L’Allemagne attaquée par le groupe énergétique suédois Vattenfall pour avoir décidé de sortir du nucléaire ; l’entreprise française Veolia qui poursuit la Lituanie pour avoir modifié sa législation sur le chauffage urbain… Voilà deux cas de litiges entre une entreprise européenne et un État européen qui sont actuellement examinés par des tribunaux privés d’arbitrage – également appelés des « ISDS », pour « Investor-State dispute settlement ». Le recours à ces tribunaux privés, au fonctionnement opaque, pourrait ne plus être possible au sein de l’espace européen.
Sous prétexte de protéger les investisseurs, le recours à ces tribunaux privés sont prévus dans le cadre des traités d’investissements ou de libre-échange conclus entre différents pays. Ils permettent ainsi à des grandes entreprises d’attaquer des États qui adoptent des législations sociales et environnementales jugées trop contraignantes et contraires à leur quête de rentabilité, ou qui reviendraient sur la privatisation d’un secteur. Pointés du doigt lors des négociations sur plusieurs accords commerciaux – Tafta (ou TTTIP) entre les États-Unis et l’Europe, Ceta avec le Canada... –, ils ont suscité de fortes controverses et oppositions.
La Slovaquie attaquée pour ne pas avoir privatisé son assurance-maladie
Ils dépendent d’institutions internationales comme la Chambre internationale du commerce, dont le siège est à Paris, ou la Banque mondiale, à Washington. Celle-ci héberge le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements, où se jugent les affaires opposant Vattenfall à l’Allemagne et Veolia à la Lituanie. Dans ces deux cas, ces entreprises ont attaqué les États parce qu’elle se sont senties lésées suite à une modification de la législation. Les entreprises réclament des dédommagements importants : plus de 4 milliards d’euros à l’Allemagne pour Vattenfall, 100 millions d’euros à la Lituanie par Veolia.
Ces deux procédures seront peut-être bientôt illégales. En mars dernier, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, dans le cadre d’un autre litige, que les tribunaux privés d’arbitrage internes à l’Union européenne sont contraires au droit européen. Le cas examiné par la cour européenne concernait un différend entre un assureur privé néerlandais et l’État slovaque. Sur la base d’un accord sur les investissements datant de 1991, l’assureur néerlandais réclamait plus de 20 millions d’euros de dommages et intérêts à la Slovaquie pour avoir décidé d’arrêter sa politique de privatisation de l’assurance maladie. La Cour de justice a estimé que le droit européen est suffisant pour juger ce type de cas, les tribunaux privés d’arbitrage n’ayant pas la compétence de juger des litiges intra-européens.
Les tribunaux privés d’arbitrage bannis de l’Union européenne ?
Dix mois plus tard, les États européens en ont tiré les conséquences. Le 15 janvier, 22 États membres de l’UE ont signé une déclaration commune : « Toutes les clauses d’arbitrage investisseurs-États contenues dans les traités bilatéraux d’investissement signés entre pays membres de l’Union européenne sont contraires au droit de l’UE et donc inapplicables », écrivent-ils. Pas moins de 196 traités d’investissements ont concernés.
Les 22 États européens informent aussi « la communauté des investisseurs qu’aucune nouvelle procédure ne devraient être lancée contre un État européen ». Qu’en sera-t-il des affaires en cours ? « C’est plus compliqué », prévient Mathilde Dupré, chargée du programme commerce à l’Institut Veblen. C’est sur la base d’un traité multilatéral sur l’énergie (Energy Charter Treaty), signé en 1994, que l’entreprise suédoise Vattenfall a attaqué l’Allemagne. Or, la Suède n’a pas signé la déclaration du 15 Janvier, ni d’ailleurs le Luxembourg, Malte, la Finlande et la Slovénie. « Ces pays ne veulent pas que la décision de suspendre les traités d’investissement intra-européens s’applique au traité sur l’énergie », précise Mathilde Dupré [1].
Qu’en est-il des traités de libre-échange entre l’Europe et l’Amérique du Nord ?
Les traités de libre-échange conclus entre l’Europe et d’autres pays pourront toujours a priori contenir des clauses prévoyant de tels mécanismes privés de règlements des conflits. Le 29 janvier, l’avocat général de la Cour de justice de l’Union européenne a rendu un avis au sujet du mécanisme d’arbitrage prévu dans le Ceta, le traité-de libre-échange entre l’Europe et le Canada. Selon cet avis, le mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États prévu par cet accord commercial serait « compatible avec le droit de l’Union ». Ce n’est pour l’instant qu’un avis de l’avocat général. Il faut encore que les juges se prononcent. « En général, la Cour suit l’avis de l’avocat général. Mais sur le cas de l’assureur néerlandais qui avait attaqué la Slovaquie, la cour avait largement remis en cause cet avis », note la spécialiste des accords commerciaux de l’Institut Veblen.
