Le dossier d’instruction, auquel Basta! a pu avoir accès, révèle différentes incohérences entre les déclarations des policiers, le déroulement des faits rapporté par les huit agents présents, et les conclusions de l’expertise médico-ballistique. Les versions policières ne concordent pas sur l’endroit où Babacar a été abattu, ni sur celui où il s’est effondré. Aucune déposition ne permet de comprendre comment Babacar a pu recevoir une balle dans la fesse arrière gauche. Enfin, aucun policier n’explique pourquoi, alors que six agents se tenaient derrière Babacar, armé d’un seul couteau, aucun n’intervient pour le désarmer avant que leur collègue, se sentant menacé, ne dégaine son arme.
Une intervention confuse
Dans la nuit du 2 au 3 décembre 2015, huit policiers sont sollicités aux alentours de 4h20 pour intervenir au septième étage d’un immeuble du quartier Maurepas, à Rennes. D’après le chef de l’équipe de la BAC qui se rend sur place, « il s’agissait, d’après les informations recueillies par notre salle de commandement, d’un individu armé d’un couteau dans un domicile, qui menaçait le requérant, qui avait fait le 17 ». Deux policiers se tiennent de part et d’autre de la porte d’entrée, deux autres sur les marches qui mènent à l’étage supérieur, les derniers semblent se tenir sur les marches qui mènent au palier, du côté droit de la porte de l’appartement. Une fois dans les lieux, les policiers s’entretiennent d’abord avec Gaby, « le requérant », chez qui Babacar passait la nuit. Puis, celui-ci surgit, tenant un couteau de cuisine à la main, la lame pointée vers son propre abdomen.
Parce qu’il juge Gaby menacé par un geste de Babacar, un policier tente alors de faire usage de son Taser. Mais celui-ci ne fonctionne pas. Selon le récit des agents, Babacar se retourne et se dirige rapidement vers le palier, couteau à la main, lame tournée vers l’extérieur cette fois. Il passe à côté des deux agents, placés dans l’entrée de l’appartement, qui affirment lui avoir asséné chacun un coup de matraque téléscopique sur les bras, sans pour autant parvenir à entraver son avancée ni à lui faire lâcher le couteau. Babacar se serait ensuite dirigé vers les deux policiers positionnés sur les marches menant à l’étage supérieur, les contraignant à les gravir. S’engage alors une sorte de course-poursuite vers l’étage supérieur où se replient les deux policiers, Babacar à leur trousse. « J’ai mis en joue l’agresseur en lui sommant de lâcher son couteau, tout en reculant à vive allure en direction du demi-palier menant au 8e étage avec mon collègue dans mon dos. J’ai manqué de trébucher (...) », raconte le gardien de la paix. L’immeuble est conçu avec des paliers intermédiaires entre chaque étage.
Une première balle est tirée, depuis l’étage supérieur. Elle touche Babacar « au torse », qui chute. Selon les policiers, il se relève « rapidement », « son couteau à la main », et poursuit son ascension. Babacar atteint le palier du 9e et dernier étage. Les deux agents se sont placés dans l’un des angles. « Au moment où il s’est précipité vers moi, c’est là que [j’ai] tiré à plusieurs reprises. » Babacar est mortellement touché par un tir sériel de quatre balles. Il est retrouvé par la Direction interrégionale de la police judiciaire (DIPJ) sur le palier intermédiaire, entre le 8e et le 9e étage.
Une version policière qui se modifie au fil du temps
L’enquête de l’IGPN, diligentée en flagrance, s’ouvre quelques heures après les faits. Trois policiers sont entendus par l’IGPN (selon les documents auxquels Basta! a pu avoir accès) deux heures après leurs premières dépositions. Dans celles-ci, les policiers présentent une analyse similaire des faits : Babacar aurait eu une attitude particulièrement agressive vis-à-vis du policier qui l’a tué et aurait, ainsi, représenté une menace. Le policier qui a fait feu déclare : « Il avait les yeux braqués sur moi, j’avais le sentiment qu’il ne voyait rien d’autre que ma personne », puis ajoute « jamais il ne s’est arrêté, il avançait sur moi en permanence ». Les deux autres policiers entendus insistent, eux aussi, sur le fait que Babacar aurait été « fixé, aimanté » par le policier qui fera feu, qu’il « paraissait focalisé » sur sa personne.
