Mouvement ouvrier

« L’idée que les revendications écologiques seraient des préoccupations de riches est fausse »

Mouvement ouvrier

par Samir Tazaïrt

Pour les classes populaires, les ouvriers ou les employés, l’écologie ne serait que « punitive ». L’historien Renaud Bécot démonte cette construction idéologique au regard des nombreuses mobilisations ouvrières et écologistes.

Basta!  : Les luttes environnementales ont-elles toujours été déconnectées du monde du travail ?

Renaud Bécot : Il a existé au fil de l’histoire des mobilisations fortes dans les mondes ouvriers sur des questions environnementales, même si elles ne découlaient pas nécessairement de la définition qu’on peut avoir aujourd’hui de l’environnement.

Renaud Bécot
Renaud Bécot est maître de conférences en histoire à Sciences Po Grenoble.
©DR

Quand on pense politique environnementale, on pense aujourd’hui d’abord protection de la nature. C’est une définition restreinte souvent centrée sur les intérêts de grandes organisations non gouvernementales, composées sociologiquement, pour le dire très vite, de classes moyennes ou supérieures. Cependant, une partie des mondes ouvriers s’est mobilisée pour essayer de défendre une certaine forme de politique environnementale.

Je pense par exemple, dans les années 1960 et 1970, aux luttes contre les nuisances de l’industrie pétrochimique autour de l’agglomération de Rouen, ou à Lyon autour de la raffinerie de Feyzin, dans ce qu’on nommait à l’époque le couloir de la chimie. Il y a également eu des luttes syndicales pour rendre accessibles des espaces naturels aux classes populaires, y compris dans les grandes agglomérations, à l’image des bords de l’Erdre, à Nantes et dans sa périphérie, en partie privatisée par de grandes propriétés nantaises depuis le 19e siècle, mais où des syndicats se sont mobilisés pour rendre accessibles les berges de la rivière au tournant des années 1960 et 1970.

À quel moment la question environnementale fait-elle son entrée dans le mouvement ouvrier ?

Il est difficile d’affirmer qu’il y aurait eu un seul moment bien particulier. Il est plus intéressant de raisonner de manière non linéaire et de voir plusieurs moments d’émergence de ces questions dans le mouvement syndical. Quand on se penche sur la question de la santé au travail, il y a plusieurs périodes qui, parfois, recoupent des phases de luttes contre la pollution industrielle, donc avec un aspect environnemental.

Au cours de la première moitié du 19e siècle, on assiste à toute une série de convergences entre réflexion sur l’aménagement des cités ouvrières et l’intégration de la nature en ville chez les penseurs des socialismes utopiques. C’était bien avant la création d’un mouvement syndical tel qu’on l’entend aujourd’hui. À la fin du 19e, on a des luttes contre les poisons industriels, portées par des syndicalistes souvent minoritaires dans leurs organisations, ainsi que par certains médecins.

Ces luttes se déploient à la fois dans l’espace de travail mais aussi dans sa périphérie, et plus tard celles des allumettières contre les contaminations au phosphore, notamment lors d’une séquence de grèves entre 1892 et 1895, qui marque plusieurs entreprises en Seine-Saint-Denis, en Gironde, ou dans le Maine-et-Loire.

On peut aussi penser aux mobilisations ouvrières et médicales contre le saturnisme qui se répètent à plusieurs reprises au cours du19e siècle. Ces mobilisations culminent avec des épisodes de grèves des peintres en bâtiment en 1905 et 1906, qui utilisaient de la céruse, dans laquelle se trouvait du plomb, provoquant le saturnisme. Cette séquence ouvre la voie à l’adoption d’une loi interdisant l’usage de la céruse dans les travaux de peinture en 1909.

Des sujets comme l’amiante, les cancers professionnels, la santé au travail, concernent à la fois les travailleurs et l’écologie. Comment expliquer qu’ils n’aient pas permis plus tôt de fédérer ces deux courants ?

Il y a eu une convergence entre les premiers courants qui se sont revendiqués de l’écologie politique dans les années 1970 et les courants syndicaux qui pouvaient porter les luttes pour la santé au travail. En 1974, René Dumont, premier candidat écologiste à une élection présidentielle, se rend dans des usines dans lesquelles des ouvriers manipulent du plomb, à Marseille en particulier, pour les rencontrer et leur apporter son soutien. On voit alors que dès la première campagne présidentielle d’un candidat qui se réclame de l’écologie politique, cette question est présente voire inévitable. Cela s’explique notamment par la centralité du monde ouvrier dans la société française et dans l’imaginaire politique de cette période.

Dans les années 1970, des organisations écologistes débattent avec des organisations syndicales, sans forcément être en accord sur tout. Pensez aux mobilisations contre le programme d’équipement nucléaire de 1974. Lorsqu’il a été annoncé, des relations se sont nouées entre la CFDT et des associations comme les Amis de la Terre, jusqu’à organiser une grande campagne de pétition nationale en 1977. Cette campagne a eu un retentissement médiatique très important.

Dans les années suivantes, des connexions sont faites sur la question de l’amiante, toujours. Même des employés de la Fonction publique, exposés à l’amiante dans leurs bureaux, se sont mis en contact avec des militants écologistes. Au début des années 1990, ces luttes ont abouti à la constitution d’un réseau européen pour l’interdiction de l’amiante à l’initiative d’eurodéputés écologistes. Ce réseau a participé à accélérer les lois d’interdiction de l’amiante dans plusieurs pays européens, dont la France [depuis 2002, 100 000 victimes de l’amiante ont été indemnisées en France, ndlr].

