Climat

L’artificialisation des sols et la bétonisation se poursuivent à « un rythme soutenu » en France

Climat

par Barnabé Binctin

Certes, c’est sous le mandat Macron qu’un méga projet comme Europacity a été abandonné… mais c’est un peu l’arbre qui cache la forêt : en matière de bétonisation des sols le bilan est peu glorieux et attise l’inquiétude de nombre d’associations.

Au rang des autosatisfecits écolos du gouvernement, ce n’est pas forcément celui qu’on attendait le plus. Pourtant, la lutte contre l’artificialisation des sols figure désormais en bonne position. « Le quinquennat qui vient de s’écouler est sans conteste celui qui a le plus agi en faveur de la transition écologique, écrit ainsi Marine Braud, ex-conseillère de Barbara Pompili, au ministère de la Transition écologique, dans une note publiée fin 2021 par le think tank Terra Nova. Il a mis sur la table de nombreux sujets peu, voire pas, traités au cours des mandats précédents sur lesquels la France s’est positionnée en pionnière, tels que la réduction de l’artificialisation ». À son crédit, Emmanuel Macron peut faire valoir utilement quelques arguments.

Dans la loi d’abord, avec l’objectif du « Zéro artificialisation nette », inscrit une première fois dans le plan Biodiversité présenté par Nicolas Hulot à l’été 2018, avant d’être confirmé dans la loi « Climat et résilience » présentée l’année dernière. Dans les actes ensuite, avec l’abandon de quelques projets à forte emprise sur des terres agricoles – et à haute-valeur symbolique – comme l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) ou le mega complexe d’Europacity, à Gonesse (Val-d’Oise). Dans les faits, enfin, si l’on en croit les chiffres avancés par le ministère de la Transition écologique, qui ne tablerait plus « que » sur « 20 à 30 000 hectares d’espaces naturels, agricoles et forestiers consommés en moyenne chaque année ». Soit deux à trois fois la surface de Paris avalée par le béton ou artificialisée.

Oui, mais c’est bien connu, on s’arrange toujours avec les chiffres. Ceux de l’artificialisation n’ont manifestement pas grand-chose à envier au décompte d’une manifestation : il y a le chiffre du ministère et celui des organisations non gouvernementales… Deux ONG mettent à mal cette communication officielle, en estimant la réalité au double : pour la Ligue de protection des oiseaux (LPO), l’artificialisation actuelle serait plutôt de l’ordre de 50 000 hectares par an, tandis que Terre de Liens, une association qui aide les agriculteurs à s’installer, évoque le chiffre de 57 600 hectares supplémentaires consommés en moyenne chaque année. C’est l’équivalent d’un terrain de foot toutes les 7 minutes ! Le phénomène n’est pas nouveau, et date de bien avant l’arrivée de Macron : entre 1982 et 2018, les espaces grignotés par l’artificialisation ont augmenté de 72% en France métropolitaine, a ainsi calculé le ministère de l’Agriculture [1]. À ce jeu-là, le « résultat est sans appel, écrit ainsi Terre de Liens. La France fait partie des mauvais élèves, se situant au-dessus de la moyenne européenne d’artificialisation des sols », entretenant en la matière « un rythme soutenu » et « une dynamique constante ».

Un terrain de foot toutes les 7 minutes
Terre de Liens, une association qui aide les agriculteurs à s’installer, évoque le chiffre de 57 600 hectares supplémentaires de terres naturelles artificialisées en moyenne chaque année. C’est l’équivalent d’un terrain de foot toutes les 7 minutes.

