Les tensions entre certaines parties du cortège de tête et les syndicats ne sont pas nouvelles. Les manifestations de cet hiver, contre la loi « Sécurité globale », avaient déjà donné à voir un spectacle assez pathétique, avec les attaques de certains camions syndicaux et les réactions binaires qui s’en sont suivies, signe d’une tension grandissante dans les cortèges. Ce qu’il s’est passé le 1er mai n’a donc rien de très surprenant . Et pourtant, ça n’en est pas moins attristant.
Je ne suis pas certaine de savoir si ce qui me choque le plus ce sont les images de l’attaque sur le service d’ordre de la CGT (SO), ou bien les réactions qu’elles ont suscitées au sein de la gauche. Les accusations graves, les injonctions à se positionner, les termes malaisants (« décompos »), les qualifications grotesques d’une forme organisationnelle ou d’une autre. Toutes les petites boîtes étriquées dans lesquelles une grande partie de notre camp semble décider à se trier lui-même, comme s’il n’avait rien de mieux à faire, comme si c’était ça l’urgence. Ou peut-être parce que, lorsqu’on est devenu.es inaptes à opérer le moindre changement social, il est plus facile de concentrer sa critique sur ce qui est à notre portée et y rejeter la faute. Et entre toutes ces grandes catégories en carton que nous nous échinons à édifier s’échappent la nuance, la complexité, la capacité à habiter les contradictions, conditions pourtant nécessaires à l’élaboration politique collective.
Comprenons-nous bien : les attaquants de la CGT se sont comportés comme des ennemis, et il est de plus en plus clair, au fil des jours, que c’est définitivement ce qu’ils sont. Mais, lorsqu’il s’équipe de battes de baseball ou de matraques pour s’en servir contre les manifestant
es, le SO de la CGT ne fait pas mieux ; en tout cas il entre dans une logique similaire, celle de s’arroger le droit de faire le ménage de force, selon son bon désir (lequel ne manquera pas d’être largement argumenté). Et aucun de ces deux comportements ne résume ni le cortège de tête, ni les Gilets jaunes, ni la CGT.Nous nous révélons le plus souvent inaptes à penser stratégiquement plutôt que moralement ou en fonction de nos identités politiques
Une des premières conclusions qui saute aux yeux – puisqu’il faut bien essayer d’en tirer, passé l’accablement –, c’est notre incapacité à nous qualifier nous-mêmes, en tant que camp, et ce qui le compose, dans sa diversité. Celles et ceux qui se lancent dans la critique des syndicats, des organisations politiques ou du cortège de tête, comme autant d’ensemble homogènes fantasmés à partir de ce qu’ils en perçoivent (par les modes d’action, l’histoire ou les revendications), ne disent souvent rien d’autre que leur méconnaissance des dynamiques qu’ils cherchent à qualifier, leur incapacité à les reconnaître pour ce qu’elles sont : complexes et traversées elles aussi de contradictions.
La pensée binaire (violence / non-violence, légal / illégal), les idées toutes faites qui forgent nos appartenances politiques et nourrissent des dissensus dont nous ne vérifions jamais la raison d’être, tout cela n’en finit plus d’alimenter nos défiances, d’affaiblir notre capacité à faire front commun. Nous nous révélons le plus souvent inaptes à penser stratégiquement plutôt que moralement ou en fonction de nos identités politiques. Tout se passe comme si, dans cette période où l’extrême droite et ses idées ne cessent de gagner en puissance, on pouvait se payer le luxe de régler nos différends historiques à coups de poing. De considérer absolument toutes nos divergences comme fondamentales. Comme si l’enjeu, c’était l’alignement total de nos pratiques avant la lutte contre le fascisme qui vient. Et, à force de souffler sur les braises de ce qui nous fracture, on finit par en désirer l’affaiblissement de notre camp par sa division continue.