Ces convergences ont donc existé mais ont fini par se dénouer en partie dans les années 1990, et encore plus dans les années 2000. À tel point qu’aujourd’hui, lors de la campagne électorale pour l’actuelle présidentielle, les sujets liés aux questions de santé au travail ou de régulation des risques industriels ont été quasi-inexistantes, même dans la campagne de Yannick Jadot. Il existait pourtant un chapitre sur la transformation du travail dans son programme, mais ce ne sont pas des questions qui ont été mises en avant.

Quel rôle jouent les syndicats dans l’émergence du mouvement climat ?

Après les années 1970, les questions environnementales ont été comme éclipsées du mouvement syndical. Il faut attendre la fin des années 1990 et le début des années 2000 pour voir la question environnementale y revenir, en particulier à travers l’engagement syndical dans les mobilisations altermondialistes.

C’est notamment le cas de la CGT ou de l’union syndicale Solidaires, qui ont pris part aux premiers sommets altermondialistes, comme le Forum social de Porto-Alegre (2001) et le Forum social européen de Paris et Saint-Denis (2003), moments où des discussions ont pu s’établir entre certaines fractions des organisations syndicales et certaines associations écologistes.

Ce qui les a conduit à investir assez tôt la question climatique. La CGT, Solidaires et la FSU ont contribué à préparer le contre-sommet de la Conférence internationale sur le climat (Cop) de Copenhague en 2009. Lors des Cop suivantes, ces organisations ont participé à une mobilisation de la société civile encore plus massive qu’à Copenhague.

À partir de ce moment, les organisations syndicales ont repris en main les questions environnementales et climatiques. Ce qui me semble transformer beaucoup l’action syndicale en France sur les questions environnementales, ce sont les coalitions qui se sont nouées, plus particulièrement « Plus jamais ça » depuis le début 2020 [1].

L’action syndicale a donné une visibilité parfois très symbolique à certaines luttes. On peut penser à la lutte concernant la raffinerie de Grandpuits ou aux mobilisations menées par les travailleurs des entreprises de l’aéronautique à Toulouse, qui cherchent à penser les transformations possibles pour ce secteur industriel.

L’image de luttes écologiques comme des « mobilisations de riches », qui ne prennent pas en compte les populations précaires et les travailleurs, est-elle ancienne ?

L’idée que les revendications, mobilisations ou propositions environnementales seraient des préoccupations de riches est fausse. C’est une construction idéologique, qui participe à naturaliser l’idée qu’il n’y aurait pas de salut hors d’une économie de marché, y compris lorsque cette économie donne une valeur marchande à la santé et à la vie humaine. La fausseté de cette idée a été largement démontrée par des travaux en histoire environnementale dans plusieurs pays.

C’est le cas de travaux pionniers menés par l’économiste catalan et historien de l’environnement Juan Martinez Alier, qui a mené plusieurs recherches sur ce qu’il appelle « l’écologisme des pauvres ». L’historien indien Ramachandra Guha a lui aussi démontré que les luttes des paysans indiens portaient des préoccupations environnementales fortes, souvent liées à des enjeux de subsistance.

Ce mythe a aussi été démonté par tous les historiens et sociologues qui se sont appropriés des grilles d’analyse du mouvement pour la justice environnementale aux États-Unis. Ces travaux ont démontré que les populations qui vivaient dans des quartiers pauvres, des populations majoritairement racisées, avaient des préoccupations environnementales, liées au fait qu’elles étaient, bien plus que des populations aisées, particulièrement exposées à des substances toxiques émanant d’usines qui dégageaient des nuisances industrielles fortes.

La même chose a été démontrée en France et en Italie par des historiens de l’environnement et des politistes qui ont travaillé sur l’exposition des populations qui vivaient dans des couloirs industriels de la chimie.

Dans un numéro récent de la revue Mouvements, vous évoquez la difficulté de faire converger la colère contre les fins de mois difficiles et les mobilisations contre la « fin du monde ». Cette question est-elle récente, dans le sillage du mouvement des Gilets jaunes, ou est-elle une constante des luttes environnementales et sociales ?

La volonté d’une convergence entre fin du monde et fin du mois, ou de convergence entre justice environnementale et justice sociale, n’est peut-être pas une constante. Mais ce n’est ni une expérience inédite, ni une expérience récente dans l’histoire des mouvements sociaux et écologistes.

Les luttes sur les questions de santé au travail et de pollution industrielle au tournant des 19e et 20e siècles contiennent une préoccupation à la fois pour la protection de la santé des travailleurs et des riverains de ces sites industriels. Et elles s’articulent étroitement avec des préoccupations sociales. Cette convergence entre justice environnementale et justice sociale était déjà très présente dans les années 1960-1970. Ce n’est absolument pas quelque chose de nouveau.

Ces convergences soulèvent finalement la question des valeurs de la santé et de l’environnement. Elles contestent l’idée selon laquelle la santé ou des éléments environnementaux pourraient faire l’objet d’une transaction ou d’une compensation monétaire. Ce sont des mobilisations qui portent une démarche de sanctuarisation de la santé, c’est-à-dire l’idée qu’il ne serait pas acceptable de donner une valeur marchande à la santé. Cette logique de sanctuarisation fut, parfois, pensée comme un levier concret pour engager la transformation des activités productives.

Propos recueillis par Samir Tazaïrt

Photo de une : © Anne Paq

Notes

[1Début 2020, huit syndicats et associations environnementales ont lancé avec « Plus jamais ça » un appel pour la justice sociale et le climat : les Amis de la Terre, Attac, la Confédération paysanne, la CGT, la FSU, Greenpeace, Oxfam et l’Union syndicale Solidaires.