Racisme

 Accueil des demandeurs d’asile : élus et citoyens face à la « stratégie de la peur » de l’extrême droite

Racisme

par Maïa Courtois

De la côte atlantique à la Corrèze, les attaques de l’extrême droite se multiplient contre les projets de centres d’accueil de personnes migrantes. Portées par Reconquête !, le parti d’Éric Zemmour, ces actions poussent élus et associations à réagir. 

Des voitures brûlées, un pan de mur noirci : c’est ainsi qu’apparaît la maison de Yannick Morez, maire de la station balnéaire de Saint-Brevin-les-Pins (Loire-Atlantique), le 22 mars au matin. L’incendie est d’origine criminelle. Il s’inscrit dans un contexte de violences et d’hostilités depuis l’annonce de l’ouverture d’un centre d’accueil pour demandeurs d’asile (Cada) dans la commune.

« Nous ne souhaitons pas lier l’attaque criminelle dont a été victime le maire au contexte tendu préalable, laissons l’enquête se faire », tempère Damien Roussel, directeur du cabinet du maire. Il n’a pas donné suite à notre demande d’interview du maire Yannick Morez, indiquant vouloir « couper un peu » face aux nombreuses sollicitations. C’est que les tensions sont vives ces dernières semaines.

Dans cette tranquille commune littorale, un centre d’accueil et d’orientation (CAO) de personnes exilées avait ouvert en 2016, à la suite du démantèlement de la « jungle » de Calais. « Il y avait eu des manifestations, allant jusqu’à des tirs de fusil sur le centre », se souvient Philippe Croze, cofondateur de l’association Les Brevinois attentifs, née cette année-là en soutien à l’accueil. Apprentissage du français, sorties culturelles, équipe de foot ou encore aide alimentaire sont, depuis lors, proposés par ses bénévoles.

Aujourd’hui, l’enjeu est uniquement de déplacer ce centre, devenu un Cada, de trois kilomètres plus au sud. L’argument principal des anti-Cada ? Sa future proximité avec une école. Un « collectif pour la préservation de la Pierre attelée », du nom de cette école, a vu le jour. Tracts, manifestations… « Une stratégie de la peur » s’installe, basée sur des « amalgames », décrit Jean-Luc Boero, président de la Ligue des droits de l’Homme de Saint-Nazaire. Son organisation a porté plainte le 20 février à la suite de la distribution d’un tract à caractère raciste et discriminant. Des plaintes ont aussi été déposées par Philippe Croze et le vice-président des Brevinois attentifs, « vilipendés » sur les réseaux sociaux et sur le site d’extrême droite Riposte laïque.

À Callac, le parti d’Éric Zemmour et des menaces de mort

Cette « stratégie de la peur » se déploie sur les territoires ruraux français depuis l’épisode de Callac, dans les Côtes-d’Armor. Ce village breton a été le théâtre d’oppositions à un projet visant à accueillir des familles réfugiées, à réhabiliter des logements vacants et à créer un tiers lieu, un espace partagé collectif. Dès la présentation du projet, en avril 2022, « des élus ont reçu des menaces de mort et ont déposé plainte, retrace Chloé Freoa, directrice générale du fonds de dotation Merci, à l’origine du projet. Nous aussi, nous recevions des messages antisémites et racistes », ajoute-t-elle.

En août, un collectif d’opposants se monte. Ils sont reçus par le maire. « On ne trouvait pas cela très inquiétant », se souvient la responsable. Puis, une manifestation coorganisée par le parti Reconquête ! d’Éric Zemmour est annoncée pour le 17 septembre 2022. Deux jours auparavant, Emmanuel Macron défendait une meilleure répartition des personnes exilées dans les départements. « Ça a enflammé les choses, estime Chloé Freoa. On a d’abord subi une crise médiatique avant de subir une crise politique. Une centaine de journalistes est venue de partout dans le monde, et nous n’étions pas équipés. »

Les personnes hostiles au projet, elles, ont multiplié les intimidations. « Menaces de mort, appel au viol collectif, dégradations de la mairie… Des hommes en plein nuit, cagoulés, dans le jardin d’un adjoint ; des agressions verbales et bousculades sur la place du marché ; des appels anonymes dans la nuit… », énumère Chloé Freoa.

Au fil des mois, l’unité des élus « s’est fissurée, analyse-t-elle. Certaines de leurs familles leur demandaient d’abandonner, car elles avaient peur pour eux. » Jusqu’à ce que l’équipe craque et annonce l’abandon du projet, le 9 janvier 2023. Aujourd’hui encore, « des habitants qui s’étaient mobilisés en faveur de l’accueil sont ciblés par des attaques, dont des lettres d’insultes », précise la responsable.

