Etat islamique

Adolescents en crise ou futurs terroristes potentiels : la difficile prévention de la radicalisation djihadiste

Etat islamique

par Isaac Cadon

Des propos provocateurs, voire haineux, un changement vestimentaire, une tendance à s’isoler, une addiction aux réseaux sociaux... et des jeunes se retrouvent signalés par leur famille ou l’école auprès de la Préfecture. Sont-ils en voie de radicalisation ? Sur quels éléments décider de les surveiller ? Un peu partout en France, des équipes de prévention de la radicalisation ont été créées pour évaluer ces situations à risque. La tâche est ardue, les critères sont discutés, les analyses des causes controversées, mais l’enjeu est de taille : combler le faible moyen des institutions pour ne pas abandonner ces jeunes, souvent marginalisés.

Une vie sur le point de basculer, en quelques semaines seulement. Après avoir échangé sur les réseaux sociaux, Elise a été happée par une jeune femme qui lui répétait que sa famille la dévalorisait, et que sa place était ailleurs. Elise a fugué pour rejoindre la jeune femme, est restée trois semaines dans un appartement et s’est mariée. Séquestrée, sans vraiment s’en apercevoir. Des faux-papiers étaient en fabrication pour un futur départ en Syrie. Un jour, la jeune mariée est frappée par son mari. Elle se rebelle. « Tu dois obéissance à ton mari, coûte que coûte », lui rétorque la jeune femme qui l’encadre. Le lendemain, Elise décide de fuir, prend le train et donne rendez-vous à la psychologue avec qui elle avait maintenu un lien pendant cette fugue.

Cette histoire, c’est Hélène qui la raconte, deux mois après l’incident. « A quelques jours près, elle partait », se souvient aujourd’hui la psychologue qui fait partie d’une équipe de prévention de la radicalisation créée en février 2016. Avec un autre professionnel, ils sont chargés d’évaluer les situations à risque transmises par la Préfecture, elle-même informée, le plus souvent, via un numéro vert. Ces jeunes qui portent le voile ou se laissent pousser la barbe du jour au lendemain, qui ont des propos haineux et provocants, sont-ils en train de se radicaliser ? Ou sont-ils des adolescents finalement inoffensifs parfois en crise et en quête d’identité ?

Du meneur au suiveur

La tâche est complexe pour ce réseau chargé d’identifier et de dévier une possible trajectoire qui mènerait à la radicalisation – « si leur profil nous est transmis, c’est qu’ils ne sont pas dangereux, mais le doute est sur la table », explique une des membres du dispositif. Certaines situations sont rapidement jugées préoccupantes, comme ce lycéen, « très bon élève par ailleurs », qui tient des propos provocateurs et dicte le comportement des filles de sa classe, « pour que les filles se tiennent ». Ou encore ce jeune adulte, pris dans un réseau d’influence de personnes radicalisées, « tellement content d’appartenir à un groupe qu’il n’en avait pas saisi les dangers ». « Il avait le profil du gars qui est manipulé par d’autres. » Parmi les signalés, on trouve une majorité de femmes.

Les professionnels du réseau de prévention rencontrent les personnes qui, inquiètes, ont fait le signalement. Puis le jeune concerné. Certains acceptent volontiers ce rendez-vous. D’autres sont plus réticents. « L’un d’eux nous a dit : Je suis venu parce que c’était mieux pour moi, mais je ne vais rien vous dire », raconte une membre de l’équipe. « Nous tentons d’évaluer l’intégration du jeune dans sa famille, sa vie sociale, sa scolarité, raconte une autre professionnelle. A-t-il des projets pour l’avenir ? »

« La plupart des jeunes n’ont jamais rencontré un imam. »

La religion est-elle un facteur de radicalisation ou un prétexte pour des jeunes en perte de repères ? Les motivations religieuses sont scrutées, mais elles font débat. « Les logiques religieuses ne sont pas dominantes, estime le sociologue Elyamine Settoul qui a analysé les parcours de personnes parties combattre en Syrie. Les jeunes ne sont souvent pas baignés dans la religion. » Le psychiatre Serge Hefez, responsable de l’unité de déradicalisation de la Pitié Salpêtrière avance une position plus nuancée, mais rappelle que « la plupart des jeunes suivis n’ont jamais rencontré un imam, un relais physique ».