Le Ceta est déjà en application partielle depuis septembre 2017, pour sa seule partie commerciale. Le Ceta est un accord mixte, avec une partie qui tient de la compétence de l’Union européenne, en vigueur, et une autre qui relève de la compétence des États. Celle-ci, sur les investissement proprement dits, prévoit un mécanisme ad hoc d’arbitrage privé pour d’éventuels conflits avec les multinationales. Elle ne pourra entrer en vigueur qu’après ratification par tous les États membres de l’UE, et seulement si l’ensemble des parlements nationaux donnent leur feu vert.
Le Jefta, l’accord centre l’Europe et le Japon, qui vient d’entrer en vigueur début février, ne contient pas, lui non plus, de clause de mécanisme d’arbitrage. Un futur traité d’investissement sera peut-être ajouté au traité commercial, avec là, éventuellement un tel mécanisme. « Sur la partie de l’accord concernant les investissements et le mécanisme de règlement des conflits sur le sujet, les négociations ne sont pas terminées », indique Mathilde Dupré.
Un accord de libre-échange avec Singapour, paradis fiscal notoire
Mais voilà que l’Union européenne est en train d’adopter de nouveaux accords. Il s’agit cette fois d’un traité avec Singapour, qui prévoit des accords de coopération, un accord de libre-échange et sur la protection des investissements. Celui-ci contient une clause de mécanisme d’arbitrage [2]. Les trois volets du traité ont été adoptés par le Parlement européen ce 13 février, à une large majorité. L’accord sur la protection des investissements ne pourra de son côté entrer en vigueur qu’après ratification par tous les pays de l’UE.
Or, Singapour est un paradis fiscal notoire. En matière d’opacité financière, la cité-État est classée en cinquième position par le réseau Tax Justice Network. Par ailleurs, « Singapour, où les droits d’expression et de manifestation ne sont pas respectés, n’a pas ratifié les conventions 87 et 111 de l’Organisation internationale du travail sur la liberté d’association et sur les discriminations », rappelle l’organisation Attac.
« Un transfert inacceptable de la souveraineté juridique et démocratique des citoyens vers les multinationales »
« Singapour est un paradis pour les multinationales qui pour certaines y disposent de sièges sociaux ou de filiales qui n’hésiteront pas à faire usage de ces tribunaux arbitraux privés pour freiner toute politique ambitieuse qui pourraient remettre en cause leurs profits. En première ligne de ces attaques, pourraient se trouver la protection de l’environnement ou encore la santé des citoyens, souligne le député vert européen Yannick Jadot, le 24 janvier suite au vote favorable à cet accord au sein de la Commission du commerce international du Parlement européen. En ouvrant à la ratification d’un accord commercial avec Singapour, l’Union européenne poursuit la fuite en avant d’un transfert inacceptable de la souveraineté juridique et démocratique des citoyens vers les multinationales », dénonce le député.
« La France et 11 autres pays de l’UE ont certes déjà des accords d’investissement avec Singapour, qui prévoient le règlement des litiges par le biais de tribunaux d’arbitrage [3]. Mais là, on passerait de 12 mécanismes d’arbitrage à un “Investment Court System” (Système de cour sur l’investissement) qui vaudrait pour les 28 États, pointe Mathilde Dupré. Ce qui élargit encore les possibilités de poursuites. Si les entreprises structurent leurs investissements en Asie du Sud-est via Singapour, c’est pour profiter des avantages fiscaux de ces accords : elles évitent ainsi la double-imposition et profitent des très faibles taux d’imposition de Singapour. Avec ce nouvel accord signé par l’UE, on accroît encore les droits des investisseurs privés à ce niveau. » En outre, aucun paragraphe dans l’accord ne mentionne la lutte contre l’évasion et l’optimisation fiscales.
Reste que l’opposition à cet accord est déjà grande, comme elle l’a été contre le Tafta (l’accord de libre-échange avec les États-Unis, dont les négociations ont été suspendues depuis l’arrivée au pouvoir de Trump) et le Ceta. Une pétition lancée le 23 janvier contre la ratification de ce nouvel accord commercial avec Singapour a déjà recueilli plus de 500 000 signatures.
Rachel Knaebel
Photo : CC Attac Austria
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