Les équipes municipales préfèrent garder le silence

Depuis ces attaques de l’extrême droite, des situations similaires se multiplient. À Beyssenac (Corrèze), village de moins de 400 habitants, l’ouverture prochaine d’un Cada suscite l’opposition de figures de l’extrême droite. « Cela va nous amener au “grand remplacement” », martelait Philippe Ponge, sur Sud Radio fin février, un ancien élu du Front national à Bandol dans le Var ; aujourd’hui en rupture du FN-RN, il est devenu le porte-parole d’un collectif positionné contre ce projet.

À Bélâbre (Indre), 900 habitants, une opposition se monte contre la rénovation d’une ancienne chemiserie pour y installer un Cada qui accueillerait 38 demandeurs d’asile. Le conseil municipal de Bélâbre a validé le 9 février la mise en place de ce projet, piloté par l’État. « C’est alors que la protestation a commencé à apparaître, de la part de gens du coin de Bélâbre, y compris le gérant de la supérette », rapporte Jean-Marie Fardeau, responsable de Vox Public, une ONG de soutien aux collectivités et associations intervenue dans le dossier de Callac.

Le groupe « Non au Cada de Bélâbre » évoque pêle-mêle, dans un tract, des supposées « conséquences sur le niveau de l’école », la « fréquentation du plan d’eau et des terrains de loisirs perturbée », ou encore une « valeur de l’immobilier dépréciée ». Dans un courrier à ses administrés, l’équipe municipale a répondu point par point. Parfois avec des données et des définitions légales ; parfois avec une touche d’humour : « Vous projetez déjà des mariages mixtes ? Il n’y a pas que des “Berrichons de souche” à Bélâbre aujourd’hui : des Parisiens, des Anglais, etc. Cela pose-t-il un problème de “grand remplacement” ? »

Les équipes municipales de Beyssenac et Bélâbre, tout comme celles de Callac et Saint-Brevin, préfèrent cependant garder le silence et trier leurs interventions médiatiques sur le volet. Quant à l’association Viltaïs, gestionnaire pour l’État de la majorité de ces futurs Cada, elle renvoie vers les services communication des préfectures.

Présence d’élus RN dans les manifestations

Derrière chacune de ses mobilisations, le parti d’Éric Zemmour, Reconquête !, s’empare du rôle d’agitateur avec l’objectif d’amplifier les hostilités. « C’est une stratégie nationale d’occupation du terrain sur le thème de l’immigration. Comme ils ont perdu leurs élections et qu’ils sont absents des débats nationaux sur les retraites ou l’inflation, c’est une manière de faire parler d’eux… », soupire Jean-Luc Boero, de la LDH. Gilbert Collard, député européen ayant rejoint le parti de Zemmour en 2022 après une longue carrière au Rassemblement national a par exemple fait le déplacement à Callac.

Dans les rangs des manifestants hostiles de Callac, on trouvait aussi Catherine Blein, ancienne élue régionale du RN, à la tête de l’association Les Amis de Callac. Catherine Blein avait été exclue du parti en 2017 pour des propos homophobes et islamophobes, puis condamnée en 2019 pour apologie du terrorisme..

Les mêmes opposants de commune en commune

Les opposants de Callac se rendent dès que possible dans les autres communes concernées par des projets de centres d’accueil. À Bélâbre, où une première manifestation a eu lieu le 25 février, nombre de figures extérieures sont venues prendre la parole. On y trouvait entre autres l’avocat Pierre Gentilly, intervenant sur CNews et sur la chaîne YouTube d’extrême droite Omerta.

Cet ancien responsable des Jeunes de la droite populaire (UMP) avait été aperçu dans des soirées du Front national en 2015. « Il y avait aussi des militants de Reconquête ! et des catholiques intégristes », raconte Jean-Marie Fardeau, de Vox Public.

Des groupuscules d’extrême droite font ainsi leur apparition. À Saint-Brevin, lors d’un rassemblement organisé le 25 février, Ouest France a recensé une trentaine de membres de Civitas, association catholique intégriste d’extrême droite devenue parti politique. « Il y avait des catholiques intégristes, l’Action française, les royalistes… Une multitude de gens », indique aussi Philippe Croze des Brevinois attentifs. « Cette stratégie de Reconquête ! d’être sur le terrain pour toucher des identitaires, des extrêmes droites nationalistes, est assez nouvelle. Cela ressemble au Front national à ses origines », décrypte le responsable local de la LDH Jean-Luc Boero.

