20 ans après le meurtre de deux fonctionnaires, l’Inspection du travail craint de nouvelles violences 

par Sophie Chapelle

Le 2 septembre 2004, deux agents de contrôle sont assassinés par un exploitant agricole à Saussignac, en Dordogne. Alors que la récente crise agricole fait craindre de nouvelles agressions, les syndicats dénoncent le silence des autorités.

« On ne pensait pas que ça pouvait arriver. Il y avait des agressions verbales voire physiques. Mais qu’un employeur prenne un fusil et tire dans le dos de deux de nos collègues, c’était inconcevable. » Cécile Clamme, aujourd’hui responsable syndicale à la CGT du ministère du Travail, demeure très marquée par le double assassinat de Saussignac, en Dordogne, il y a vingt ans.

À l’époque, elle venait tout juste de rejoindre l’inspection du travail. Cette année là, le 2 septembre 2004, Sylvie Trémouille, contrôleuse du travail et Daniel Buffière, inspecteur de la Mutualité sociale agricole (MSA), font équipe pour intervenir dans le département rural. En cette période de récolte des prunes, ils repèrent des ramasseurs en plein travail et s’arrêtent pour vérifier leurs identités.

Sur les onze travailleurs contrôlés, trois sont salariés d’un prestataire de services. Sylvie Trémouille et Daniel Buffière soupçonnent un prêt de main d’œuvre illicite et décident de poursuivre le contrôle auprès de l’exploitant. L’agriculteur, Claude Duviau, est prévenu par les ramasseurs de l’arrivée des agents de contrôle qui le trouvent en compagnie d’un mécanicien et d’un salarié saisonnier. Le début du contrôle se déroule normalement. Daniel Buffière rappelle la circulaire sur le prêt illicite de main-d’œuvre adressée à tous les employeurs de la région.

« Traumatisme collectif »

Soudain, le ton monte. L’exploitant est en liquidation judiciaire et s’inquiète d’une éventuelle convocation devant le tribunal. Il prétexte aller chercher le registre unique du personnel dans le corps de ferme.

Après plusieurs minutes, Daniel Buffière et Sylvie Trémouille s’approchent du local et appellent l’employeur. Ce dernier sort et tire d’abord sur Daniel Buffière. Sylvie Trémouille tente de s’enfuir mais l’employeur lui tire dans le dos, à moins de trois mètres de distance. Les deux agents décèdent.

« Ça a été un traumatisme collectif de la profession », témoigne Cécile Clamme. C’était la première fois depuis la création de l’inspection du travail en 1892 que des agents de cette administration chargés de faire respecter le droit du travail étaient tués en mission. Pourtant, l’affaire est alors plutôt traitée comme un simple fait divers, rappelle un article du site de critique des médias Acrimed.

« Les réactions politiques ont aggravé la situation en évoquant immédiatement les difficultés des agriculteurs », note la syndicaliste. Au moment du double meurtre, les fonctionnaires de l’inspection du travail reprochent le manque de réaction officielle, rapide et forte des ministères du Travail et de l’Agriculture. Les déclarations des ministres évitent les mots « crime » ou « assassinat », privilégiant les notions de « circonstances tragiques » et d’« acte obscur ».

Le 5 mars 2007, le procès d’assises s’ouvre à Périgueux.« L’affaire de Saussignac n’est ni un fait divers banal ni le résultat d’un coup de folie. C’est bien parce qu’ils étaient contrôleurs du travail que Sylvie Trémouille et Daniel Buffière ont été tués », met alors en avant le procureur dans son réquisitoire. L’auteur des coups de feu est condamné le 9 mars 2007 à 30 ans de réclusion pour meurtre. Il décède en prison en 2016.

