Migrants

A Lyon, le mouvement d’occupation monte en puissance face au durcissement de la politique migratoire

Migrants

par Franck Dépretz

Face à l’ineptie des politiques gouvernementales – abandonner des gens à la rue en plein hiver –, des Lyonnais réagissent. Après deux amphithéâtres de l’université Lyon 2, c’est au tour d’une ancienne caserne de pompiers d’être réquisitionnée par des citoyens pour sortir migrants et sans-abris de la rue. Le lieu est occupé par 160 personnes, appuyées par des militants et des collectifs de soutien locaux. Un autre immeuble abandonné vient d’être ouvert pour accueillir 60 enfants et leurs parents. Particulièrement symbolique dans le fief de l’actuel ministre de l’Intérieur Gérard Collomb, ce mouvement d’occupation touche plusieurs villes en France, palliant les carences de pouvoirs publics plus occupés à alimenter les rouages de la machine à expulser. Reportage.

Devant la caserne de pompiers de Villeurbanne, près de Lyon, un couple fait des allers-retours en traînant d’un air paumé les poussettes de ses enfants. « Regardez, dit David, ces gens tournent dans le quartier depuis des heures. À tous les coups, c’est encore le 115 [le numéro d’urgence des sans-abris] qui a dû les envoyer ici. Ces derniers temps, ça n’arrête pas, les gens défilent. » « C’est quand même un comble quand on y pense, ajoute Doud, que les services de l’État se tournent vers des squatteurs comme nous pour héberger des gens à la rue. C’est vraiment qu’ils doivent être désemparés ! ». Ce que dément le directeur du 115 local, Michel Pillot, car ses services « n’ont pas connaissance de l’existence de ces lieux ».

David et Doud ont participé à la « réquisition citoyenne » de l’énorme bâtiment gris et tout en longueur de l’ancienne école départementale de sapeurs pompiers, censée accueillir le collège de Villeurbanne et Vaulx-en-Velin d’ici 2021. A l’abandon jusque-là, le 12 rue Baudin servait parfois d’hébergement d’urgence, mais pas cet hiver. Sauf que... « On a sorti ce site du cadre institutionnel pour en faire un lieu d’accueil autogéré, et sortir des gens de la rue par la lutte, résume David. Question symbolique, c’est très fort. »

Un centre de 35 chambres, déjà surchargées

Sur les cinq niveaux du site, 35 chambres ont été aménagées, au départ prévues pour accueillir 70 personnes. Elles sont aujourd’hui déjà près de 160, à raison de deux à trois par chambre. Une limite de places a ainsi dû être instaurée, « seul moyen pour que ce lieu soit vivable et pérenne ». Autogestion oblige, les occupants endossent le mauvais rôle : « Ça nous fend le cœur de refuser de nouveaux arrivants, regrette Daouda [1], originaire de Guinée-Conakry, d’autant plus quand on vient soi-même de la rue... On invite ceux qui ne peuvent pas rester la nuit à manger sur place, d’autres sont hébergés chez des militants. » Quelques compromis avec la misère.

L’ancienne caserne de pompiers désaffectée sert de centre d’hébergement d’urgence

Dans la cuisine, certains font la vaisselle, d’autres tuent le temps le regard vissé sur l’écran de leur téléphone, assis autour de la longue table à manger. C’est l’épicentre du squat : tout se passe ici, les réunions, les repas. « Tenez. » Daouda nous tend un tract « de présentation », sur lequel on peut lire : « Nous avons traversé la route de la mort : le désert, la Libye et la mer ! Nous avons vécu les exactions, les tortures, cet enfer ! Nous avons vu nos sœurs et frères perdre leur âme, se faire tuer. Nous avons fui la guerre, la répression, l’ethnocentrisme, la misère… » « C’est le communiqué qu’on a produit quand on s’est fait expulser », commente Daouda.

Des migrants rompus à l’auto-organisation

La plupart des demandeurs d’asile et sans-papiers qui occupent le squat se sont connus sur un camp fait de « matelas et de cartons posés par terre sur des dalles », situé dans un couloir extérieur à proximité de la gare de la Part-Dieu. Mais le 10 novembre le préfet ordonnait leur expulsion. « Évacuation », corrigera la métropole de Lyon, propriétaire des dalles, qui invoque des raisons de sécurité pour se justifier : « Les dalles étaient en très mauvais état, et cela devenait dangereux. » Que les hommes – dont certains mineurs isolés – qui se trouvaient sur le camp soient livrés à la rue sans solution de ré-hébergement était sans doute moins « dangereux ».

