Le 4 mars, l’Union européenne (UE) a décidé de mettre en œuvre un dispositif particulier d’accueil pour les personnes fuyant la guerre en Ukraine (voir le communiqué de l’UE). Il s’agit d’un mécanisme d’urgence qui vise à fournir une protection immédiate et collective (sans qu’il soit nécessaire d’examiner chaque demande individuellement) à des personnes déplacées qui ne sont pas en mesure de retourner dans leur pays d’origine.
Grâce à cette « protection temporaire », les réfugiés de guerre d’Ukraine, qui sont déjà plus de trois millions, peuvent avoir directement droit au séjour dans l’UE, avec le droit de travailler et la possibilité de scolariser leurs enfants. Mais la décision de l’UE fait aussi la différence entre les réfugiés avec passeport ukrainien et les personnes qui résidaient en Ukraine sans en avoir la nationalité, que ce soient des étudiants étrangers, des réfugiés politiques russes, biélorusses ou d’autres régimes autoritaires (voir le détail de la décision). Explications avec Marie-Christine Vergiat, militante associative, vice-présidente de la Ligue des droits de l’Homme (LDH), qui a été députée européenne pour le Front de gauche de 2009 à 2019.
basta! : Quelle est votre première réaction à l’activation du dispositif de protection temporaire pour les réfugiés d’Ukraine ?
C’est bien d’avoir déclenché ce mécanisme. Mais il faut accueillir tous les réfugiés, sans aucune discrimination. Toutes les personnes qui se trouvent sur le territoire ukrainien méritent protection et d’être accueillies dans de bonnes conditions sur le territoire européen.
Depuis quand cette directive européenne sur la protection temporaire des réfugiés existe-t-elle ?
Elle a été adoptée en 2001 à la suite de la guerre de Bosnie, pendant laquelle il y avait déjà eu un grand nombre de réfugiés, mais sur un espace-temps plus long que la situation actuelle. Aujourd’hui, l’offensive russe a été tellement rapide que les gens ont fui tout de suite. Ce dispositif européen n’avait jamais été activé auparavant. C’est la première fois qu’il est mis en œuvre, alors que le Parlement européen avait demandé son activation notamment en 2015 au moment de la crise de l’accueil des réfugiés qui venaient alors essentiellement de Syrie. On avait alors une majorité au Parlement pour l’activer.
Pourquoi n’a t-elle pas été activée en 2015 pour l’accueil des Syriens ?
Parce que le Conseil européen [l’organe de décision de l’Union européenne où siègent les gouvernements des pays membres, ndlr] n’en voulait pas. L’Allemagne avait alors ouvert largement ses portes. Je pense que la position des pays du groupe de Visegrád (Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie), qui s’opposaient alors à l’accueil, servait aussi les autres pays pour justifier le refus de l’activation de la directive. En 2015-2016, plusieurs pays de ce groupe avaient bloqué le plan de relocalisation des réfugiés qui étaient arrivés en Grèce principalement. Le plan était pourtant très en-deçà de ce qu’il fallait faire. En 2015 et 2016, 1,5 million de personne sont arrivées en Europe de façon dite irrégulière. Le plan prévoyait de relocaliser environ 10 % de ces personnes. Et même avec cet objectif modeste, les États n’ont pas rempli leurs engagements. Des pays qui à l’époque refusaient l’application de la protection temporaire sont aujourd’hui en première ligne de l’accueil des personnes venues d’Ukraine.
À qui s’applique cette nouvelle protection temporaire ?
La décision de mise en œuvre de la directive fait le tri entre différentes catégories de personnes venues d’Ukraine. On voit aussi que c’est un dispositif complètement bordé, au cas où des réfugiés d’autres pays viendraient dans les flux. La décision distingue les Ukrainiens ; les réfugiés et apatrides qui avaient un statut en Ukraine et qui étaient reconnus comme tels avant le 24 février ; les membres de leurs familles, à condition qu’ils aient été eux aussi en situation régulière avant le 24 février ; et les non-Ukrainiens mariés à des Ukrainiens. Après, ça se complique. Il y a les réfugiés et apatrides non reconnus avant le 24 février et ceux qui disposent d’un autre type de séjour, comme les étudiants et résidents avec permis de travail. Pour ceux là, le choix revient aux différents États de l’Union européenne. Soit les États activent la protection temporaire pour ces personnes-là soit ils activent leur droit national. Les gens doivent alors déposer une demande d’asile ou de titre de séjour classique. C’est ce qu’on voit poindre, y compris en France.
