Santé publique

Anne, 50 ans, infirmière libérale en colère, a vu son salaire divisé par deux en trois ans

Santé publique

par Rédaction

La colère monte, en ville et dans les hôpitaux, chez le personnel soignant. Manque de moyens et manque de personnel pressent ceux et celles qui doivent prendre soin des autres. Leurs conditions de travail se dégradent, leur santé aussi, de même que la qualité des soins qu’ils délivrent. Parmi les soignants en souffrance, et en colère : les infirmières. Anne est en libéral depuis sept ans. Elle a choisi de quitter l’hôpital en 2009 pour fuir la dégradation des conditions de travail et l’impossibilité de prendre du temps avec les patients. Mais aujourd’hui, son travail est menacé. Elle dénonce « une « ubérisation » de notre système de santé ». Témoignage.

Je m’appelle Anne [1], j’ai 50 ans et dans deux ou trois ans, je n’aurai plus rien à cause des politiciens qui auront vendu, bradé, déprécié mon métier. Comme je suis infirmière en « libéral », j’aurais cotisé énormément pour ne rien avoir niveau chômage ! Oui, je suis en colère : j’ai fait trois ans d’études et je m’entends aujourd’hui dire que je ne vaux rien.

« On court partout, on n’a même pas le temps de manger »

J’avais un peu plus de 30 ans quand j’ai décidé de reprendre des études pour devenir infirmière. Je venais d’accompagner ma propre grand-mère jusqu’à sa mort, et j’ai réalisé que je voulais faire un métier qui me permette de prendre soin des autres. J’ai obtenu mon diplôme en 2002. J’étais très motivée par mon travail, vraiment heureuse de faire ce métier même si je voyais des collègues, de plus en plus nombreux,partir à cause d’un burn-out, ou d’une maladie ; sans être remplacés, évidemment. À partir de 2008, les conditions de travail se sont franchement dégradées dans l’hôpital où je travaillais. Et la situation n’a cessé d’empirer : nous sommes moins nombreux, avec l’obligation de faire toujours plus, et plus vite.

Photo de Serge d’Ignazio - Manifestation du 24 janvier, à Paris

Nous courons partout, nous n’avons pas le temps d’être avec les patients. Nous devenons des techniciens du soin, avec des tas de documents administratifs à remplir. Il faut détailler tous les actes de soin : prises de sang, bilans sanguins, changements de pansement, etc. Il faut aussi récupérer les dossiers des malades qui doivent sortir, faire des transmissions aux autres services auxquels les malades sont confrontés au cours de leur hospitalisation, etc. Toutes ces tâches purement administratives prennent environ deux heures par jour, à trouver en plus du travail auprès des patients. Nous les effectuons au pas de course, comme les transmissions orales qu’il faut faire quotidiennement. Beaucoup d’infirmières prennent sur leur pause déjeuner pour remplir la paperasse. Combien n’ont même pas le temps de manger ?

En 2009, j’ai décidé de quitter l’hôpital pour m’installer en libéral. C’est moi qui choisis le nombre de patients avec qui je travaille, en leur consacrant autant de temps que je le souhaite pour pouvoir bien faire mon boulot. J’ai vécu très correctement – 3000 euros par mois pour des journées de 10 heures – jusqu’à ce qu’arrivent les hospitalisations à domicile (HAD). Rattachées à l’hôpital, elles ont été mises en place pour les soins à domicile lourds tels que les soins palliatifs ou les chimiothérapies, parce que cela coûte moins cher qu’à l’hôpital. Mais les HAD ne respectent pas ce périmètre de soins et elles captent nos patients. Contrairement à nous, les hôpitaux ont le droit de faire de la pub ; et ils ne s’en privent pas. Ils ont des encarts gigantesques sur leurs voitures et mettent des pancartes jusque dans leurs salles d’attente. Ils démarchent même les patients dans leurs lits.

