Conditions de travail

Call-centers : la précarité au bout du fil

Conditions de travail

par Ludovic Simbille

Cadences infernales, stress, flicage, objectifs de vente insensés : les pratiques managériales dans les centres d’appels induisent mal-être, souffrances, voire maladies parmi les salariés. Des dizaines de téléopérateurs du monde entier sont venus échanger sur leurs conditions de travail lors d’un « colloque international des centres d’appels » organisé à Saint-Denis début avril. L’occasion de dresser le tableau d’un secteur qui sert de laboratoire à l’oppression managériale.

De 100 à 350 appels par jour. C’est le nombre de coups de fil que passe Juan José Rodriguez Garcia sous son casque-micro. Depuis 2005, ce syndicaliste de la CGT Espagne, travaille pour la société Unisono, prestataire d’Orange, de McDonald, de Gasnatural… Juan n’est pas le seul à connaître ce rythme effréné. Venus de France, d’Argentine, d’Espagne, de Tunisie, du Maroc, de Madagascar, d’Afrique du Sud, des dizaines de téléopérateurs ont parlé de leurs conditions de travail lors d’un « colloque international des centres d’appels » organisé à Saint-Denis (93) [1] : les cadences infernales, le stress, le flicage, les pressions à la vente, l’individualisation salariale. « Les problématiques sont les mêmes mais à des degrés différents », constate Andréa [2], employée chez un spécialiste français de la relation client.

Un secteur florissant

« SAV » (service après-vente), hotline, abonnements, fidélisation, offres promotionnelles en tout genre : la plupart des entreprises possèdent leur service de « relation client ». Qu’ils soient gérés en interne ou externalisés auprès des leaders du secteur (Teleperformance, b2s, Armatis, Sitel), les bureaux « en marguerite » des centres d’appels fleurissent aux quatre coins du monde. Tous secteurs confondus : banques, assurances, fournisseurs Internet, transports en commun, commerce… Avec 7 milliards d’euros de chiffres d’affaires, le secteur est en pleine expansion depuis une dizaine d’années. Mais à l’autre bout du fil, les salariés tirent la langue et la sonnette d’alarme. En proie à un management digne du début du XXe siècle.

Avec des horaires décalés, rémunéré au salaire minimum – dans les pays où un tel salaire existe –, le métier de téléopérateur attirait plutôt des étudiants. Le chômage aidant, le secteur devient peu à peu un pis-aller. Dans une Espagne en crise, nombre de femmes de 45 ans en reprise d’activité s’orientent, faute de mieux, vers les « call-centers ». Au Sénégal, c’est « la seule opportunité des 15 000 à 20 000 jeunes qui sortent du système scolaire », constate le sociologue Benoît Tine. On compterait en France 273 000 salariés au sein de 3 500 centres d’appels. Beaucoup sont des enfants d’immigrés issus des quartiers populaires. Parce qu’ils peuvent travailler tout en demeurant invisibles, analyse l’inspecteur du travail Jacques Dechoz. « The Voice » loin des écrans de TF1… Une nécessaire maîtrise de la langue et des outils informatiques incite les entreprises à faire appel à une main-d’œuvre relativement qualifiée. Des bac + 2, des bac + 4. « En Inde, ce sont des ingénieurs », précise un syndicaliste belge.

Pas de « pause vocale »

« On est continuellement en train de parler, on n’a pas le temps de prendre des pauses vocales », déplore Patricia, salariée de la société Sitel à Bruxelles. En cause : le procédé du « call-back ». En l’absence d’appels, l’ordinateur compose automatiquement le numéro d’un client placé en attente. De quoi rester assis sept à dix heures devant un écran avec seulement vingt minutes de pause-déjeuner. Idem pour les pauses-toilettes, contrôlées et chronométrées. En Suisse, celui qui veut aller aux toilettes doit poser sur son bureau une bouteille qu’il a prise sur la table du superviseur. S’il y a trop de pauses, la direction diminue le nombre de bouteilles. On assiste alors à une « danse de bouteilles » chez les salariés, constate le chercheur Nicolas Cianferoni.

Le plateau téléphonique ressemble à un panoptique. Tout est surveillé à coups d’appels enregistrés et de « clients mystères » – des personnes payées par la société pour se faire passer pour un client. « On peut avoir des dizaines de logiciels espions qui peuvent même espionner le mouvement de la souris. Il suffit d’y mettre les moyens », a constaté l’inspecteur du travail Jacques Dechoz.