Étrangement, lors des premiers procès-verbaux enregistrés un peu plus tôt dans la matinée, aucun d’entre eux n’évoque l’idée que Babacar ciblait particulièrement le policier qui finira par l’abattre. Ils affirment que Babacar s’est dirigé vers les deux policiers situés sur les marches face à l’entrée de l’appartement duquel il sortait, couteau à la main.
L’enquête de l’IGPN s’achève six mois après les faits. Elle reprend la version finale des policiers et considère que Babacar « semblait n’avoir eu qu’un seul objectif, s’en prendre physiquement » au policier qui l’a abattu. Nonobstant les zones d’ombres qui parsèment le déroulé de l’intervention, l’IGPN conclut à la légitime défense et à une réaction « proportionnée » de la part du policier en question. Le défaut de fonctionnement du taser est, quant à lui, attribué à une « cartouche défaillante ».
L’enquête de l’IGPN laisse trop de questions sans réponses
Pourtant, plusieurs questions se posent, sur les méthodes de l’intervention, comme le fait qu’il n’y ait eu qu’un seul taser pour huit hommes, ou que huit hommes entraînés et armés n’aient pas réussi à en neutraliser un seul armé d’un couteau de cuisine. Et que des policiers soient intervenus seuls pour ce qui semble clairement avoir été une crise relevant de la psychiatrie pendant que les pompiers, arrivés au même moment, attendaient au bas de l’immeuble.
Les témoignages des agents relatent tous l’état psychique particulier de Babacar à leur arrivée : l’un le décrit comme « hyper excité, les yeux grands ouverts, comme s’il ne se contrôlait pas ». Pour un autre, Babacar « était comme dans un état second », « je ne suis même pas certain qu’il nous entendait », ajoute-t-il. « La perception que j’avais de cette personne est quelqu’un qui était en pleine démence », explique l’agent qui a fait feu. Rien de tout cela n’a été relaté par les enquêteurs de l’IGPN. Le document, de trois pages, livre une version lissée, quasi laconique, des déclarations faites par les policiers sans en questionner les contradictions.
À quel endroit, précisément, Babacar a-t-il été abattu ?
Un des points majeurs de divergence entre les différentes dépositions porte sur le lieu où Babacar a reçu les quatre balles qui l’achèvent, ainsi que sur celui où il s’effondre. Ce qui peut sembler être un détail est important au vu de ce que dit, on va le voir, l’expertise balistique. Le policier de la BAC qui a abattu Babacar explique avoir tiré une première fois du palier du 8e étage. Babacar, qui se trouvait selon lui quelques marches plus bas, serait alors tombé sur le palier du dessous, un à deux mètres plus bas, face contre terre, avant de se relever. Le policier déclare ensuite avoir tiré une série de balles alors qu’il se trouvait au dernier étage, étant cette fois-ci acculé. Dans le procès-verbal, il explique que Babacar était « à quelques centimètres » face à lui, ajoutant qu’il a tiré plusieurs fois pour « le neutraliser définitivement ». Babacar se serait alors écroulé devant lui, au 9e étage. Il explique également ne pas savoir ce qu’il « est advenu de la position du corps ensuite ».
L’unique autre témoin direct interrogé est un brigadier de police, qui remonte les étages avec son collègue de la BAC et déclare s’être tenu derrière lui, celui-ci ayant dégainé son arme de service. Dans son procès-verbal, le brigadier déclare que Babacar se serait une nouvelle fois relevé, sur le palier du 9e étage, après avoir reçu un total de cinq balles dans le corps : « L’homme s’est effondré sur le palier et semblait inerte (…) il s’est alors relevé, les mains vides, a pivoté sur sa gauche et s’est jeté sur les deux collègues qui se trouvaient dans les escaliers ». Selon lui, Babacar, toujours virulent, aurait finalement été maîtrisé sur le palier inférieur, où il aurait ensuite été pris en charge par les pompiers. Problème : aucun de ses collègues ne confirme cette version.
