Le géant américain de produits pharmaceutiques J&J (Johnson & Johnson) a annoncé le retrait des ventes de son talc pour bébé, le « Johnson’s baby powder », six mois après la découverte de traces d’amiante dans plusieurs échantillons, et un premier rappel de plusieurs dizaines de milliers de flacons. Seuls les États-Unis et le Canada sont concernés par ce retrait, ce qui provoque l’incompréhension de nombreuses associations de victimes de l’amiante un peu partout dans le monde. En Italie et en Belgique, les associations ont interpellé leurs ministres de la Santé [1]. En France, le talc pour bébé mis en cause continue d’être commercialisé.
Près de 20 000 procédures judiciaires
« Le talc est un minéral naturel extrait dans des mines, explique Alain Bobbio de l’Association nationale de défense des victimes de l’amiante (Andeva). Dans les gisements exploités, le talc coexiste avec divers minéraux parmi lesquelles on peut trouver de l’amiante. » Entrant dans la composition d’un grand nombre de produits cosmétiques tels que les anti-transpirants, les poudres de maquillage, les produits d’hygiène féminine ou encore les soins pour bébé, le talc peut, suivant les gisements dont il est extrait, avoir des conséquences sanitaires gravissimes [2].
« À ce jour 19 400 procédures judiciaires ont été engagées aux États-Unis principalement par des femmes qui ont utilisé du talc "Johnson’s Baby Powder" pour l’hygiène intime et qui ont aujourd’hui un cancer de l’ovaire ou un mésothéliome », précise l’Andeva. Le mésothéliome est une forme rare de cancer (il atteint la plèvre, cette membrane qui entoure les poumons), dont la seule cause établie à ce jour est l’exposition à l’amiante. En juillet 2018, 22 femmes ont obtenu une reconnaissance judiciaire. L’entreprise J&J a dû leur verser plusieurs milliards de dollars. La réputation de ses produits en a pris un sérieux coup.
« Pourquoi ce produit continue-t-il à être vendu en France ? », interroge l’Andeva. Dans l’Union européenne, l’importation de produits contenant de l’amiante est interdite depuis 2005. Des sites web tels que Easy pharmacie ou Amazon continuent pour le moment à commercialiser le produit.
Le principe de précaution à la trappe
L’association, qui a écrit à Jérôme Salomon, directeur général de la Santé, le 3 juin dernier, demande un contrôle renforcé de la composition des talcs importés, ainsi qu’une cartographie précise des gisements, de façon à pouvoir identifier ceux qui sont à risque. Cette cartographie était déjà évoquée dans un avis de l’Anses émis en 2012 ! L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail recommandait d’assurer la traçabilité des produits à base de talc, depuis leur extraction jusqu’à leur commercialisation [3].
Le ministre de la Santé Olivier Véran a répondu à l’Andeva le 9 juin. Il signale dans son courrier que le système européen Rapex – pour Rapid Alert System for dangerous non-food products, il permet de mutualiser les alertes de chaque autorité sanitaire nationale – avait relayé une alerte lancée aux Pays-Bas, en 2018, suite à la détection de fibres d’amiante dans du maquillage [4]. « Cet événement a conduit les États membres à envisager l’élaboration d’un guide pour définir les impuretés possibles afin d’évaluer la sécurité des produits cosmétiques », précise le ministre.
L’alerte néerlandaise signale que le produit de maquillage en question présente un risque chimique, qu’il contient des fibres d’amiante, et que les fibres d’amiante présentent un risque cancérigène. « Deux ans ont passé depuis cette alerte, constate Alain Bobbio. Le "guide européen sur la sécurité des produits cosmétiques" dont la parution avait été "envisagée" par les États membres ne semble toujours pas avoir été réalisé. »
L’étrange immobilisme français
Le ministre indique ensuite que la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) n’a pas mené d’enquête spécifique sur l’amiante dans le talc et n’a pas reçu de signalement pour des produits commercialisés sur le territoire national qui en contiendraient. « Aucune enquête malgré 19 400 procédures judiciaires aux USA et une analyse récente de la FDA [l’autorité sanitaire fédérale, ndlr] révélant la présence d’amiante dans un lot de talc "Johnson’s Baby Powder", produit diffusé dans de nombreux pays ! Cet argument est irrecevable, proteste l’Andeva. Ces faits auraient dû alerter la DGCCRF qui aurait dû, de sa propre initiative, engager une enquête. »
L’absence de réaction des autorités françaises est d’autant plus étrange que l’affaire est connue depuis longtemps : trois associations italiennes de défense des victimes de l’amiante rappellent que « en Italie déjà, en 1984, une analyse de produits cosmétiques contenant du talc disponibles sur le marché a trouvé de l’amiante dans 6 des 14 prélèvements examinés, avec des pourcentages en masse variant de 0,03 % à 0,13 % pour 4 prélèvements et de 18 % à 22 % dans les deux autres prélèvements ».
