Basta! : Depuis le décès d’Adama, le 19 juillet 2016, votre famille a déposé trois plaintes, notamment pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner », et pour « non assistance à personne en danger ». Pourriez-vous faire un point sur ces procédures ?
Assa Traoré : La principale avancée, depuis un an, est le dépaysement de l’affaire du tribunal de Pontoise vers celui de Paris, et la nomination d’un juge d’instruction pour enquêter. A Pontoise dans les premières semaines, le procureur a menti. On entend qu’Adama est décédé d’une crise cardiaque, puis d’une infection grave. Qu’il est mort sous l’emprise de l’alcool et de la drogue. On veut le faire passer pour un voyou, pour un criminel. Les gendarmes deviennent des victimes ! C’est alors que nous avons demandé une seconde autopsie, même si l’État a très rapidement tenté de nous rendre le corps d’Adama, prétextant que nous sommes musulmans et que nous voudrions l’enterrer dans les trois jours. Ils avaient déjà contacté Air France et l’aéroport de Roissy, pour envoyer le corps au Mali dès le lendemain ! Si nous avions accepté, le corps ne pouvait plus être autopsié. Mais nous avons refusé et demandé la seconde autopsie, qui va écarter ces affirmations mensongères, et mettre en évidence l’asphyxie comme cause de la mort [1].
Nous demandons ensuite la dessaisie du tribunal de Pontoise et de son procureur. Celui-ci est muté. Et en janvier, l’affaire est dépaysée vers Paris. Le 29 juin dernier, nous y avons été reçus par la juge d’instruction. Elle s’est engagée à tout mettre en œuvre pour que la vérité soit établie, à faire en sorte que les éventuels coupables soient punis. C’est la première fois, depuis un an, que nous sommes entendus comme des êtres humains, comme les victimes de l’affaire, non comme des coupables. Elle recevra ensuite les pompiers et le Samu, qui ont trouvé mon frère inanimé, puis les gendarmes. Elle leur donnera un statut.
Les gendarmes seront donc, peut-être, mis en examen ?
C’est ce que nous attendons. Nous sommes restés plus de quatre heures dans le bureau de la juge, et nous avons toutes et tous pu nous exprimer. C’était un moment très important pour nous. Étant donnés les résultats de la dernière expertise médicale, qui va dans notre sens, il y a de fortes chances que cette mise en examen soit prononcée. Nous attendons une décision dans les semaines qui viennent, probablement à la rentrée.
Il s’agit a priori d’une avancée positive. Cela va-t-il modifier votre ligne de conduite ? Allez-vous continuer à vous mobiliser ?
Nous garderons jusqu’à la fin, c’est-à-dire jusqu’au procès et jusqu’à la condamnation des gendarmes, la ligne de conduite que nous avons adoptée. Nous n’allons pas nous écarter de ce chemin. Au contraire, notre action doit être encore plus déterminée. La vérité, nous la connaissons. Il faut maintenant que le Justice et l’État assument, publiquement, ce qui s’est passé. Le procès doit être exemplaire. Car au-delà du combat pour Adama, c’est un système que nous voulons briser : celui de la machine à fabriquer les non-lieu. C’est comme si le pouvoir avait un manuel, appliqué après chaque crime. Le procédé est toujours le même : on criminalise la victime, on criminalise la famille, finalement on obtient un non-lieu. C’est ce processus que nous voulons dénoncer.
– Lire à ce sujet : Homicides, accidents, « malaises », légitime défense : 50 ans de morts par la police
Vous écrivez qu’Adama est « mort de l’acharnement policier [qu’il a] subi chaque jour depuis des années ». Quelles sont les relations avec la police, au quotidien, pour un jeune perçu comme étant « issu de l’immigration », dans la France d’aujourd’hui ?