Les organismes de contrôle attaqués

« La crise agricole de janvier 2024 a montré que les conditions pour que de nouvelles agressions surviennent sont largement réunies », alerte aujourd’hui un communiqué intersyndical. Le 19 janvier 2024, un bâtiment de la direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (Dreal) de l’Aude est soufflé par une explosion à Carcassonne. Des tags du « Comité d’action viticole » sont découverts sur les lieux. Six jours plus tard, un sanglier est pendu et éventré par la Coordination rurale du Lot-et-Garonne devant les locaux des services de l’inspection du travail à Agen, sans que cela ne conduise à aucune poursuite.

Le lendemain, à Narbonne, ce sont les locaux de la MSA qui ont été incendiés - les investigations se poursuivent à l’heure où nous écrivons ces lignes. Le 31 janvier, les agents de Dijon de l’Office français de la biodiversité (OFB), aussi appelé « police de l’environnement » trouvent devant leur lieu de travail des masses de fumier déposé par des agriculteurs.

« En relisant les archives de 2004, la comparaison est facile à faire », note Cécile Clamme. Quelques mois après le double meurtre de Saussignac, lors d’une manifestation des Jeunes Agriculteurs portant sur les quotas laitiers, deux douilles des mêmes balles à sanglier qui ont tué les deux contrôleurs sont lancées devant les bureaux où travaillait Sylvie Tremouille. « On retrouve les mêmes organisations patronales visant les organismes de contrôle présentés comme des formes de nuisance ou des tracasseries administratives inutiles. En face, les autorités politiques martèlent : ’’on vous comprend’’. Il n’y a eu aucune réaction politique quand un sanglier a été pendu devant les locaux de service début 2024. Le gouvernement est dans la pure démagogie », accuse la syndicaliste.

« Le contexte est le même, il est pire même », estime Marie-Pierre Maupoint, inspectrice du travail dans l’Ain et membre de la section syndicale régionale Sud travail affaires sociales en région Auvergne Rhône-Alpes. Le fait de ne pas condamner ces violences visant les agents de contrôle, les préfectures, les services publics, c’est leur donner raison. Il n’y a eu aucune déclaration qui réaffirme nos missions publiques afin de nous donner la légitimité à intervenir. On sait qu’en agriculture, c’est plus tendu qu’en régime général. Dans les petites exploitations, le patron fait des heures de dingues. Quand on vient contrôler, on arrive toujours mal. Et même quand on prévient c’est toujours compliqué de trouver un rendez-vous. »

L’inspectrice assure faire très attention pendant les contrôles. « Je me montre très pédagogue, je prends beaucoup de pincettes, précise-t-elle. Les contrôles, on les fait déjà à deux. On ne sanctionne que quand il y a vraiment des grosses infractions. En agriculture, on accepte certaines choses qu’on n’accepterait pas au régime général pour qu’on puisse terminer notre contrôle. Je ne fais pas de PV [procès verbal] pour outrages, alors qu’il y aurait matière. »

Risques importants d’accidents du travail

Suite à la crise agricole de l’hiver 2024, la consigne des autorités, non formalisée, a été de remettre à plus tard tous les contrôles qui pouvaient l’être. « Dans les services, on conseillait de reporter, confirme Cécile Clamme. Le risque de violences a été identifié par nos hiérarchies. L’effet miroir avec Saussignac est évident. »

Une situation effarante pour Marie-Pierre Maupoint : « Il y a pourtant des salariés qui travaillent chez les exploitants. Les premières victimes ce sont les salariés agricoles et on n’en parle jamais. » L’agriculture est en effet l’un des secteurs qui comptabilise le plus de morts au travail. « Ce n’est pas parce que les exploitants connaissent des difficultés qu’ils ne peuvent plus être soumis à des contrôles », défend l’inspectrice du travail.