Ne pas faire un travail de qualité

Cette mise sous contrôle s’effectue au service d’objectifs de rentabilité. Les statistiques individuelles sont ainsi régulièrement vérifiées par un entretien personnalisé. Chez Orange, les objectifs commerciaux ont augmenté de 76 % entre février et mars pour faire face à l’arrivée de Free, indique une déléguée syndicale de SUD : « Il faut vendre à tout prix. » Andréa subit la même pression : « À chaque appel on doit faire un rebond commercial. ».

Ces objectifs de vente sont souvent inatteignables et contradictoires avec la limitation de durée d’appel. Deux à quatre minutes maximum par client. Par souci d’efficacité. Pas question d’échapper au mot-à-mot du script qui dicte le discours des téléopérateurs. « Si tu as des communications trop longues, on va te dire que tu fais de la surqualité, enrage Antoine, chargé de clientèle. Effectivement, tu as détaillé le forfait pour que le client ne se fasse pas plumer ; ça déplaît. »

Des primes en chocolats ou des carambars ?

Et si les salariés perdent leur motivation, les managers savent booster leur pool. Juan José Rodriguez parle de prime d’un ou deux euros pour toute vente de mobile ou produit bancaire. « C’est misérable pour tout l’argent que tu fais gagner à Unisono. » Soit 110 millions d’euros de chiffre d’affaires. « En Espagne, il y a une crise, mais pas pour les entreprises. »

En Suisse, production locale oblige, les accros du combiné ont droit à un chocolat s’ils réussissent une vente, raconte une salariée. Au service fidélité d’Orange à Rennes, on opte plutôt pour des Kinder ou des Carambar. Et les salariés doivent répondre à des « challenges », comme se déguiser sur les plateaux, histoire de développer la convivialité d’entreprise. Ambiance superhéros avec l’équipe Goldorak, Nono le petit Robot ou Superman. Pour savourer cet instant convivial, Batman et ses collègues apportent à manger à leurs frais. « Pendant qu’on prend des appels, les managers vont bouffer. Après, il y a un jury composé de managers et de RH, ils élisent le meilleur déguisement, la meilleure animation », raconte une salariée.

Mamadou alias François Dubois

En dépit du comportement agressif de certains clients, la bonne humeur est de mise. « On doit afficher le sourire », souffle Andréa. Parce que « le sourire s’entend » au téléphone, comme le proclament des affiches internes d’Orange. Selon Andréa, les directives commerciales oublient que les entreprises sont faites d’hommes et de femmes aux personnalités et à l’élocution différentes. Tout doit être uniforme. Les téléconseillers sénégalais reçoivent des formations pour neutraliser leur accent. Et doivent tous se faire appeler François Dubois au lieu de leur vrai prénom. « On est censés être à Paris, non dans la savane africaine », précise Benoît Tine. Ce sociologue, auteur d’une étude comparée de centres d’appels entre France et Sénégal, y voit une façon de renoncer à soi-même au profit de l’entreprise. « On veut faire des êtres numériques », résume un syndicaliste belge. Sauf que les souffrances des travailleurs liées à cette exploitation ne sont pas virtuelles.

L’organisation du travail en centre d’appels est un mélange de taylorisme traditionnel et de mobilisation des subjectivités, selon la description de Danièle Linhart, sociologue du travail. Une sorte « d’usine informatisée » pour reprendre les mots d’un chargé de clientèle. L’inspecteur du travail Jacques Dechoz, qui a suivi des centres d’appels pendant quatre ans, distingue plusieurs types de gestion. Sur les centres internes, la technologie de contrôle est plus affinée, dit-il : « Ils font plus d’infantilisation. La quintessence, c’est France Telecom. » Tandis que les centres sous-traitants, comme ceux de Téleperformance, restent « plus primaires ». « La gestion des ressources humaines y est plus barbare. C’est pas le chocolat, c’est pas la carotte, c’est le bâton. »

Les salariés décrochent

« Pétages de plomb » et « crises de larmes » : les salariés craquent sur les plateaux. Une femme a même perdu ses cheveux, se souvient Nevin Demirtas, syndicaliste néerlandaise. Une autre, atteinte d’un cancer, s’allongeait par terre alors que son patron l’enjambait. « Psychologiquement, c’est très difficile parce qu’il y a contradiction des émotions. On doit afficher l’empathie alors qu’on ressent des émotions complètement différentes : le stress, la fatigue, la colère. » Pour Danièle Linhart, les personnes mobilisent leurs affects et cherchent des modalités qui font sens pour montrer au client qu’il n’a pas une machine au bout du fil.