Cet acharnement, ce sont d’abord les contrôles à répétition. Et les perquisitions, jusque chez nos parents. Il suffisait que quelqu’un dise « C’est un grand Noir », on pensait tout de suite aux Traoré. Même si mes frères, au même moment, étaient en vacances ! Ils ne supportaient plus les injustices que les policiers et les gendarmes leur faisaient subir au quotidien.
Ces jeunes garçons sont sans cesse stigmatisés, montrés du doigt. Professionnellement, ils sont orientés vers des cases. On fait tout pour les enfermer. On refuse d’imaginer qu’ils puissent participer à la construction de la France, du monde actuel... On ne leur laisse plus la liberté de s’exprimer, de circuler. On leur fait croire qu’ils n’ont pas droit à tout cela. Au final, ils sont déshumanisés, y compris aux yeux des policiers et des gendarmes. Chez ces derniers, frapper, violenter, humilier, devient un réflexe fréquent. Quand ce n’est pas tuer. Mon frère en a fait les frais. C’est aussi cela que nous voulons casser. Certains sont morts avant Adama, d’autres encore sont morts après. Il faut que cela cesse. Il faut redonner leur place à ces jeunes garçons. Ils ont une parole, ils ont des sentiments, ils savent penser, réfléchir... Ils ont le droit de rêver, de parler, de marcher librement.
En 2005, lors du soulèvement des quartiers populaires, des jeunes brandissaient leur carte d’identité. Le symbole était fort : ils voulaient être reconnus comme des français à part entière. S’agit-il, aujourd’hui encore, du fond du problème ?
Bien-sûr. D’ailleurs, quand Adama s’enfuit en courant, c’est parce qu’il n’a pas sa carte d’identité sur lui. Il n’est pas assez français pour que l’on puisse le croire sur parole… Alors il part. Pourtant, on est allé chercher son grand-père au Mali, en 39-45, pour combattre pour la France. Il en est revenu avec une jambe en moins. Aujourd’hui, on a tué son petit-fils. Combien de jeunes issus de l’immigration ont un ancêtre qui a participé à une guerre pour la France, ou à la construction du pays ? L’immigration a bâti, construit… Nous sommes Français !
La France est immensément riche de toutes ces cultures. Je trouve pathétique qu’elle ne soit pas capable de considérer cela de manière positive. Elle pourrait en tirer une très grande force. Pour changer, le pays devra commencer par assumer son histoire : celle de l’esclavage, celle du sort réservé aux juifs pendant la Guerre… En fait, la France n’assume pas grand-chose. Par contre, elle aime bien pointer du doigt. Alors il faut écrire cette histoire, et permettre à chacun d’y retrouver sa place. C’est important. Les jeunes aussi doivent aller chercher leur histoire, savoir qui ils sont, d’où ils viennent… C’est la même chose autour d’Adama : nos adversaires ont réécrit l’histoire. Ils ont criminalisé mon frère, ma famille. Nous voulions donc écrire cette histoire nous-même. C’est le sens du livre Lettre à Adama.
Vous établissez un lien direct entre cette histoire, et les rapports entretenus par la police avec la jeunesse des quartiers populaires...
Oui, cela fait partie de ce que l’État a construit autour de ces jeunes garçons. Les policiers ne se lèvent pas le matin en disant : « Je vais aller dans un quartier et je vais faire du mal à un jeune ». Ce rapport s’est construit dans la durée. En France, la ségrégation sociale est doublée d’une ségrégation raciale. On peut même aller plus loin : ce qui se passe dans les quartiers s’inscrit dans le prolongement de l’histoire de l’esclavage, puis de la colonisation. Le présent est une suite logique de la construction de cet État colonial. Les cibles de ces violences ont un point commun : ils sont Arabes, Noirs, Roms, maintenant ils sont aussi Chinois. Les Blancs les subissent également, depuis le mouvement contre la loi travail. Cela a modifié la vision de nombreuses personnes. Mais dans les quartiers, la population subissait déjà ces violences depuis longtemps. Adama et Bagui ont vécu très tôt ces contrôles, ces arrestations, puis les condamnations et la prison.
