Le 30 juin 2020, en réponse à la contestation populaire contre son projet de loi d’extradition entre Hong Kong et la Chine continentale, le Parlement chinois a adopté une nouvelle loi sur la sécurité nationale à Hong Kong. Cette loi renforce de facto la tutelle de Pékin. Le 11 novembre 2020, Pékin a décidé la destitution de quatre parlementaires d’opposition hong-kongais jugés “non-patriotiques”. Le 2 décembre, trois organisateurs des manifestations populaires ont été condamnés à des peines de prison fermes. Le 7 décembre 2020, huit personnes manifestant contre la loi de sécurité nationale imposée par la Chine ont été arrêtées à Hong Kong puis inculpées. Le 11 décembre, le patron de presse indépendant Jimmy Lai était incarcéré. Le 28 décembre 2020 débutait le procès de douze personnes, arrêtées en août alors qu’elles tentaient de rallier Taïwan pour y trouver l’asile politique. Pourtant, le 30 décembre 2020, l’Union européenne a annoncé, à grand renfort de communication enthousiaste, la conclusion d’un accord d’investissement avec la Chine.
Sur le plan des investissements stricto-sensu, Pékin et Bruxelles se sont surtout mises d’accord pour codifier par un accord direct un ensemble d’engagements déjà existants, dans le domaine du commerce ou de l’investissement, de la protection des technologies étrangères, du climat ou encore des droits au travail. Une somme d’engagements auxquels s’ajoutent quelques promesses plus récentes, de deux types : celles qui annoncent l’ouverture de nouveaux pans de marchés chinois aux investisseurs étrangers, et celles qui visent à tranquilliser les entreprises et les investisseurs. Les deux permettent à l’UE de communiquer sur les « engagements sans précédent » de la Chine. Mais l’analyse du contenu de l’accord tend à montrer que la Chine a avant tout réussi à renforcer sa position géopolitique, en ayant peu concédé, tant sur le plan économique que sur le plan des droits humains.
L’UE se félicite d’un accord “sans précédent”
L’accord UE-Chine s’inscrit dans un contexte géopolitique complexe : alors que l’UE comme les États-Unis considèrent la Chine comme un potentiel rival stratégique, la conclusion de l’accord d’investissements représente incontestablement une victoire pour Pékin, qui déjoue le risque de diabolisation sur la scène internationale, desserre l’étau dans lequel les États-Unis veulent l’enserrer et montre que l’UE a besoin d’elle.
Depuis trois ans, Bruxelles autant que Pékin souhaitent exercer un contrôle politique plus important sur l’investissement étranger dans les secteurs stratégiques. La Chine souhaite orienter son économie vers une montée en gamme, et jouer un rôle de leader technologique dans la transition énergétique mondiale. L’UE, quant à elle, vise une plus grande “autonomie stratégique ouverte” - en particulier depuis que ses habitant.e.s ont découvert ses lacunes dans le domaine de la production médicale et pharmaceutique de première nécessité - sans arriver à juguler sa dépendance aux produits chinois à bas coût et aux matières premières disponibles en Chine.
Depuis 1982 et le premier accord bilatéral d’investissement signé par la Suède, toujours en vigueur, 26 États membres ont déjà signé des traités de même nature avec la Chine. Aucun de ces accords ne va disparaître, mais aucun n’est aussi exigeant que le nouvel accord, beaucoup plus large puisqu’il comporte à la fois des dispositions de libéralisation (et de restriction), de réglementation, d’organisation de la concurrence, et de contentieux.
La Commission européenne se félicite d’un accord qui serait « le plus ambitieux » que la Chine ait conclu avec des pays tiers. Selon Ursula Von Der Leyen, cet accord « offrira aux investisseurs européens un accès sans précédent au marché chinois ». Pour Emmanuel Macron, cet accord permet de « consolider l’unité et la souveraineté européennes pour porter nos exigences sur le rééquilibrage des relations économiques, l’environnement, le développement et le respect des droits fondamentaux ».
La Commission affirme quant à elle que les entreprises européennes ont beaucoup à gagner dans les secteurs industriels de l’automobile (y compris électrique, hybride et hydrogène) et des produits chimiques, mais aussi dans le domaine des services, des soins de santé hospitaliers, des services financiers et environnementaux, du transport maritime international. Ou encore dans les services informatiques et télécommunications (dont par exemple l’hébergement de données), de consulting et de recherche et développement (sauf certains secteurs « stratégiques »), de gestion de personnels et de marketing.
La contrepartie exacte de ce que Bruxelles présente comme une victoire spectaculaire apparaît difficile à mesurer. Xi Jinping a affirmé qu’il jugeait cet accord « équilibré, de haut niveau et profitable aux deux parties », se félicitant qu’il fournisse un « meilleur accès au marché, un environnement plus favorable pour les entreprises et des garanties institutionnelles plus fortes ». La Commission européenne affirme que les concessions à la Chine n’ont été que marginales et qu’elles se limitent surtout « au secteur manufacturier ». La Chine a ainsi obtenu un accès au secteur des énergies renouvelables à hauteur de 5% de part de marché.