Même constat du côté de l’équipe de prévention de la radicalisation. « Certains jeunes ont des convictions religieuses fortes, mais ce n’est pas la majorité, relate une professionnelle du réseau. La religion est souvent une façon de se rebeller, de s’affirmer. Et à l’adolescence, tout peut se vivre de façon très extrême, mais c’est souvent un prétexte. Les filles sont par exemple en quête d’une place dans un groupe, d’un ascenseur social. » Parmi les situations que l’équipe a rencontrées, il y a cette étudiante signalée sur le numéro vert parce qu’elle s’était voilée. « Elle venait d’une famille non musulmane et s’était convertie en conscience, se rappelle une professionnelle. Le côté religieux est délicat : quand les jeunes sont soft, ils peuvent en parler avec habileté. Quand la pratique est absolue, il n’y a pas moyen de réfléchir. »

Un parcours plutôt que des profils

Du milieu social aux failles psychologiques, les facteurs qui mènent à la radicalisation sont nombreux et parfois discutés. Mais les spécialistes s’accordent sur l’idée d’un parcours de radicalisation, plutôt que sur des profils de jeunes à risque. « Un radicalisé, c’est quelqu’un qui monte des marches sans s’en rendre compte et qui n’arrive pas à redescendre, un peu à l’image d’un toxicomane », analyse Elyamine Settoul. Pour le chercheur, la marginalisation politique, sociale ou sexuelle peut être un terreau qui mène à la radicalisation. « Beaucoup de jeunes qui sont partis en Syrie ont des parcours de délinquance. Ils ont fréquenté la prison, viennent d’une famille où la figure du père est absente, et de quartiers où la vision binaire des choses peut être propice à la radicalisation. »

Le phénomène d’une emprise mentale, sectaire, est très présent dans les situations observées par le psychiatre Serge Hefez. Cette analyse est défendue par Dounia Bouzar, ancienne éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse et cofondatrice du Centre de prévention des dérives sectaires liées à l’Islam, qui a formé l’équipe de professionnels que nous avons rencontrés. Soumises aux recruteurs qui décèlent en elles des failles psychologiques, les personnes sont bombardées de messages notamment via les réseaux sociaux. « Cela les amène à se méfier de plus en plus de leur entourage, à devenir paranoïaque. On leur dit aussi qu’ils sont les élus pour changer le monde. » « Pour les adolescents, écrire sur les réseaux sociaux que leurs parents ne comprennent rien à leur vie, qu’ils ont besoin de liberté, n’est pas exceptionnel, raconte la psychologue Hélène. Mais ces messages sont identifiés par des recruteurs qui les convainquent qu’ils ont les pires parents du monde et leur répètent : si tu étais avec nous, ce serait merveilleux. » De nombreux cas rencontrés par l’équipe de prévention de la radicalisation semblent correspondre à cet embrigadement : « Les jeunes se retrouvent dans une situation où ils ont une dette à rembourser, face à ce qu’ils ont reçu des personnes qui tentent de les embrigader. »

Des motivations politiques et identitaires ?

Cette théorie de l’emprise mentale est controversée, et risque d’évacuer l’adhésion au projet politico-religieux proposé par l’État islamique. « La détermination politique et religieuse des djihadistes est centrale dans leur engagement », avance le journaliste David Thomson, qui a analysé le parcours des djihadistes français, au journal le Point. « On veut croire que les jeunes qui se radicalisent font un choix, restent maîtres d’eux-mêmes, explique le porte parole du Centre d’action et de prévention contre la radicalisation, à Bordeaux. C’est très important, car cela laisse supposer qu’ils peuvent se positionner autrement. Faire le choix inverse. [1] »

Travailler sur ces déterminants politiques et identitaires, sur le discernement et l’esprit critique : c’est le choix d’une association installée dans une ville du même département, touchée notamment par le départ de jeunes vers la Syrie. « Aujourd’hui, dans certains quartiers, quand un jeune vous parle d’un blanc, il le nomme le « français », raconte le directeur de l’association. Eux ne se considèrent pas comme français, alors qu’ils ont la carte d’identité. Ce n’est pas forcément à cause d’eux, mais aux discriminations dont ils sont victimes. » L’association propose depuis septembre des ateliers et des débats, entre autres dans les établissements scolaires, autour de questions politiques et identitaires. Des actions de prévention primaire, en somme, pour donner les moyens aux jeunes de se forger leur propre opinion. Et être moins influençables.