Emmanuel Macron a-t-il seulement cherché véritablement à enrayer ce fléau ? Ce n’est pas l’avis de Chloé Gerbier, juriste en droit de l’environnement, et cofondatrice de Terres de luttes, un collectif récemment créé pour « s’opposer à la bétonisation de nos terres, bradées au profit d’extension d’aéroports, d’entrepôts Amazon ou autres centres commerciaux par centaines ». « Sous ce quinquennat, la question de l’artificialisation a été traitée comme toutes les autres grandes questions environnementales : on a eu de grands effets d’annonce, avec l’objectif du "Zéro artificialisation nette" qui a été particulièrement médiatisé, mais qui a en réalité une traduction législative très mauvaise, pour ne pas dire nulle. » Même son de cloche, du côté de Terre de Liens : « Le principal pas en avant entrepris par Emmanuel Macron sur le sujet, c’est la loi Climat qui s’avère complètement à côté de la plaque. On ne résout en aucun cas le problème de l’artificialisation, et tous les dangers qui pèsent sur les espaces agricoles », juge Coline Sovran, chargée de plaidoyer pour l’association.

En cause notamment, l’absence d’outils véritablement contraignants et une artillerie légale loin d’être à la hauteur des beaux discours. Certes, l’inscription de l’objectif dans le Code de l’environnement est une avancée notable, en le rendant désormais opposable juridiquement. Le texte de la loi Climat entretient cependant le plus grand flou sur la répartition des compétences entre les collectivités – donc sur l’autorité réellement compétente en la matière – autant que sur le caractère réellement obligatoire. « Pour rendre l’objectif opérationnel, il faudrait que les collectivités en soient responsables juridiquement, c’est-à-dire qu’elles soient tenues légalement de le traduire concrètement dans leurs plans locaux d’urbanisme (PLU) – et non plus seulement de le « prendre en compte – sous peine de sanctions financières, détaille ainsi Alma Dufour, qui a suivi de près les débats autour du projet de loi lorsqu’elle travaillait pour les Amis de la Terre. De plus, l’objectif incombe aux régions, alors qu’elles n’ont précisément pas la main sur les PLU… c’est le meilleur moyen de vider l’objectif de toute sa substance ». À quoi sont destinées ces terres artificialisées ? L’habitat représente la plus grosse part avec 42 % de la consommation des espaces naturels et agricoles, devant les nouvelles routes et autoroutes (24 %) [2]. Les vrais décisionnaires en matière d’artificialisation restent donc les communes, qui classent les zones à construire et délivrent les permis afférents.

L’usage des terres bétonnées
Avec 42 %, l’habitat représente la plus grosse part de la consommation des espaces naturels et agricoles, devant les transports (28 %) – principalement les nouvelles routes et autoroutes. Les vrais décisionnaires en matière d’artificialisation restent donc les communes, qui classent les zones à construire et délivrent les permis.

Autre problème, l’horizon indiqué pour atteindre cet objectif est 2050. « Une échéance bien trop lointaine », dénonce Chloé Gerbier. Le texte de loi y ajoute bien l’objectif d’une division par deux du rythme d’artificialisation dans les dix prochaines années [3] – mais si cela se passe comme pour les pesticides, cela revient à un blanc-seing pour continuer d’artificialiser, encore et toujours. Ce calendrier paraît déjà mis à mal par des évolutions législatives postérieures : dans la loi dite « 3DS » (Différenciation, décentralisation, déconcentration et simplification) adoptée le 9 février dernier, le gouvernement a déposé un amendement repoussant jusqu’en octobre 2022 la concertation à ce sujet au sein de la Conférence des SCOT (Schéma de Cohérence Territoriale) – l’instance régionale compétente en matière d’urbanisme. Bilan, les régions ont jusqu’au… 22 février 2024 pour intégrer les objectifs de réduction de l’artificialisation dans leur document de planification . « C’est un syndrome très français, de se fixer de grands objectifs que l’on rend complètement inapplicables dans les faits, résume Alma Dufour. Viser 2050, sans avoir une trajectoire détaillée et intermédiaire à 2030, c’est garantir qu’on se réveillera dans 20 ans en constatant qu’on n’y est pas du tout… ».