Les concessions chinoises sont peu nombreuses
Dans les faits, les concessions chinoises sont peu nombreuses. L’UE revendique ce que la Chine a déjà concédé, parfois depuis de nombreuses années, que ce soit dans un cadre multilatéral (mise en œuvre des accords de l’Organisation Mondiale du Commerce, OMC) ou unilatéral (libéralisation progressive de pans entiers de l’économie chinoise aux investisseurs étrangers). Ainsi, dans le secteur automobile, les autorités chinoises écartent depuis fin 2020 - et pour tous les investisseurs étrangers quelque soit leur nationalité - toute restriction à l’accès au marché dans le secteur des véhicules électriques et à hydrogène dès 2022.
L’accord confirme par ailleurs l’interdiction d’implantation de nouvelles installations industrielles dédiées à la production de véhicules à moteurs thermiques, qui n’est pas spécifique aux investisseurs étrangers. En outre, dès 2019, BMW et Tesla avaient obtenu la possibilité d’ouvrir des usines de production d’automobiles qui leur appartenaient à 100%. L’UE se félicite donc d’une situation déjà très largement effective.
Contrairement à ce que laisse entendre la Commission européenne, cet accord ne crée pas ex nihilo un nouveau régime d’investissement entre l’UE et la Chine : il s’ajoute aux cadres existants, en créant une nouvelle strate de règles et d’outils qui visent à organiser les interactions déjà actives , traiter les potentiels conflits et, surtout tranquilliser les investisseurs européens, en leur assurant que l’appareil diplomatique de l’UE est mis au service de la protection de leurs intérêts en Chine.
Quelle protection pour les investisseurs ?
L’accord global UE-Chine s’éloigne des accords d’investissement classiques en cela qu’il ne comporte pas les normes habituelles qui protègent les investisseurs étrangers. Il comprend un mécanisme de règlement des différends d’investissements entre États, qui confie aux diplomaties européenne et chinoise le soin de défendre les intérêts de leurs investisseurs par la concertation, voire par l’arbitrage, en cas de désaccord persistant. Mais l’accord ne compte pas pour l’instant de dispositif d’arbitrage directement ouvert aux entreprises, mais prévoit la possibilité, sous deux ans, d’en ajouter un au texte.
Toutefois, s’il devait être finalisé, signé puis ratifié, cet accord ne supprimerait pas les accords d’investissement bilatéraux existants entre la Chine et 26 des 27 États-membres. Leurs mécanismes de règlements des différends entre investisseurs et États (RDIE ou ISDS en anglais) s’appliqueront encore : ils permettent aux investisseurs de poursuivre les pays hôte devant des tribunaux d’arbitrage parallèle, coûteux et non indépendants. L’expérience montre en effet que les investisseurs chinois recourent de plus en plus à l’arbitrage d’investissement contre des pays de l’UE, tout comme les investisseurs européens contre la Chine. Les traités bilatéraux existants sont donc déjà utilisés. Élargir leur portée ne fait donc qu’augmenter leur danger.
Les grands perdants de cet accord : le droit du travail et les droits humains
Dans la négociation de l’accord d’investissement, les droits humains, environnementaux et sociaux ont été relégués au second plan. Pékin et Bruxelles ont bien pris soin de s’assurer que les droits sociaux et environnementaux des populations et le “développement durable” ne feront jamais obstacle à leurs investissements. Et quoi qu’en dise Bruxelles, la Chine n’a finalement rien cédé sur l’essentiel et se limite à réaffirmer des obligations internationales qu’elle a déjà prises.
Depuis quelques mois, les preuves s’accumulent sur la réalité des violations des droits humains des populations ouïghours par Pékin dans le Xinjiang : rapports d’ONG, témoignages directs et indirects, alertes d’institutions internationales, se multiplient et ont fait de l’enfermement et du travail forcé des populations ouïghours un scandale international qui trouve désormais place dans les journaux télévisés des grandes chaînes autant que sur la liste des sujets de tensions qui préoccupent les chancelleries. Le 17 décembre 2020, le Parlement européen a même voté une résolution dénonçant les agissements de Pékin dans le Xinjiang. Les multiples voix critiques envers l’UE font également valoir la répression systématique menée à l’encontre des mobilisations populaires à Hong Kong. Au lendemain de l’annonce du traité, les autorités pro-chinoises ont encore arrêté une cinquantaine de militant.e.s pro-démocratie, suscitant la désapprobation de nombreux députés européens et d’ONG de défense des droits humains.
Les libertés publiques et individuelles restent généralement limitées en Chine continentale, même hors du Xinjiang. Les ONG et les syndicats ne sont tolérés que sous contrôle gouvernemental direct, une moindre critique formulée publiquement peut se payer par l’emprisonnement, à tout le moins par des poursuites et la privation de droits (au logement, au crédit, aux services collectifs…).