Dans une école où « des garçons imposent aux filles, sous prétexte religieux, qu’elles ne doivent pas porter de jupes », l’association a initié une action autour de la religion et la discrimination des femmes. « Pour faire bouger les mentalités, cela ne se fait pas en deux heures. Il faut parvenir à questionner les propos des jeunes, ce qui exige des interventions régulières, pendant plusieurs mois voire un an. » Un travail sur la théorie du complot est aussi mis en place. « C’est un fléau, mais nous n’allons pas dire au jeune, tu as tort, moi j’ai raison, souligne le professionnel. Sinon, nous risquons de l’isoler. Il faut d’abord établir la confiance avec le jeune, lui redonner du crédit plus que des explications. Ces dernières viendront plus tard. »

Soutien à l’intégration scolaire

A partir de quand le discours d’un jeune est jugé inquiétant ? « C’est facile de penser qu’une personne est radicalisée parce qu’elle a des propos radicaux, souligne le directeur de l’association. Les propos ne signifient pas que la personne adhère aux idées. Mais en public, elle peut les tenir pour s’affirmer au sein d’un groupe, se faire respecter. Beaucoup de jeunes ont « validé » les attentats de 2015. Si on s’arrêtait là, nombre d’entre eux seraient mis sous surveillance. Mais pourquoi disent-ils cela ? Qu’est-ce qu’ils ont compris de la situation ? »

La période de vie de l’adolescence est particulièrement propice aux oppositions et aux affirmations radicales. « On cherche à anticiper ce que peut être le parcours du jeune, et éviter qu’il ne se retrouve dans une situation de vulnérabilité avec les plus âgés, raconte Hélène, de l’équipe de prévention de la radicalisation. Nous tentons d’apporter un étayage à ce jeune pour éviter qu’il ne renforce ce comportement un peu déviant. » Cet étayage, mené par les structures en charge des jeunes, prend la forme d’un travail sur l’orientation professionnelle, d’un soutien à son intégration scolaire – « éviter qu’il ne soit dans une situation de vulnérabilité avec les plus âgés ».

Des hospitalisations peuvent aussi être envisagées – « une parenthèse pour que le jeune qui était soumis à des sollicitations jour et nuit se repose » – ainsi que des séjours de rupture, à l’étranger. « On l’éloigne de son environnement pendant un temps, car le jeune est en danger, afin qu’il reprenne des forces dans des projets où ils sont capables de faire de bonnes choses, et qu’il réfléchisse à sa vie. » Enfin, les parents peuvent aussi être conseillés sur les attitudes à adopter. « Un père peut nous dire : étant donné ce que dit ma fille, ce n’est plus ma fille, et jouer ainsi la carte de l’isolement. Nous leur expliquons qu’elle a au contraire besoin d’être rassurée. Il faut garder un lien. »

Des signalements qui mènent à une surveillance ?

Tous les mois, les professionnels font le point à la préfecture sur la situation des jeunes signalés. Il y a ceux qui n’inquiètent plus, ceux qui sont suivis tranquillement, et ceux pour qui les actions se poursuivent, car le doute est toujours présent. « Si un danger est estimé, les services de sécurité prennent les choses en main. » « Les signalements de ces jeunes jugés à risque ont beaucoup inquiété les professionnels de la protection de l’enfance, relate l’une d’entre elle. Dans notre culture, on ne partageait pas les éléments de préoccupation avec la police. » La peur de déclencher un fichage ou une surveillance de la personne sur le long terme est forte. Faut-il signaler rapidement une situation ? « Il est possible de voir du mal partout, ce n’est pas simple. Mais si il y a un problème par la suite, qui va être tenu responsable ? », s’interroge une autre professionnelle. Fin février 2018, 20 000 personnes figuraient dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation terroriste (FSPRT), dont 11 000 personnes sont considérées comme « actives » (lire ici).

Plus on s’éloigne des derniers attentats en France, moins les signalements sont nombreux. « Les signaux sont plus difficiles à interpréter, juge la psychologue. Le phénomène est désormais à la dissémination : le but est de se cacher. » Avec la disparition du territoire de l’État islamique en Syrie, fin 2017, l’enjeu n’est plus d’éviter les départs vers ce pays, mais d’empêcher d’éventuelles actions directes sur notre territoire. « Ce qui sauve ces jeunes, c’est d’avoir une formation et du boulot, rappelle Serge Hefez. C’est déjà beaucoup quand on s’appelle Mahomed. La question centrale est celle de l’intégration sociale. »

Isaac Cadon

Photo : source

*Les propos de Serge Hefez et Elyamine Settoul sont tirés de plusieurs conférences données sur le sujet de la prévention de la radicalisation. Les propos des professionnels engagés dans la prévention de la radicalisation ont été recueillis entre août et octobre 2017. Afin de protéger les professionnels et les jeunes concernés, les sources ont été anonymisées et la région où sont localisées ces actions n’est pas mentionnée.

Notes

[1Citation extraite de l’article du Point mentionné au dessus.