« Ces gens ont tellement connu la misère qu’ils ont déjà une culture de la réunion, analyse Sam, l’habitude des assemblées générales et de l’organisation en commissions... On craignait les tensions que peut engendrer la cohabitation de dizaines de personnes de cultures et d’origines différentes, mais au final on a été surpris par la facilité avec laquelle s’organise ce squat. » Deux semaines à peine après son ouverture, le squat est déjà équipé d’une cuisine, d’une buanderie, d’une pharmacie, et d’une salle commune qui se prête parfois à l’organisation de soirées. Un étage est réservé aux hommes seuls, un autre aux familles.

Ménage, préparation des repas, surveillance du site : les occupants se répartissent eux-mêmes les diverses tâches. Les militants, eux, se sont chargés d’ouvrir l’eau et l’électricité, avant de remettre en marche des douches et sanitaires communs. À terme, chaque chambre devrait être équipée d’une douche, d’un WC et de deux lavabos. « La seule chose qui nous manque, c’est le gaz, précise David. Le fournisseur a refusé de le remettre en service. Heureusement, on a repéré le chauffe-eau au sous-sol. »

Le récit de la « prise » du squat

Le 18 décembre, les premiers occupants, une soixantaine, débarquent pour la première fois dans ce bâtiment, au terme d’une opération particulièrement osée. Sam, l’un des ouvreurs du squat, raconte : « On a choisi une date à laquelle police et préfecture étaient mobilisées sur divers points chauds (match de foot, manif antifasciste...) pour déclarer un rassemblement de soutien aux migrants, qui devait se dérouler au centre-ville de Lyon. Toute la presse était conviée à couvrir l’événement. Le jour du rassemblement, près de 200 personnes étaient présentes. Mais le cortège a été invité à suivre un parcours différent de celui qui était officiellement annoncé. La marche, avec ballons et musique, menait directement ici. Le squat était donc officiellement ouvert ! »

Personne, hormis les organisateurs, n’a été prévenu à l’avance de ce changement de programme, ni les militants, ni même les exilés. Personne n’a pu deviner non plus que le lieu était déjà squatté depuis plus de 48 heures. Tous les éléments (photos, bon de livraison d’une commande de pizza...) attestant la date du début de l’occupation sont déjà réunis dans un coffre-fort virtuel destiné au stockage de documents numérisés [2]. « C’est ce qu’il y a de mieux à faire quand les huissiers refusent de vous recevoir, comme cela a été le cas pour nous. »

Avant d’investir l’école de pompiers, le tout sans effraction – « Nous avons mis des heures pour trouver la seule fenêtre ouverte de tout le bâtiment ! » –, les militants ont loupé leurs deux précédentes tentatives d’ouverture de squat. « La police nous expulsait alors qu’on occupait les lieux depuis plus de 48 heures, raconte David. Il nous manquait le rapport de force. On a beaucoup appris de ces échecs, on s’est dit qu’il fallait tenter le tout pour le tout et officialiser publiquement le squat en organisant une manif pour profiter du nombre et de l’aura médiatique. Jamais on aurait cru que ça fonctionnerait vraiment ! »

Durcissement « sans précédent » de la politique migratoire

Encore fallait-il donner un nom au lieu. Ce sera « l’Amphi Z », pour marquer la continuité avec la précédente réquisition à l’université Lumière Lyon 2, à Bron, menée par le collectif « Amphi C ». Depuis le 15 novembre, étudiants et militants réquisitionnaient les amphithéâtres C et D pour héberger la cinquantaine de personnes expulsées du « camp des dalles », à la Part-Dieu, tandis que l’ancienne cafétéria étudiante était rouverte pour cuisiner et stocker les dons alimentaires.

L’université Lumière a accueilli jusqu’à fin décembre des réfugiés laissés à la rue

Pendant un mois, la vie de l’université est rythmée par des assemblées générales, des cours de français, des ateliers de « rédaction de CV », des formations juridiques sur les droits des migrants et toutes sortes d’activités. Et ce, jusqu’à ce que le préfet délivre une ordonnance autorisant la présidente de l’université à faire appel aux forces de l’ordre pour évacuer les lieux. Une intervention policière d’évacuation était prévue le 20 décembre si le campus était toujours occupé. Il ne le sera pas.