On sent, vis-à-vis de votre combat, un soutien assez timide des forces de gauche, qui revendiquent pourtant la défense de la justice sociale et de l’égalité, ou le fait de se battre pour les « quartiers populaires ». Est-ce une simple impression ?
Depuis le début, il y a eu tellement de mensonges… Pour dénoncer ces mensonges, s’engager, et bien il faut du courage ! Qui va prendre ses responsabilités, le dire haut et fort, puis l’assumer ? Certains vont se cacher derrière les gendarmes, évoquer la souffrance des policiers… Le gouvernement Hollande a été l’un des plus pourris que j’ai connu durant ma courte existence. Le mépris pour notre famille a été total : Bernard Cazeneuve qui se déplace à Beaumont-sur-Oise pour soutenir la maire Nathalie Groux, qui voulait porter plainte contre moi ; le même Bernard Cazeneuve, qui n’a pas un mot pour ma famille à l’Assemblée nationale lorsqu’il est interpellé par le député Pouria Amirshahi, mais qui soutient les gendarmes ; ou encore Bruno Le Roux, à peine nommé ministre de l’Intérieur, qui se déplace dans la caserne mise en cause pour la mort d’Adama.
Comment expliquez-vous cette attitude des autorités ?
Nous prenons cela comme un aveu de faiblesse. La mobilisation est si puissante que le ministre de l’Intérieur fait sa première sortie chez les gendarmes, pour leur dire : « Ne vous inquiétez pas, on ne vous lâche pas ! ». C’est dire qu’on leur fait peur, quand même. Libération en fait un titre magnifique : « Le Roux, Oussekine et Traoré », pour dénoncer les contradictions du PS. Ils avaient dit « Plus jamais ça ! »… Puis le ministre vient chez les gendarmes, à dix minutes de chez nous, et ne prend même pas la peine de nous rencontrer. Et l’acharnement se poursuit contre notre famille : les gardes à vue, la prison… C’est n’importe quoi !
La semaine dernière, on est encore venu chercher un de mes frères, Yacouba, parce qu’il aurait bloqué la porte de la gendarmerie avec son pied l’an dernier, quand nous cherchions Adama. On retrouve ça dans Le Parisien, qui raconte qu’il aurait tenté d’enfoncer le portail avec un bus. Il est accusé d’intrusion et violences, et va être jugé. Ça n’arrête pas ! Alors oui, je pense qu’ils ont peur. Nous nous battons contre les institutions les plus puissantes : l’État, la Justice. Leur faiblesse peut les conduire à nous mettre au trou. Nous le disons depuis le début : la France est un pays anti-démocratique. Où est donc passée cette France qui disait « Je suis Charlie » ?
Face à cela, quelle est pour vous la solution ? L’auto-organisation des quartiers ? Lutter par vous-mêmes, et pour vous-mêmes ?
Nous devons tourner la page du paternalisme. Quand quelqu’un vient sur nos luttes, c’est nous qui nous organisons, c’est nous qui menons la lutte, c’est à nous de dire comment les choses se passent. Ce n’est pas à ceux qui nous ont mis dans cette situation, ceux qui ont construit ce système autour des quartiers, de nous imposer leur manière de voir et de faire. Nous devons donc nous organiser. Mais nous devons aussi connaître nos droits. Sinon, il n’y a pas de justice possible. Nos adversaires ont conscience que nous n’utilisons pas nos droits correctement. C’est subtil de leur part. Nous devons organiser une défense puissante et indépendante. Indépendante des associations, indépendante de qui que ce soit. L’indépendance est la base de notre force.
Autour de la mobilisation pour Adama, comme pour d’autres victimes de violences policières, quelque chose est-il en train de reprendre forme dans les quartiers ?