Le déclassement des archives de J&J, épluchées par Lisa Girion, journaliste de l’agence de presse Reuters, révèle que l’entreprise savait depuis les années 1970 que certains de ses produits à base de talc présentaient des risques. « En 1976, alors que l’agence américaine de sécurité sanitaire des médicaments et de l’alimentation mesurait la présence d’amiante dans les produits cosmétiques à base de talc, J&J a assuré au régulateur qu’aucun amiante n’était détecté dans aucun échantillon de talc produit entre décembre 1972 et octobre 1973, omettant de préciser qu’au moins trois tests effectués par trois laboratoires différents de 1972 à 1975 avaient trouvé de l’amiante dans son talc – à des niveaux rapportés comme "plutôt élevés" dans l’un des trois tests. »
D’autres secteurs concernés, dont le BTP
« Les documents décrivent également les efforts couronnés de succès de J&J pour influencer les plans des autorités de réglementation américaines qui voulaient limiter l’amiante dans les produits cosmétiques à base de talc. L’entreprise a également cherché à influencer la recherche scientifique sur les effets du talc sur la santé », précise cette enquête très documentée. Une stratégie qui rappelle furieusement la technique des industriels du tabac, ou du secteur des pesticides, qui activent mille leviers pour faire durer leurs produits le plus longtemps possible, histoire de sauver leurs profits.
Les éléments de preuve accablants rassemblés par ces enquêtes, les milliers de plaintes et les procès perdus ne semblent en rien entamer les certitudes de J&J. Dans un courrier du 9 juin adressé à des associations de défense de la santé et de l’environnement aux Philippines, l’entreprise écrit : « Les ventes de "Johnson’s baby powder" ont diminué au cours de ces dernières années en raison des changements d’habitude des consommateurs et à cause d’informations erronées sur la sécurité du produit. Nous continuerons de mettre le produit à la disposition des consommateurs que nous estimons, et restons très confiants dans la sécurité de notre produit. »
L’entreprise française Chanel attaquée aux États-Unis
L’Andeva et plusieurs autres associations dans le monde demandent également la protection des salariés exposés au talc en milieu professionnel. Car si les produits cosmétiques posent des problèmes particuliers en raison de leur application directe sur la peau, et de leur très haute teneur en talc, ils ne représentent qu’une petite partie des usages [5]. Le talc est utilisé dans les industries de céramique (31%), de papier (21%), de peinture (19%), de toiture (8%) de plastique (5%), et de caoutchouc (4%). « Dans quelles conditions le talc est-il manipulé par les personnes qui travaillent sur ces chaînes de production ?, demande l’Andeva. Nous aimerions le savoir. »
J&J n’est pas la seule entreprise concernée par des procédures judiciaires entamées outre-Atlantique par des personnes malades, atteintes de cancers pour beaucoup d’entre elles. Les entreprises américaines Revlon et Avon, fabricants de cosmétiques, font l’objet de poursuites. De même que l’entreprise française Chanel, et le groupe français Sanofi, à l’origine de la poudre corporelle « Gold Bond », distribuée par une des ses filiales américaines. La femme californienne qui attaque Chanel est atteinte d’un mésothéliome. Elle utilisait une poudre corporelle à base de talc que Chanel avait choisi de retirer du marché en 2016.
« C’était un produit sûr », a déclaré Amy Wyatt, représentante de Chanel aux États-Unis, en mars 2020. Avant d’ajouter « nous avons décidé de respecter la perception du public et de le retirer du marché ». Même rhétorique du côté de l’entreprise pharmaceutique canadienne Bausch Health, impliquée dans 165 actions en justice, qui a changé récemment la formule de sa poudre « Shower To Shower » pour « s’adapter aux tendances du marché, et non pour des raisons sécuritaires », selon une représentante de la société citée par l’agence de presse Reuters. « Le talc que nous utilisons dans nos produits est de grande qualité et fait l’objet de tests stricts permettant de confirmer qu’il ne contient pas de fibres d’amiante », précise aussi L’Oréal. Le groupe français, ainsi que Chanel et l’étatsunien Revlon, ont cependant annoncé qu’ils allaient retirer progressivement le talc de leurs matières premières.
Nolwenn Weiler