Allô Bercy ?

Aides publiques, dividendes, emploi, climat : le hold-up du CAC40 sur « le monde d’après »

Allô Bercy ?

par Maxime Combes, Olivier Petitjean

On a pu espérer que la crise sanitaire mondiale bousculerait les logiques néolibérales de rentabilité financière, c’est hélas l’inverse qui se produit. Ne rien changer au monde d’avant est le seul credo des entreprises du CAC40 et du gouvernement.

Il y a un peu plus d’un an, alors que la première vague de l’épidémie de Covid-19 frappait la France, on a pu croire un moment que les cartes allaient être rebattues. Le « quoi qu’il en coûte » annoncé par Emmanuel Macron pour faire face à la crise a semblé marquer la fin des politiques d’austérité et de coupes budgétaires pour remettre à l’honneur la dépense publique et les services publics : il n’était plus question de « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner », ni les laisser « aux lois du marché ».

L’État s’est retrouvé de fait au centre du jeu économique. Les arrêts d’activité et les restrictions imposées par la situation sanitaire ont entrouvert la possibilité d’un monde recentré sur l’essentiel, où s’inventeraient d’autres manières de travailler, de se déplacer de vivre – le fameux « monde d’après ». Les grands patrons n’avaient que le mot « solidarité » à la bouche. Syndicats, associations et parlementaires appelaient l’exécutif à ce que les aides publiques aux entreprises s’accompagnent d’une suspension des versements de dividendes, d’une garantie de protection de l’emploi et d’un véritable engagement dans la transition écologique. Les ministres se sentaient obligés de prétendre, en apparence au moins, qu’ils partageaient les mêmes objectifs.

Sauf que… le gouvernement a délibérément choisi de ne pas suivre cette voie en refusant d’assortir les aides publiques massives qu’il était en train de débloquer à de véritables conditions sociales, fiscales et environnementales. Un temps, le gouvernement a prétendu que ce n’était pas nécessaire parce que les grandes entreprises feraient tout cela d’elles-mêmes, de manière volontaire. Aujourd’hui, il ne s’en donne même plus la peine, alors que les grandes entreprises font la démonstration qu’il n’est pas question pour elles de changer.

Priorité réaffirmée aux actionnaires

Le tableau dressé aujourd’hui par le rapport Allô Bercy ? Pas d’aides publiques aux grandes entreprises sans conditions publié par l’Observatoire des multinationales, qui complète et met à jour une première étude réalisée l’année dernière, est sans concession :

 Alors que l’on ne sait pas bien quand finira la pandémie, les sommes versées par le CAC40 à ses actionnaires repartent à la hausse (+22 %), avec 51 milliards d’euros prévus cette année.

 Cette somme représente 140 % des profits réalisé par le CAC40 en 2020. Autrement dit, non seulement les grandes entreprises françaises n’ont gardé aucun de leurs bénéfices pour investir, ou même récompenser leurs salariés, mais elles ont même puisé dans leur trésorerie et lignes de crédit pour complaire aux marchés financiers.

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 Toutes les entreprises du CAC40, et au-delà, continuent à bénéficier d’aides publiques massives, estimées à 155 milliards d’euros supplémentaires en 2020 – un record en Europe.

 80 % des groupes ayant recours au chômage partiel ont versé un dividende en 2020 ou 2021, et plusieurs groupes, comme Atos, Bouygues ou Vinci, sont soupçonnés d’en avoir abusé.

 Si une poignée d’entreprises du secteur numérique ont vu leur nombre de salariés grimper pendant la crise, beaucoup de grands groupes industriels, comme Safran, ArcelorMittal, Airbus ou Renault ont sabré dans leurs effectifs de manière encore plus brutale que d’habitude, tout en continuant pour une majorité d’entre eux à verser des dividendes. Plusieurs groupes tels que Danone, Michelin, Total, Sanofi ou Orange annoncent des suppressions d’emplois pour simple convenance boursière.

Il s’agit des effectifs dans le monde pour chaque multinationale. Cliquez sur l’image pour l’agrandir.

 Sept patrons du CAC40 ont vu leur rémunération augmenter en 2020 malgré la crise sanitaire. La plupart de ceux qui ont consenti une réduction de leur rémunération au nom de la solidarité nationale se sont contentés d’une baisse symbolique de quelques %, pour partie défiscalisée.