« Réunir au même endroit militants et sans-abris »

« Quand l’évacuation a été annoncée, se souvient Maëva, une étudiante, on avait peur que les occupants ne s’éparpillent un peu partout, dans divers petits squats ou dans la rue. Heureusement, cet énorme bâtiment a pu être réquisitionné juste avant qu’elle n’ait lieu. L’Amphi Z, ce lieu de résistance au durcissement de la politique migratoire, va nous permettre d’organiser la lutte, de réunir au même endroit militants et sans-abris. » Tout un symbole.

De son côté, le ministre de l’Intérieur et ancien maire de Lyon Gérard Collomb confie en avoir « un peu marre de passer pour le facho de service » tout en s’évertuant à produire des circulaires incitant les préfets à procéder à des expulsions massives envers les exilés et à leur rendre la vie impossible. Son fief électoral est particulièrement touché par la vague d’occupations de campus lancée fin 2017 à Grenoble, Clermont-Ferrand, Poitiers ou encore Nantes. Celle-ci se poursuit aujourd’hui sous d’autres formes. Un avant-goût de mobilisation citoyenne à la veille de l’adoption du tant controversé projet de loi sur l’immigration ? (Lire notre chronique ici)

Convergence entre les acteurs de soutien aux migrants

« Cette volonté de rendre visible le mouvement à travers des banderoles, des actions, des coups d’éclat médiatiques, c’est du jamais vu à Lyon ! C’est même la première fois que tous les acteurs de soutien aux migrants et la mouvance inter-squat autonome parviennent à se coordonner aussi efficacement et à réquisitionner un lieu aussi grand que l’Amphi Z », observe Anne-Marie, une militante du droit au logement.

« À une époque, ajoute Charlotte, du collectif Agir Migrants, on hésitait à ouvrir des squats, pensant que cela participerait à l’invisibilisation des migrants que recherchent les autorités. Mais face à la politique de ghettoïsation qui est en cours, ce discours n’est plus décent, il ne tient plus. » La dynamique étant lancée, Charlotte s’est tournée vers le milieu autonome pour ouvrir deux énormes demeures, dont l’une appartenant à la métropole, afin d’y abriter les familles les plus vulnérables d’un camp de demandeurs d’asile, où s’entassent actuellement une centaine de femmes, hommes et enfants – nourrissons inclus.

Le camp « Mandela » où survivent, dans la boue, le froid et sous la pluie des réfugiés

Originaires des Balkans, en majorité d’Albanie, ces personnes vivent actuellement dans des tentes sur une esplanade boueuse – portant le nom de Nelson Mandela – à proximité de la gare. Rassemblant en majorité des habitants du quartier, le collectif Agir Migrants s’est fondé en mars 2017 pour agir selon différentes modalités : soutien logistique aux migrants, interpellation du Défenseur des Droits par courrier, ou encore création d’une base de données de 200 contacts mobilisables à tout moment en cas d’expulsion.

« Le vrai but, à terme, c’est de prévoir notre intégration »

Le camp ne cessant de se déplacer et se reformer au gré des expulsions (cinq depuis l’autonome 2016), Agir Migrants a décidé de ne plus seulement faire tampon entre les autorités et les migrants, mais de passer à l’étape supérieure. « Les autorités obligent citoyens et migrants à se mettre en danger pour pallier aux carences de la municipalité, de la métropole et de l’État. Et pas seulement d’un point de vue juridique. En ouvrant un squat ou en hébergeant des gens chez nous, l’énergie requise est énorme. » [3]

À Saint-Fons, une grande maison de trois étages en quasi-parfait état abrite ainsi sept familles. Elles pourront y demeurer jusqu’à la fin de la trêve hivernale, en mars. L’autre bâtiment squatté fait, en revanche, l’objet d’une procédure d’expulsion de la part du tribunal administratif. Qu’importe : un immeuble voué à la destruction de quatre étages, situé à proximité de la caserne de pompiers désaffectée, et renommée « Maison Mandela », est ouvert le 13 janvier. Il pourra accueillir jusqu’à 60 personnes, prioritairement les familles dont les enfants sont en bas âge, vivant pour le moment sous les tentes humides du camp de l’esplanade Mandela. L’eau et l’électricité sont déjà rétablis.