Pourtant, l’organisation politique, les luttes, les insurrections se sont toujours structurées autour d’une multitude de formes d’organisation. Selon leur classe, là où ils vivent et travaillent, leurs attachements et leurs affinités, les gens mobilisent différents outils, différentes grilles de lecture. Nous sommes avant tout les fruits de parcours et même si nous sommes mu.es par des idéaux ou des convictions, ceux-ci sont, au moins en partie, circonstanciels. Et la bonne nouvelle, si l’on choisit de s’en saisir de façon active, c’est que nous sommes aussi en constante évolution. La transformation arrive par la combinaison de rapports de force et de travail relationnel : dans l’organisation collective, l’expérimentation, la fabrication de complicités et d’attachements qui échappent aux logiques de chapelle, et le travail de long terme.
Évidemment, nos affinités politiques et espaces d’organisation sont traversés de conflits, de rapports de force, il ne s’agit pas de le nier, ni de dire qu’il faudrait les évacuer. Et oui, la composition est un travail difficile et ingrat, et il y a des trahisons. Mais à quel moment est ce que nous nous sommes mis.es à croire que l’on pouvait s’en passer ? Quel genre d’enfants privilégiés sommes-nous pour croire que nous pouvons continuellement pinailler et remettre la construction à plus tard ? L’Histoire se précipite sur nous la gueule ouverte et nous sommes trop occupé.es à nous chamailler.
Chercher ce qui donne de la joie et de la puissance au-delà de la binarité fatigante du défiler/casser
Reprendre la rue face au fascisme et à l’autoritarisme de l’État est crucial, et personne ne sait de façon totale comment s’y prendre. Nous n’avons pas ni n’aurons jamais des formes homogènes d’action politique, mais nous pouvons a minima essayer de les penser ensemble. Si nous nous en donnions les moyens, nous pourrions commencer par reconnaître l’inefficacité des modes d’actions consacrés, au premier rang desquels les manifs (voir à ce sujet l’analyse de l’historien Samuel Hayat sur twitter). Nous pourrions aussi discuter de la pertinence des actions offensives, de l’opportunité des moments et lieux où elles se mènent, de ce qu’elles construisent et de ce qu’elles défont. Nous pourrions chercher ce qui donne de la joie et de la puissance au-delà de la binarité fatigante du défiler/casser.
Nous pourrions même (je vais loin) tenter de chercher les principes qui soutiennent le commun : aucun mode d’action ne devrait s’imposer sans discussion s’il affecte plus largement que celles et ceux qui l’ont choisi ; la valorisation de comportements virilistes, d’un rapport au monde qui figure l’affrontement physique comme unique option de résistance n’est pas désirable voire dangereux ; l’emploi de la force d’une partie du cortège sur une autre, sauf infiltration avérée, n’est pas acceptable ; les modes d’action doivent se penser de façon contextuelle et plurielle, de façon à laisser sa place au plus de monde possible ; l’efficacité d’une action se considère sur le temps long, par sa capacité à amener un réel rapport de force autant que par les dommages qu’elle peut causer au mouvement en terme de répression, etc. Nous pourrions tenter de tirer les fils d’une réappropriation véritablement collective de la rue. Nous pourrions tenter de stimuler une culture politique qui valorise la capacité à construire des fronts larges, par la base, avec le travail long et ingrat que cela implique. Un genre de culture qui porte un peu plus haut une idée du commun et nous amène à mettre en perspective nos priorités.
Sortons de nos habitudes, de nos espaces, ne nous satisfaisons pas des idées toutes faites que nous avons sur tel ou tel camp, soyons plus intelligent.es que cela. Non pas au nom d’une morale supérieure mais par sens des responsabilités, parce que nous n’avons vraiment pas d’autre choix. Et si vous me trouvez naïve ou trop idéaliste je vous invite à visionner à nouveau les images du 1er mai parisien et à me dire si l’alternative vous paraît désirable. Ça n’amuse personne de se confronter à celles et ceux dont les idées ou les pratiques nous paraissent erronées, voire nous gênent. Ça n’est évident pour personne de trouver le dénominateur commun quand nos rapports au pouvoir, à l’organisation, peuvent diverger autant. Mais combien de temps allons-nous continuer d’agir comme si nous pouvions refuser de faire ce travail ?
Juliette Rousseau
Photo : lors du 1er mai à Paris / © Serge d’Ignazio