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 Le CAC40 a dépensé 20 millions en lobbying à Paris, pour 287 activités déclarées, dont plus d’un tiers visant à obtenir des aides publiques ou des dérégulations. Air Liquide, Airbus, ArcelorMittal, Sanofi, Thales sont des champions en ce domaine.

« Ne rien changer au monde d’avant », voilà qui semble satisfaire les groupes du CAC40 malgré la pandémie. De manière encore plus agressive et cynique qu’avant, ils affirment même que leur seule et unique priorité est de satisfaire leurs exigences de rentabilité économique et financière : verser de juteux dividendes aux actionnaires, voilà le véritable « quoi qu’il en coûte » de cette pandémie. Et ce avec la bénédiction de fait de l’État : les entreprises dont il est actionnaire (Orange et Engie par exemple) figurent parmi les distributeurs de dividendes les plus généreux de l’indice parisien.

Le gouvernement contribue à ce qui s’apparente à un véritable coup de force

Il y a sans doute plus grave : en réussissant à s’accaparer, grâce à leur proximité avec les décideurs, les aides publiques et à s’ériger en co-gestionnaires de la crise et de la relance avec les pouvoirs publics, les grandes entreprises ont réussi à imposer leur propre vision du « monde d’après » – une vision bien différente de celle envisagée par certains au début de la pandémie. Ce monde d’après, au lieu de changer nos modes de vie pour plus d’égalité et pour faire face à l’urgence climatique, met l’accent sur des recettes technologiques douteuses comme l’hydrogène, la voiture électrique ou les agrocarburants. C’est un monde d’après qui, au lieu d’investir dans les services publics et de protéger les petits commerces, mise sur le développement massif du numérique sans considération de ses impacts sociaux, sociétaux et environnementaux, de ses risques pour les libertés ni même de l’utilité réelle des nouveaux produits et services qu’on veut nous vendre. C’est un monde où le secteur privé est protégé de toute incertitude par des aides publiques massives – alors que les aides sociales continuent à être rognées. C’est un monde où les services publics sont démantelés au profit de prestations vendus par le privé.

En choisissant de garder ouvert sans condition le robinet des aides publiques aux entreprises, et en cherchant aujourd’hui à enterrer définitivement le débat sur les conditions qui devraient leur être assorties, le gouvernement contribue à ce qui s’apparente à un véritable coup de force. Jamais les grandes entreprises n’ont capté autant d’argent public, et jamais elles n’ont eu autant libre cours pour en faire ce qu’elles veulent : voilà entériné le détournement des ressources de l’État au profit des intérêts privés, et au détriment de l’intérêt général. En ceci, la France va – pour l’instant du moins – à contre-courant de ce qui se passe dans d’autres pays, notamment aux États-Unis, où l’on commence enfin à s’attaquer au poids excessif et à l’influence des grandes multinationales.

Il n’est pas possible que cela continue éternellement. Le choix de soutenir massivement et inconditionnellement des entreprises qui reversent 140 % de leurs profits aux actionnaires, suppriment des milliers d’emplois et s’opposent activement à toute action climatique ambitieuse, ne va pas seulement à l’encontre du simple bon sens, il est tout simplement indéfendable.

C’est pourquoi nous ne devons pas laisser le sujet disparaître de l’horizon du débat public. Ce rapport « Allô Bercy ? » est publié dans le cadre d’une campagne de financement participatif qui se clôt dans quelques jours seulement et nous a déjà permis de récolter plus de 23 000 euros pour continuer ce combat : agir pour la transparence des aides publiques, traquer les suppressions d’emploi et les abus, mettre en lumière les pratiques réelles des grands groupes qui en bénéficient. Merci de votre soutien (et si vous n’y avez pas encore contribué, c’est ici !).

Maxime Combes et Olivier Petitjean

Pour consulter ou télécharger le rapport, c’est ici, sur le site de l’Observatoire des multinationales.

Allô Bercy ? est une grande campagne pour mettre fin au flot d’argent public déversé sur les grandes entreprises sans aucune condition. À la fois travail d’enquête et mobilisation citoyenne, Allô Bercy ?, lancé par l’Observatoire des multinationales, partenaire de basta! a besoin de votre soutien pour aboutir. Découvrez le projet ici :