Photo de Serge d’Ignazio - Manifestation du 24 janvier, à Paris
Photo de Serge D’ignazio - Manifestation du 24 janvier, à Paris

Les patients peuvent normalement choisir leur soignant. Cette liberté est aujourd’hui très sérieusement menacée. Plusieurs collègues ont dénoncé des situations où un patient a été hospitalisé puis orienté vers l’HAD à sa sortie, sans que l’infirmière libérale qui le suivait ne soit au courant. Il arrive aussi que des patients qui veulent leur infirmière habituelle, une fois sortis de l’hôpital, se voient refuser une sortie. Nous ne voulons pas intégrer les HAD parce qu’il n’y a pas de liens avec les patients. Une personne malade qui doit recevoir des soins quotidiens peut voir passer 25 personnes différentes en une semaine. Ce n’est pas comme ça que nous aimons travailler.

Des infirmières concurrencées par... La Poste

Ajoutons que la prise en charge par les HAD est bien supérieure à celle que l’on propose. Prenons les traitements anti-douleurs d’un patient cancéreux qui doit faire deux jours de chimiothérapie tous les quinze jours : cela coûte 43 573 euros à l’hôpital, 25 781 euros en HAD et 16 197 euros quand c’est fait par des infirmiers, secondés par des prestataires pour la fourniture du matériel [2].

Photo de Serge d’Ignazio - Manifestation du 24 janvier, à Paris

Le métier d’infirmière libérale va-t-il disparaître ? Nous serions 100 000 sur le carreau. Marisol Touraine vient d’exiger que les HAD récupèrent les perfusions, un soin qui nous était auparavant confié. Les HAD pourront aller dans les ehpad (établissements d’hébergement pour les personnes âgées dépendantes), alors que nous n’avons plus le droit d’y mettre les pieds depuis deux ans. Soit disant parce que c’est plus simple de gérer directement avec les infirmiers des ehpad... La ministre de la Santé vient en plus d’accorder aux pharmaciens l’autorisation de vacciner, même s’ils n’ont ni local ni formation pour cela.

« Pour l’État, ce sont autant de soins qui ne seront plus remboursés »

Pire : depuis le mois de décembre dernier, les facteurs ont le droit de livrer les traitements des malades. C’est une offre de la poste facturée 6,86 euros, non remboursés. Si c’est un infirmier qui passe, cela coûte 7 euros, remboursés à 100% si vous avez une mutuelle, ou si vous êtes en affection longue durée. Au maximum, il faut compter 2,80 euros de la poche du malade. Pour les patients, il n’y a donc aucun intérêt financier. Pour l’État, ce sont autant de soins qui ne seront plus remboursés.

Quel mépris pour les malades, surtout ceux qui ont peu de moyens, mais quel mépris aussi pour nos métiers : préparer des traitements, ce n’est pas si simple. Prenons une personne âgée sous anti-coagulants : la quantité de médicaments à prendre évolue en fonction de l’indice de coagulation. Si la personne a un mauvais indice, on appelle le médecin, pour savoir si on arrête, diminue ou augmente le traitement. Vous croyez que le facteur va prendre ce temps là ? Saura-t-il simplement que ce traitement là doit varier ?

N’y a-t-il pas un danger pour le patient ? Il y a vraiment une baisse de la qualité des soins, avec ce que j’appelle une « ubérisation » de notre système de santé : les plus pauvres qui ont peu de moyens pour se soigner atterrissent à l’hôpital où l’on manque de lits, de moyens et de soignants. Les patients peuvent y attendre 8 à 12 h sur un brancard parce qu’il n’y a pas de lits en soins palliatifs avec un risque de mort plus élevé. Côté soignant, c’est difficile aussi. En trois ans, mon salaire a été divisé par deux. Je suis aujourd’hui à 1500 euros par mois. Depuis juin 2016, six infirmiers libéraux se sont suicidés.

Propos recueillis par Nolwenn Weiler

Photos de Serge d’Ignazio

Notes

[1Le prénom a été modifié.

[2Chiffres extraits d’une étude réalisée pour le syndicat national des prestataires de santé à domicile (Synalam).