlieue industrielle de Dacca, abritant des ateliers textiles, s’effondrent, provoquant la mort de 1138 personnes, en majorité des ouvrières, et plus de 2000 blessés. Les employés y confectionnaient des vêtements pour des grandes marques occidentales. Un fonds d’indemnisation des victimes et de leurs familles a bien été créé sous l’égide de l’Organisation internationale du travail (OIT). Mais les entreprises concernées par le drame y abondent de manière volontaire, selon leurs propres critères, et sans obligation de divulguer les montants.

A ce jour, seuls 21 millions de dollars ont été versés sur les 30 millions nécessaires à une « indemnisation juste et complète » des victimes et de leurs familles. Gap et Walmart ont contribué ensemble à hauteur de 2,2 millions de dollars, la marque irlandaise Primark pour un million et l’allemand C&A pour 690 000 dollars. Côté français, le groupe Auchan a signé un chèque d’1,5 million de dollars, Camaïeu n’a pas souhaité divulguer le montant de sa contribution – comme la majorité des marques concernées – et Carrefour refuse toujours d’y abonder. La lenteur du processus et les tergiversations des grandes entreprises ont des effets plus que douloureux au Bangladesh : deux ans plus tard, des centaines de victimes attendent encore d’être indemnisées.

Plan de vigilance

C’est le cas de Yonour (en photo), une adolescente de 15 ans à l’époque, qui travaillait avec sa mère au sein d’un atelier textile du Rana Plaza. Sa mère est morte sous les décombres, Yonour a perdu partiellement l’usage de ses jambes. Depuis l’effondrement, elle est hospitalisée dans un centre de réhabilitation pour paralysés, financé par la Croix Rouge, à quelques centaines de mètres du lieu du drame. « En tant qu’aînée de la famille, Yonour se sacrifiait pour que ses frères et sœurs aillent à l’école. Il y a encore quelques mois, elle ne percevait absolument aucune indemnisation », témoigne Anne Gintzburger, qui l’avait rencontrée lors de la réalisation de son documentaire « Les damnés du low cost ». L’histoire de Yonour inspire également un spectacle – une pièce de théâtre et un documentaire (« Je ne vois que la rage de ceux qui n’ont plus rien ») – qui sera présentée le 24 avril à Lille, date commémorative de la catastrophe industrielle.

La loi qui vient d’être adoptée devrait mettre fin à cette impunité, et éviter que de tels drames humains ne se reproduisent, en tout cas là où des entreprises françaises sont impliquées. Elle oblige les entreprises à mettre en œuvre un « plan de vigilance » censé prévenir les risques d’atteintes aux droits humains, à la santé des travailleurs, à l’environnement, ainsi que « les comportements de corruption ». Ce plan de vigilance concerne les activités de leurs filiales ainsi que leurs sous-traitants et fournisseurs. En cas de problèmes graves dans leurs chaînes de sous-traitance, la justice française pourra donc être saisie.

Amende de dix millions d’euros

S’il est démontré que l’entreprise a failli dans son devoir de vigilance, elle risque une amende de dix millions d’euros. « La loi ouvre aussi la possibilité aux victimes d’obtenir réparation », précise Nayla Ajaltouni. « Mais ce sera, pour elles, un parcours du combattant. » Il incombera aux victimes de démontrer que l’entreprise n’a pas mis en œuvre les moyens nécessaires pour éviter un drame, et non à l’entreprise de prouver qu’elle a tout fait pour l’éviter.

Car la loi a été édulcorée. La première version, débattue le 29 janvier, a été renvoyée en commission suite à l’hostilité du gouvernement, sensible au lobbying du Medef et de l’Association française des entreprises privées (Afep), qui défend les intérêts des grands groupes. Être soumis à un minimum d’obligations en matière de responsabilité sociale et environnementale n’est pas du goût des grands patrons : « Nous avons très peur que cette proposition de loi débouche de nouveau sur des contraintes imposées à des sociétés françaises », a critiqué Pierre Gattaz, président du Medef, le 17 mars. « Cette loi ne met en œuvre que ce que les entreprises du CAC 40 proclament déjà. Si elles sont autant vertueuses qu’elles le disent, cela ne devrait pas les mettre en danger », répond Nayla Ajaltouni.

Effets « néfastes » pour la compétitivité ?

La version « light » du devoir de vigilance ne s’appliquera qu’aux entreprises qui comptent plus de 5 000 salariés en France, ou 10 000 à l’étranger. Le secteur du textile n’est pas le seul concerné. Vinci, avec ses filiales au Qatar accusées de recourir à des formes de travail indigne, ou Total, pour ses activités polluantes au Nigeria, y seront également soumis. Mais ce critère d’effectif permet au pétrolier Perenco, mis en cause en Amazonie et en Afrique, ou à l’entreprise textile Camaïeu, dont des sous-traitants étaient présents au Rana Plaza, d’échapper à ce « devoir de vigilance ».

Le 30 mars, le texte a été voté grâce à l’ensemble de la gauche. « À l’heure actuelle, les entreprises françaises sont légalement responsables vis-à-vis de leurs salariés, mais pas vis-à-vis de ceux qui travaillent pour leurs sous-traitants. Certaines entreprises ont certes adopté des codes de bonne conduite, des chartes éthiques, mais nous savons que cela reste très insuffisant pour lutter efficacement contre ce dumping social et environnemental de grande ampleur », a fait valoir André Chassaigne, député Front de gauche du Puy-de-Dôme. L’argument n’a pas convaincu l’UMP ni les centristes de l’UDI qui ont voté contre [1]. « Toutes ces incertitudes nous font craindre des effets particulièrement néfastes pour la compétitivité des entreprises françaises », a critiqué Jean-Marie Tetart, député UMP des Yvelines (lire le compte-rendu des débats). Les effets « néfastes » pour les familles du Rana Plaza ne semblent pas peser bien lourd.

Même édulcoré, le texte est salué par les organisations non gouvernementales comme « un premier pas historique ». « Pour la première fois la responsabilité des multinationales est reconnue », plaide Juliette Renaud, des Amis de la terre. Reste que cette étape initiale n’est pas encore véritablement franchie. La loi doit suivre son chemin parlementaire et passer devant le Sénat, en majorité à droite, avant de revenir à l’Assemblée. Sa mise en œuvre sera ensuite soumise à des décrets d’application. « Elle risque encore d’être affaiblie », s’inquiète Juliette Renaud. La rapidité de son parcours parlementaire et les décrets qui s’ensuivront montreront le niveau d’engagement du gouvernement et du ministre de l’Économie et de Finances, Émmanuel Macron, sur ce sujet. Ou mettra en lumière l’ampleur de leur indifférence pour les oubliés de la mondialisation.

Ivan du Roy (@IvanduRoy sur twitter)

Photo : © Chasseur d’étoiles

Notes

[1La loi n’a pas semblé intéresser les deux élus FN, qui étaient absents.