Du côté de Terre de Liens, on remet en cause l’ambition même de cet objectif, en interrogeant sa logique profonde : « "Zéro artificialisation nette", ça veut dire qu’en réalité, on peut continuer à artificialiser, si tant est qu’on compense en face. Qu’est-ce que ça veut dire, compenser des terres naturelles ? Ce qu’on détruit en termes d’écosystème, de fonction des sols et de qualité agronomique, on ne le récupère pas ensuite en retirant une couche de béton ailleurs… Il y a un enjeu d’irréversibilité que le Gouvernement camoufle derrière ce concept de "Zéro artificialisation nette" », s’insurge Coline Sovran.

Pour renaturer un sol, il faut désimperméabiliser, dépolluer, décompacter, réintroduire de la végétation et tenter de le reconnecter aux écosystèmes naturels environnants. Un processus extrêmement long, en plus d’être incertain et particulièrement coûteux. Dans son rapport, Terre de Liens évoque ainsi une facture globale comprise entre 50 et 170 milliards d’euros pour renaturer les 570 km2 artificialisés chaque année en France. « Autant techniquement que financièrement, l’idée de compenser l’artificialisation est presque impossible, conclut Coline Sovran. La loi donne l’illusion d’une solution qui n’en est pas une : ce qu’il faut viser, ce n’est pas le "Zéro artificialisation nette" mais le zéro artificialisation tout court ! »

Le béton, nouvel artifice du « en même temps » macroniste

Si les grandes promesses affichées par la loi ne résistent donc pas longtemps à l’épreuve des faits, c’est peut-être aussi parce qu’elles ont une tout autre fonction : celles de cache-misère. Si la dynamique globale de l’artificialisation ne fléchit pas sous le quinquennat Macron, c’est que ce dernier continue tout simplement de l’entretenir, par ailleurs. « On voit se développer des politiques publiques qui entrent en opposition frontale avec l’objectif de Zéro artificialisation », pointe Chloé Gerbier. À l’image du dernier appel à projet « Sites industriels clés en main » lancé en septembre 2021, qui ajoute 49 nouveaux sites aux 78 déjà sélectionnés l’année précédente . L’idée : aménager – autrement dit, bétonner – de nouveaux emplacements avec toutes les commodités nécessaires à l’installation d’entreprises ou d’unités de production destinées à la « réindustrialisation de la France ».

« C’est vraiment de l’artificialisation pour le plaisir de l’artificialisation puisque les emplacements ne sont même pas encore vendus au moment des travaux – et qu’ils se révèlent parfois très difficiles à vendre, ensuite… », grince Chloé Gerbier. C’est l’exemple caractéristique du projet de parc écotechnologique au Carnet, du côté du Grand Port Maritime de Nantes-Saint-Nazaire, où une ZAD s’est montée en 2020 afin de protéger les 110 hectares d’espaces naturels ainsi menacés (lire notre reportage). Un cas qui est également symptomatique d’une autre tendance lourde du quinquennat Macron, en totale contradiction avec les grandes promesses de verdissement – celle du détricotage permanent du droit de l’environnement : « La loi ASAP [Accélération et simplification de l’action publique, ndlr] permet des implantations toujours plus rapides de sites industriels, avec moins d’évaluation, moins de consultation du public, poursuit Chloé Gerbier. Ces grands projets imposants et polluants comme "les sites clés en main" participent à ouvrir toujours plus de dérogations au Code de l’environnement… ».

Autre renoncement : l’exclusion des entrepôts de e-commerce du moratoire sur les zones commerciales issu des travaux de la Convention citoyenne pour le climat. S’ils ne représentent qu’un petit pourcentage de l’artificialisation actuelle (autour de 1 %), l’enjeu est loin d’être anodin : « La croissance du secteur et la dynamique d’implantation sont telles que cela représentera vite 4 à 5 % si l’on ne fait rien, rappelle Alma Dufour. Aujourd’hui, le plus grand entrepôt ouvert par Amazon en France [en août 2021 à Augny, au sud de Metz, sur 185 000 m2, ndlr] est déjà plus grand que le plus grand centre commercial français [La Part-Dieu, à Lyon, pour un total de 160 000 m2, ndlr] ». Autrement dit, c’est bien la peine d’abandonner Notre-Dame-des-Landes et Europacity, si c’est pour permettre à côté l’expansion des méga monstres d’Amazon… L’exemple illustre à sa façon la politique macroniste du sempiternel « en même temps » auquel l’enjeu de l’artificialisation des terres n’échappe donc pas, non plus.