Alors que Bruxelles ne cesse d’affirmer que sa politique extérieure, tant sur le plan diplomatique qu’économique, est « fondée sur les valeurs des droits de l’Homme et de l’État de droit », l’écart entre les discours et les faits est proprement saisissant. À ces critiques, la Commission répond « c’est la première fois que la Chine accepte des dispositions aussi ambitieuses avec un partenaire commercial » et que renoncer au traité ne changerait de toute façon rien aux pratiques chinoises. En guise d’argument, la Direction générale du Commerce oppose une liste indicative des accords, textes, conventions et normes relatives à la protection de l’environnement et des droits sociaux que les parties promettent de respecter. Sans en faire des obligations au titre du traité. Ne pas les respecter les textes mentionnés n’aura aucune implication sérieuse sur la mise en œuvre du reste de l’accord : les mesures prises pour libéraliser et/ou sécuriser les investisseurs ne seront pas remises en cause.
Clauses déclaratives sans obligation effective
La question des droits du travail est particulièrement sensible en Chine. Le plancher des normes de salaire, de sécurité ou de protection au travail y est relativement bas. Les libertés d’organisation collective et syndicale ne sont quasiment respectées nulle part, y compris dans les filiales et chez les sous-traitants des grandes entreprises occidentales. Or l’UE a accepté l’inclusion d’une clause purement déclarative : les parties s’engagent à appliquer les « principes » relatifs aux droits fondamentaux définis par l’OIT, et non les droits fondamentaux eux-mêmes, à mettre en œuvre les conventions qu’elles ont déjà ratifiées
La Chine promet également de « faire des efforts continus et soutenus » sur les conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT) qu’elle n’a pas ratifiées, notamment sur le travail forcé (les conventions 29 et 105). Ces termes ne créent aucune obligation contraignante. Et d’autres conventions toutes aussi fondamentales ne sont même pas citées, comme celles sur le droit à la négociation collective (convention 98), sur le droit d’association et d’organisation au travail (convention 87), ou encore toutes celles relatives à la santé au travail, aux salaires minimums, au harcèlement et aux discriminations. Et ce alors que les pratiques « sociales » des employeurs chinois, le plus souvent avec l’onction officielle, sont structurellement abusives.
Le social et l’écologie perçus comme des facteurs de compétitivité
Sur la question climatique, l’accord établit toutefois une obligation réciproque : l’application effective de la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et de l’Accord de Paris, « y compris les engagements pris au titre des contributions volontaires ». Encore faut-il rappeler que l’Accord de Paris n’engage pas au résultat, et que l’impact environnemental d’un accord comme celui entre l’UE et la Chine se mesurera surtout par l’encouragement et la facilitation qu’il va générer pour les investisseurs dans les secteurs de l’extraction de ressources naturelles. Ou encore par les transports maritimes ou aériens supplémentaires qu’il occasionnera, ainsi que sur le volume d’échanges de marchandises et de leurs emballages.
En réalité, la lecture attentive de la section de l’accord consacrée au développement durable montre que le social comme l’écologie sont essentiellement conçus comme des facteurs de compétitivité. Le respect du droit international en la matière donne de la valeur aux biens et aux services de l’UE, qui se voient concurrencés par ceux produits ou fournis dans des juridictions moins exigeantes. Les dispositions du traité qui engagent les parties à ne pas revoir leurs réglementations à la baisse visent tout bonnement à empêcher ce qu’il est convenu (abusivement) d’appeler le dumping social et environnemental des exportateurs chinois sur les marchés de l’UE.
Bien que très long et détaillé, l’accord UE-Chine ne changera pas radicalement la face des échanges euro-chinois. Mais sa conclusion revêt une signification diplomatique majeure. Car placer au second plan les enjeux du « développement durable et des droits humains » comme le fait ce traité aura des effets politiques très concrets : Pékin en ressort plus fort, plus légitime, et c’est sur tous les opposants que s’abattront la force et la légitimité nouvelles conférées par cet accord. Alors que les marchandises et les investissements réciproques circulent déjà, la conclusion d’un accord de cette ambition donne l’onction publique, de tous.toutes les citoyen.nes d’Europe, à une relation qui jusqu’à alors demeurait dans le domaine des contrats, et du commerce stricto sensu. Elle revêt pour signification l’abandon des valeurs humanistes et émancipatrices qui devraient structurer l’Europe, son projet, et ses politiques.
Amélie Canonne, membre d’Attac, chercheuse en politiques commerciales et climatiques
Maxime Combes, économiste, en charge des enjeux commerce et de relocalisation à l’Aitec
Nicolas Roux, porte-parole des Amis de la terre, expert en politiques commerciales et d’investissement
Lora Verheecke, chercheuse en politique commerciale européenne
Lire ici le décryptage intégral publié par l’Aitec et Attac France sur l’accord UE-Chine
Image : CC via flickr.