Nous sommes dans une période de crise identitaire très forte, qui pousse tout le monde à chercher des solutions. Il y a un raz-le-bol général. Je pense que la France a besoin d’une révolution. Une belle révolution, comme cela a déjà été le cas ailleurs, et dans le passé. Comme celle de mai 67 en Guadeloupe, qui a aussi été gommée de l’histoire. La police a tiré dans la foule, et tué des personnes noires. Nous le devons aussi pour eux. En mai 68, d’autres personnes se sont battues. Si je suis là, que je peux m’exprimer ainsi, en tant que femme noire, c’est que d’autres se sont battues pour ces droits. Ce n’est pas gratuit. Nous devons nous battre également. Plus tard, j’aimerais qu’on puisse dire : « Dans les années 2000, une partie de la France s’est levée, a fait une révolution. Et ça a changé les choses. »
Les enfants des classes moyennes, des centre-villes, ont été frappés à leur tour par les violences policières, l’an dernier. Et se mobilisent également. Faut-il que ces mobilisations convergent ? Forger l’alliance des « Traoré » et des « Bernanos » [2], comme vous le suggérez dans votre livre ?
Ça me semble essentiel. « Diviser pour mieux régner » : l’État applique très bien cette formule. Si nous nous levons tous, nous pouvons faire plier cette mauvaise France, celle qui tient les commandes aujourd’hui. Et c’est ce qu’il faut faire. Nous n’avons pas le choix. Nous soutenons la famille d’Antonin, comme eux nous soutiennent. Il faut continuer à être solidaires les uns des autres. C’est ensemble qu’on leur fait peur. Et c’est comme ça que la révolution commence ! Il faut avancer ensemble, être de plus en plus nombreux. Peut-être qu’un jour, des policiers viendront marcher avec nous ? Leurs mauvaises conditions de travail ne doivent pas se répercuter sur nos quartiers, contre nos frères. Nous ne devons pas payer pour ça également ! C’est important de le dire.
On a l’impression qu’il y a deux dimensions dans votre combat. Le combat initial : établir la vérité sur la mort d’Adama, qu’elle soit reconnue. Et une dimension plus universelle. Votre combat est devenu un symbole d’une lutte plus générale, celle des opprimés contre un pouvoir arbitraire. Acceptez-vous de l’endosser ?
Bien-sûr. Ce combat nous le menons, et nous le mènerons jusqu’au bout. Ils nous ont pris notre frère ! Nous lui devons cela. La question ne se pose même pas. Notre force, c’est notre famille. Nous restons très proches. Nous luttons aussi aux côtés de nos amis. Avant de mobiliser à Paris, nous mobilisons à Beaumont-sur-Oise, à Champagne, à Persan… Les villes limitrophes ont porté ce combat ; ce sont elles aussi qui ont produit cette puissance. Les amis d’Adama sont toujours présents ! Ce sont eux, ainsi que les jeunes des environs, qui vont manifester. La dimension locale est fondamentale. Dans toutes les marches que nous organisons, il y les amis, les jeunes… Pas seulement les militants ou les soutiens qui se joignent à nous.
Nous espérons que ce cela fonctionnera également de cette manière le 22 juillet. Nous allons commémorer cette première année, pour Adama. Nous marcherons depuis le rond-point, à Beaumont-sur-Oise, jusqu’au quartier de Boyenval. Il y aura ensuite un théâtre-forum sur les violences policières, ainsi qu’un grand repas. Nous attendons tout le monde à Beaumont-sur-Oise le 22 juillet !
Propos recueillis par Thomas Clerget
Crédits photo :
– Portrait en une : © Maya Mihindou / revue Ballast
– Autres photos : BBK Photos et collectif La vérité pour Adama.
Date : Samedi 22 juillet à Beaumont-sur-Oise, rassemblement « Justice pour Adama Traoré - Un an déjà » : Marche au départ du rond point de Beaumont-sur-Oise, après le pont, à 14h30. Retour sur le terrain de Boyenval. Théâtre-forum sur les violences policières, repas.
A lire : Assa Traoré (avec Elsa Vigoureux), Lettre à Adama, éd. du Seuil, Paris, 2017, 17 euros.