Les pistes de mesure concrète sont pourtant connues, à commencer par la fiscalité. La taxation des plus-values foncières peut être réalisée lors d’un changement d’usage d’une terre : « Dans les territoires dits à forte attractivité, un terrain agricole peut parfois se vendre jusqu’à 500 fois plus cher lorsqu’il devient constructible… Comment peut-on désinciter à l’artificialisation si l’on valorise plus une terre ‘‘à-artificialiser’’ ? » interroge Coline Sovran. Raison pour laquelle il conviendrait également de réfléchir à des transferts de compétence plus effectifs, ou à l’instauration de garde-fous, dans l’élaboration des documents d’urbanisme : « Au niveau très local, il faut pouvoir soustraire les élus des pressions qui peuvent s’exercer sur eux lorsqu’il s’agit de décider de rendre constructible un terrain… », poursuit la responsable de Terre de Liens.

L’enjeu révèle « le marasme » et l’extrême-vulnérabilité, notamment financière, des collectivités locales dans le paysage politique actuel : « Aujourd’hui, les collectivités sont tellement exsangues fiscalement qu’elles ont intérêt à bétonner pour se créer des rentrées fiscales, à travers la création de bureaux ou d’activités économiques – de surcroît dans un contexte libéral de mise en concurrence permanente entre elles. Les projets Amazon, c’est aussi tout simplement un moyen de pouvoir refaire la cantine, on en est là… », tempête Alma Dufour. Potentielle candidate aux législatives pour la France insoumise, dont elle a rejoint le mois dernier le parlement de l’Union populaire, elle appelle ainsi à renforcer substantiellement les dotations aux collectivités, véritable levier de la lutte contre l’artificialisation.

À l’heure de ce bilan, il ne reste guère qu’une avancée significative à mettre véritablement au bénéfice de ce quinquennat : l’inscription de cette thématique à l’agenda de l’opinion publique. « C’est sûr qu’il y a encore 5 ou 10 ans, ce n’était pas vraiment un sujet grand public, c’est le moins que l’on puisse dire », admet Coline Sovran. S’il reste encore du chemin pour en faire une priorité à la hauteur de l’urgence, Alma Dufour dit constater « une impulsion politique beaucoup plus forte sur ce sujet ». Mais là aussi, Emmanuel Macron en est bien indirectement responsable : « C’est parce que le moratoire sur les zones commerciales faisait partie des revendications qui ont émergé du mouvement des Gilets jaunes, et parce que la Convention citoyenne pour le climat a ensuite associé ce sujet à l’enjeu d’artificialisation des terres pour travailler cette problématique de façon globale, que le sujet a fini par s’imposer un peu plus durablement à la table du président. » Pour le résultat qu’on connaît, donc.

Barnabé Binctin
Illustration de une : « Déforestation, plantation, ZAD », par Agnès Stienne sur Vision Carto
Infographies : Guillaume Seyral

Notes

[1Selon ce rapport publié l’année dernière par le service statistique du ministère, Agreste.

[2Devant les infrastructures de transports (28 %) et les zones d’activité économiques (14 %). Chiffres issus d’un rapport piloté par France Stratégie.

[3Objectif établi par rapport aux dix dernières années écoulées. Officiellement, la loi stipule ainsi que « le rythme de l’artificialisation des sols dans les dix années suivant la promulgation de la présente loi doit être tel que, sur cette période, la consommation totale d’espace observée à l’échelle nationale soit inférieure à la moitié de celle observée sur les dix années précédant cette date ».