Des témoignages divergents et contradictoires, voire incohérents
Témoins indirects, les autres policiers présents livrent, en effet, des témoignages divergents. Selon l’un d’eux, Babacar se serait effondré à ses pieds après avoir reçu les quatre balles, sur l’inter-palier entre le 8e et le 9e étage. Un autre valide ce récit, ajoutant qu’il a dû donner des coups de matraque téléscopique sur les jambes de Babacar lors de son menottage, à la fin de l’action. Il changera pourtant de version, dans un courrier adressé à l’enquêteur de l’IGPN : il y déclare être arrivé sur les lieux après les pompiers. Un autre encore affirme que Babacar est allongé sur le dernier palier, au 9e étage, le couteau à ses côtés, puis change lui aussi de version auprès de l’IGPN : le corps se trouverait, en réalité, sur le palier inférieur. Impossible donc de comprendre où Babacar se situait quand il a été abattu (un inter-palier, au 9e étage, dans les escaliers ?), où il s’est exactement effondré, ni s’il a été déplacé ensuite.
Pièce complémentaire aux déclarations des policiers, le rapport de la DIPJ, arrivée sur les lieux environ deux heures plus tard. Ce document indique que le corps se trouve sur le palier intermédiaire, entre le 8e et le 9e étage. Le couteau se trouve non loin du corps, sur la dernière marche précédant le palier où gît Babacar. Ce qui pourrait supposer que Babacar se soit trouvé sur les marches lorsqu’il a été la cible du tir sériel de l’agent de la BAC. Les policiers de la DIPJ relèvent également que de larges tâches de sang maculent le palier du 9e étage : « ...des projections de sang importantes, avec coulures, au niveau de la porte de l’appartement 09.01 (…) sur une hauteur maximale de 100 cm en partant du sol ». Babacar aurait donc bien été tué au 9e étage.
La trajectoire des tirs questionne... et des scellés disparaissent
Un autre aspect pose question : la trajectoire des tirs. D’après le rapport de la DIPJ, Babacar aurait reçu deux balles dans chaque flanc, une à la cuisse, ainsi qu’une autre dans la fesse gauche. Or, tous les témoignages des policiers le présentent comme poursuivant les deux policiers, dans un face-à-face constant avec le tireur. Pourtant, au moins trois balles ne sont pas arrivées de face : celles ayant atteint les flancs et la fesse gauche. Celle-ci ne peut avoir été tirée que si Babacar tournait littéralement le dos au policier tireur.
En outre, depuis l’ouverture de l’instruction, une nouvelle expertise médico-balistique a été ordonnée. Elle révèle notamment la disparition de quatre des principaux scellés, dont l’arme ayant servi à tuer Babacar (lire notre première enquête sur l’affaire). Elle indique aussi que le tireur se trouvait en surplomb pour l’ensemble des tirs. Se dégagent alors deux hypothèses : la première est que Babacar se trouvait sur les marches, légèrement plus bas que les deux policiers stationnés au 9e étage, lorsqu’il a été abattu. Mais cela n’expliquerait pas les larges traces de sang relevées par la DIPJ sur le dernier palier, où se trouvait le tireur. Si Babacar avait été tué au 9e étage, au même niveau que le tireur, les balles n’auraient pas été tirées en surplomb. La seconde est qu’il n’était pas debout lorsqu’il a reçu les quatre balles, mais déjà à terre. Dans ce cas, pourquoi le policier a-t-il ouvert le feu ?
La famille dans l’attente d’un procès
La reconstitution qui a lieu ce 24 septembre devra déterminer ce qu’il s’est vraiment passé ce soir là, ainsi que les étapes à venir dans l’instruction. Elle devra confronter les témoignages des policiers, des pompiers, avec les éléments fournis par les différents rapports d’analyse, dont le plus récent, celui sur la balistique. D’ores et déjà, les avocates d’Awa Gueye ont demandé une morphoanalyse des traces de sang, afin de permettre de relier le sang aux parties du corps touchées par les balles, et donc d’en déduire la position de Babacar au moment des tirs. Cela permettra peut-être à Awa Gueye d’en savoir un peu plus sur les conditions de la mort de son frère, en attendant la tenue éventuelle d’un procès, où l’ensemble des questions que pose cette affaire pourront être soulevées.
Juliette Rousseau
En photo : Conférence de presse du collectif Vérité et justice pour Babacar, le 7 décembre 2019.
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