Il y a une dernière catégorie qui visent ceux qui n’ont pas de titre de résidence en Ukraine. Il peut s’agir d’étudiants en court séjour ou encore de travailleurs venus faire une mission et qui se retrouveront en situation irrégulière dès lors qu’ils ne peuvent pas repartir dans leur pays d’origine. Pour eux, c’est le droit national des pays d’accueil qui vaut. Par ailleurs, la décision européenne prévoit que pour toutes les catégories, hormis les Ukrainiens et les réfugiés et apatrides reconnus en Ukraine et leurs familles, les personnes ne pourront déposer une demande que si elles ne peuvent pas retourner dans leur pays d’origine. Elles ne vont pas être systématiquement expulsées, mais pourront l’être. Cela pourra concerner beaucoup d’étudiants, marocains notamment, qui étaient nombreux en Ukraine. Face à ces distinctions, toutes les associations sont unies pour dire qu’il ne faut pas de discriminations entre les différentes catégories de personnes.
Pour les gens qui entrent dans les « bonnes » cases, en quoi le dispositif de protection temporaire améliore-t-il leur sort ?
Avec cette directive, la protection se déclenche tout de suite. Les personnes n’ont pas besoin de passer par le parcours habituel pour obtenir un titre de séjour. Elles ont aussi immédiatement le droit de travailler et le droit à l’éducation pour les enfants. En France, la durée de la protection est d’un an.
En France, les personnes exilées sont maltraitées par les autorités au quotidien, on le voit tous les jours notamment à Calais. Et aujourd’hui, les préfets mettent rapidement un accueil en place pour les réfugiés ukrainiens…
C’est une vraie politique de deux poids, deux mesures. Cela montre aussi que quand on a la volonté politique, on trouve les moyens. C’est ce qu’a fait l’Allemagne en 2015-2016, en accueillant près d’un million de personnes, avant de bloquer ses frontières faute de solidarité européenne. C’est intéressant de voir que nos politiques nous expliquent, quand on les interroge sur le sujet, qu’il faut fermer les frontières pour contrer la montée de l’extrême droite. Mais cela ne marche pas en France, comme on le voit dans les sondages. Et en Allemagne, l’extrême droite a été contenue et a même plutôt régressé entre 2017 et 2021. Je suis intimement persuadée que la parole politique a du poids. Dès lors qu’un gouvernement dit « on accueille », c’est possible.
Le fait que l’UE ait activé cette directive pourrait-il devenir un levier pour les associations, pour faire pression pour l’accueil face aux mouvements de migration ?
On peut espérer que cela soit un point d’appui et que cela serve à d’autres à l’avenir, même si je reste plutôt sceptique.
Jugez-vous que l’accueil des personnes exilées s’est dégradé en France ces dix dernières années ?
On n’arrête pas de faire des lois, et à chaque fois, l’accueil régresse. Le résultat, c’est qu’on a de moins en moins de marge de manœuvre. Tous les militants disent que c’est de plus en plus difficile, y compris de faire régulariser les gens. Prenons la circulaire Valls de 2012 sur la régularisation. Au moment où elle a été adoptée, on a tous râlé parce qu’elle n’allait pas assez loin. Mais aujourd’hui, nous n’arrivons quasiment plus à la faire appliquer. Régulariser est de plus en plus difficile. C’est aussi très variable selon les départements, selon qu’ils reçoivent plus ou moins de demandes de titres de séjour. Dans des départements qui en reçoivent moins, ça bloque moins qu’en région parisienne.
Recueilli par Rachel Knaebel
Photo : À la frontière entre Ukraine et Pologne. ©Louis Witter.