Pour faire face au stress et aux cadences, de nombreux téléopérateurs consomment des médicaments, de l’alcool et des psychotropes. Exemple en Afrique du Sud, où certains prennent leurs doses pendant les heures de travail. L’absentéisme reste une autre échappatoire récurrente, que le chercheur Nicolas Cianferoni associe à une forme de résistance à l’organisation de travail. Mais qui impacte les autre salariés.

Un fort turnover

Car les téléopérateurs trinquent aussi physiquement. L’étude de l’INRS, organisme généraliste en santé et sécurité au travail, sur les conditions de travail en centre d’appels fait état de troubles digestifs, du sommeil ou de troubles musculo-squelettiques (TMS) liés aux espaces de travail exigus, aux postures devant l’écran clignotant, aux tâches répétitives, à l’anxiété, au bruit ambiant… Des cas de surdité ou de suivi psychiatrique apparaissent en Tunisie, où la présence des salariés en call-center peut aller jusqu’à 48 heures par semaine en prise d’appels. Patricia, pour sa part, est devenue « victime de la voix » et ne peut plus travailler au téléphone. Un des enjeux actuels pour les syndicats est de faire reconnaître ces maladies comme professionnelles.

Conséquence de ce sombre catalogue, le turnover est élevé. Autour de 20 % à 30 %, voire 50 % dans certains centres. Ironie du sort, nombre d’entreprises se vantent de ne pas licencier. Pas étonnant, les salariés, souvent en CDD, démissionnent ou voient leur contrat non renouvelé. Quant aux syndicalistes, « la porte leur est grande ouverte. On ne leur demande qu’une chose, c’est de se barrer », ironise la déléguée de SUD Rennes. Pourtant, avoir une telle rotation de main-d’œuvre n’est pas une volonté patronale, assure Jean-François Astier, un manager invité à la bourse du travail de Saint-Denis.

Un management inévitable ?

Pourquoi donc recourir à de telles méthodes de management ? Alors même que le management moderne se targue de les avoir abandonnées en favorisant l’autonomie, l’initiative. Le superviseur du centre d’appels répercute les pressions économiques qu’il subit du donneur d’ordres comme du client. « À partir du moment où on est là pour verser des dividendes, la logique financière prend le pas sur la logique sociale », explique Jean-François Astier. Quant aux pratiques, elles sont héritées d’autres secteurs comme la distribution. Il y aurait un effet de consanguinité des dirigeants qui passent d’une enseigne à une autre en reproduisant les schémas. Ce que confirme un téléconseiller : « On a l’impression qu’ils sont du même moule, qu’ils ont tous fait la même école. Ça tire vers le bas, il n’y a pas d’innovation. »

Tous ceux qui dirigent ne se rendent pas compte de la pression, assure le consultant en management. En réalité, beaucoup de managers de plateau ont eux-mêmes été téléopérateurs. « S’il a vécu un management coercitif, le manager va avoir tendance à reproduire le modèle en cas de stress, de panique. » Pourtant, des aménagements sont possibles, selon François Cochet, expert santé au travail au cabinet Secafi (proche de la CGT). Simplifier les tâches en limitant les applications informatiques, multiplier les personnes soutiens aux téléconseillers, augmenter la fréquence des pauses et allonger leur durée… De tels aménagements sont expérimentés au sein de l’unique centre d’appels en coopérative, A cappella, à Amiens.

Mais la difficulté, admet le manager, est de réunir les différents acteurs. Notamment les représentants des organisations syndicales, pour modéliser de nouvelles pratiques. C’est bien l’avis des salariés et des syndicalistes présents : s’inviter à la table des négociations en tissant des solidarités internationales et en inventant des luttes collectives. « Téléopérateurs de tous pays, unissez-vous ! », ont conclu les participants au colloque. Le seul appel à mettre sur écoute.

Ludo Simbille

Une : source

Photo : CC Brandon King, Call center, Denver, Colorado

P.-S.

Voir notre dossier sur les conditions de travail

Notes

[1À l’initiative de la CGT société d’études et de SUD PTT, début avril, à la bourse du travail de Saint-Denis.

[2Certains prénoms ont été modifiés.