« Quand nous avons officialisé l’ouverture, raconte Charlotte, Cela a été simple : les quelques patrouilles de police qui sont passées nous ont dit que nous pouvions rester là, que cela ne les gênait pas ! Nous sentons que notre action arrange tout le monde, y compris les autorités... » Avec un appartement par famille, la disposition des lieux rassure Charlotte : « Un fonctionnement autogéré, c’est ce dont on rêve. À l’Amphi Z, la plupart des gens parlent français ou anglais. Mais avec des populations originaires des Balkans, qui ne se comprennent pas entre elles et qui sont parfois dans des rapports conflictuels, c’est très compliqué... C’est pourquoi nous recherchons une association "officielle" pour éventuellement passer une convention avec elle. »

Des maisons vides de la banlieue lyonnaise accueillent également des familles avec enfants

« On n’est pas tout à fait en autogestion, nuance Amadou*, un occupant de la première heure. D’accord, on organise le lieu entre nous, mais pour le reste, les cours de français ou les démarches administratives, des associations et des collectifs extérieurs passent à tout moment pour nous aider. Le squat n’est pas un but en soi, il est provisoire. Le vrai but, à terme, c’est de prévoir notre intégration. On n’est pas là pour être hébergés et nourris passivement. Nous voulons surtout pouvoir nous former, travailler, avoir un projet professionnel, et devenir autonomes. »

A Lyon, 25 000 logements vacants répertoriés...

Dans la cour de l’Amphi Z, David regarde d’un air songeur les bâtiments alentour, à l’abandon également. « Si la question est de savoir si on va passer l’hiver, ça ne nous intéresse pas. Nous, on pense déjà à l’hiver prochain, et à la suite. » Le directeur de la Maison de la Veille sociale du Rhône, Michel Pillot, en charge de l’hébergement d’urgence, affirme que 760 places de renfort hivernal ont été ouvertes. Elles ne suffisent pas à mettre à l’abri le millier de personnes qui ont été recensées à la rue depuis fin octobre.

Parallèlement, rien que ces deux dernières semaines, 1500 personnes ayant sollicité le 115 sont restées sans réponse. 120 enfants scolarisés dans les écoles du Grand Lyon, ainsi que leurs familles, sont à la rue actuellement, selon les recensements effectués par les enseignants et parents d’élèves du collectif Jamais sans toit. Combien dorment en ce moment dehors ? Impossible d’obtenir un chiffre officiel clair. Pas comme le nombre de logements vacants : 25 000 rien que pour la commune de Lyon, selon des données de l’Insee datant de 2014.

De leur côté, les militants rencontrés estiment à 300 le nombre de personnes qu’ils ont mises à l’abri cet hiver dans les squats. Et ce n’est pas fini. « On ne demande même pas à la métropole d’engager des associations ou de rénover des centres d’hébergement. Juste d’ouvrir des bâtiments vides. Si elle ne sait pas où trouver, elle n’a qu’à nous demander, conclut David. On a quelques idées sur le sujet. »

Franck Dépretz

Photos : collectif Amphi C Solidaires et France Timmermans

Notes

[1Certains prénoms ont été modifiés.

[2Bien que ce délai de 48 heures ne repose sur aucune disposition législative ou réglementaire particulière, le Comité interministériel de prévention de la délinquance, dans une note datant de mai 2014, écrivait ceci : « En matière de squat d’immeubles bâtis, les forces de sécurité intérieure peuvent interpeller le contrevenant, avant l’expiration d’un délai de 48 heures, dans la mesure où il s’agit de flagrant délit de violation de domicile ou de dégradations graves (serrure fracturée, carreaux cassés, volets arrachés…). Passé le délai de 48 heures, il est nécessaire de saisir le juge compétent afin d’obtenir une décision de justice. »

[3Aucun texte de loi n’interdit d’occuper un bâtiment vide. En revanche, la dégradation et la violation de domicile peuvent constituer un délit, respectivement puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende, et d’un an d’emprisonnement et de 15 000 euros d’amende (articles 226-4 et 322-1 du code pénal).