Qu’en est-il du Rassemblement national ? À Bélâbre, on note dans les mobilisations la présence de Mylène Wunsch, présidente du RN dans l’Indre. Ici, contrairement à Callac, « le RN pointe le bout de son nez et semble ne pas vouloir laisser le champ libre à Reconquête ! Peut-être pour ne pas apparaître comme un parti institutionnalisé sans activisme dans les territoires », analyse Jean-Marie Fardeau.

Protéger les maires

Le responsable de Vox Public, qui a suivi de près la situation à Callac, est venu à Bélâbre pour un partage d’expériences. « L’important pour les élues, c’est d’avoir la maîtrise de la communication sans avoir à réagir en permanence à de fausses informations et à des attaques. Il faut riposter médiatiquement, mais surtout fournir un récit clair sur le projet d’accueil des demandeurs d’asile », analyse-t-il. L’équipe municipale de Bélâbre a d’ores et déjà organisé une réunion, le 24 mars, avec des associations locales, commerçants et agriculteurs, en présence du préfet de l’Indre.

C’est l’un des enseignements de Callac. « Le silence de la communication laisse place au fantasme », résume Chloé Freoa. Si Callac était à refaire, la responsable du fonds Merci aurait davantage « communiqué ouvertement, assumé qui nous sommes et ce que l’on ambitionne de faire, pour être aussi présents qu’eux ». « L’important dans ces situations, c’est que le ou la maire ne se retrouve pas en première ligne. Il faut absolument que l’équipe municipale se répartisse les rôles, explique aussi Jean-Marie Fardeau. Ce sont des courses de longue haleine qui peuvent être épuisantes ».

Le 25 février, à la fin de la première manifestation anti-Cada à Bélâbre, l’épouse du maire a été « agressée verbalement chez elle, relate Jean-Marie Fardeau. Plusieurs manifestants se sont rendus à son domicile ». À Callac, le maire s’était déjà retrouvé dans le viseur. Ainsi que l’une de ses adjointes, Laure-Line Inderbitzin, dénigrée par une série d’articles sur Riposte laïque au point de faire un signalement au procureur.

Les plus petites communes sont sans doute les plus vulnérables à ces attaques. Dans les villages « en dessous de 2000, 3000 habitants, les municipalités sont souvent apartisanes, les élus n’affichent généralement pas de couleur politique. Dans des communes plus grandes comme Saint-Brevin (14 000 habitants, ndlr), il est plus difficile de déstabiliser une équipe municipale », analyse Jean-Marie Fardeau.

Manque de soutien du gouvernement

« Il y a une stratégie d’affrontement qui est réelle : avec les pouvoirs publics, avec les élus, mais aussi avec les antifascistes », souligne Jean-Luc Boero. À Saint-Brevin le 25 février, les manifestants hostiles au Cada étaient environ 250, contre quatre fois plus de contre-manifestants. Sauf que sur ces 250, « il y avait un bon tiers de fachos qui étaient là pour castagner des antifa , lâche le responsable de la LDH. Ils se sentent forts, parce qu’ils ont gagné à Callac. C’est ce qu’ils disaient d’ailleurs à Saint-Brevin : on a gagné à Callac, on gagnera ici. »

Mais il y a une grande différence entre Callac et les autres communes. À Callac, le projet solidaire relevait d’un fonds privé. Dans les autres communes, il s’agit d’une politique menée par l’État via ses préfectures. À Saint-Brevin par exemple, les Brevinois attentifs ont rencontré le sous-préfet. Celui-ci « nous a bien affirmé que le Cada ouvrirait à la fin de l’année, rassure Philippe Croze. Le projet ne sera pas annulé. »

Il n’empêche : plusieurs élus et associatifs, notamment à Saint-Brevin, regrettent le manque de soutien officiel du gouvernement. Si Reconquête ! veut se distinguer de la stratégie électorale du RN, ces hostilités « mettent la pression et appuient le RN dans son travail parlementaire autour de la loi immigration de Darmanin à venir », avertit Jean-Luc Boero.

En attendant ces débats parlementaires, sur le terrain, certains se lassent aussi de répondre à l’agenda imposé par l’extrême droite. « On ne veut plus se prêter au jeu du “tu manifestes, je manifeste”. On a l’impression que ça alimente le buzz, conclut Philippe Croze. On préfère continuer l’accompagnement au quotidien. »

Maïa Courtois