Gabriel Attal, Premier ministre, a annoncé au printemps la volonté d’instaurer un seul contrôle administratif par exploitation et par an, quand le syndicat majoritaire FNSEA les évalue à 35 chaque année (sécurité sanitaire, hygiène, respect de l’environnement, droit du travail, aides de la politique agricole commune...). « Aucune précision n’a été donnée, souligne Cécile Clamme. Les annonces ont été faites, sans traduction réglementaire. On ne sait pas si les contrôles de l’inspection du travail sont concernés par ces annonces. Ça génère une grosse confusion. Si demain, un exploitant est contrôlé par deux services, il va s’énerver, alors qu’il ne devrait pas y avoir de raison... »

Sur le terrain, il apparaît impossible de s’engager dans un contrôle unique pour du travail illégal. En la matière, le contrôle doit être inopiné. De même, l’intervention dans le cadre d’un accident du travail ne peut pas s’inscrire dans une logique de contrôle unique puisqu’il n’est pas prévisible. « Aucune autorité politique n’a mis en avant l’utilité sociale du contrôle de l’inspection du travail, regrette Cécile Clamme. Le problème n’est pas qu’on est trop exigeant dans ces secteurs mais qu’on n’est pas assez nombreux, alors que les risques, notamment en santé et sécurité des conditions de travail sont importants. »

Un agent de contrôle pour 10 000 salariés

Suite à l’assassinat de Saussignac, les effectifs de l’inspection du travail avaient dans un premier temps été renforcés. « Sur le département du Bas-Rhin par exemple, on a eu cinq agents de contrôle en plus pour un département qui en comptait 35 », illustre Cécile Clamme. Mais depuis 2014, le nombre d’agents n’a cessé de baisser. Depuis dix ans, l’inspection du travail est passée de 2400 à 2000 postes.

Sur le terrain, chaque inspectrice et inspecteur du travail couvre désormais un secteur de 10 000 à 13 000 salariés. Actuellement, 400 postes sont sans titulaire, en raison notamment d’un nombre important de départs en retraite non compensé par les recrutements au concours. Pour ces cas là, l’intérim est assurée par un agent qui est déjà sur un autre secteur de contrôle. Aucun remplacement n’est par ailleurs assuré en cas d’arrêt maladie ou congé maternité. « De fait, quand un poste est vacant, on assure le strict minimum, regrette Cécile Clamme. On ne s’occupe que des accidents de travail les plus graves », qui vont jusqu’aux amputations et blessures mortelles.

Recueillement et revendications

« On est pris par les demandes qui s’accumulent et on trie les demandes les plus graves », résume Cécile Clamme. Toutes les investigations comme celles concernant des suspicions de harcèlement moral en entreprise peinent à être traitées, car trop chronophages. Face à cette situation, les organisations syndicales appellent à un doublement des effectifs de l’inspection du travail.

« L’ambition, c’est un agent pour 5000 salariés. C’est un nombre qui permettrait de travailler normalement, estime Cécile Clamme. Les économies associées sont énormes. Il s’agit d’éviter les milliers d’accidents du travail et de blessés inaptes, avec des séquelles psychiques et morales. L’accident du travail est un fléau social qui doit être combattu. »

Des temps de recueillement revendicatifs sont organisés ce 2 septembre en hommage à Sylvie Trémouille et Daniel Buffière. Les syndicats appellent également à se retrouver le 10 septembre à Paris devant le ministère du Travail, pour alerter sur l’état des effectifs.« Quatre collègues sont actuellement menacés de non titularisation, ce qui signifie quatre secteurs qui resteront vacants », signale la syndicaliste. Ces quatre personnes travaillant à l’Inspection du travail ont vu leur titularisation refusée à l’issue de leur formation. Trois sont membres de la CGT et un quatrième est en situation de handicap. Cette situation est perçue comme une « mise au pas » par les syndicats.

« Nous n’avons aucune réponse du cabinet de la ministre à nos questions à ce sujet. On ne sait même pas si la ministre prend encore des décisions, explique Cécile Clamme. Alors que nous avons été violemment attaqués début 2024, nous allons aussi rappeler la légitimité de la profession et notre utilité sociale pour éviter les accidents du travail et améliorer les conditions. Personne ne devrait perdre sa vie en cherchant à la gagner. »

Sophie Chapelle

Photo de une : Action le 18 juillet 2024 devant le ministère du Travail à Paris/©Syndicat CGT TEFP (travail, emploi, formation professionnelle)