La France adore le diésel. Dans l’hexagone, 65 % des véhicules particuliers fonctionnent avec ce carburant, ce qui en fait une exception rare. Le second champion européen, l’Allemagne, reste loin derrière, avec environ 45% de véhicules roulant au gazole. Mais aux vingt millions de voitures particulières qui sillonnent les routes françaises, il faut encore ajouter cinq millions d’utilitaires, et des centaines de milliers de poids lourds, dont la majorité roulent au diésel. Sans oublier les bus, dont les gaz d’échappement font tousser les cyclistes qui, dans de nombreuses villes, partagent les mêmes couloirs de circulation. Car le diésel n’est pas bon pour la santé. Et on le sait depuis fort longtemps.
En 1983, au début du premier septennat de François Mitterrand, sort le rapport « Roussel », du nom du professeur de médecine qui le coordonne. Commandé par la ministre de l’environnement Huguette Bouchardeau, ce rapport met en garde contre les risques de pollution particulaire et de cancers liés au diésel. A l’époque, seulement 10 % du parc roule au gazole. Mais le gouvernement de Pierre Mauroy semble alors avoir d’autres préoccupations. La santé publique passera au second rang.
78 % de véhicules diésel en 2008
« En misant sur le tout nucléaire, on a eu un développement massif du chauffage électrique. Les Français ont délaissé leurs chaudières au fioul et les raffineries se sont retrouvées avec des stocks dont elles ne savaient que faire », détaille Thomas Porcher, économiste [1]. Pourquoi ne pas écouler ces surplus en faisant rouler davantage de voitures au diésel [2] ? « Réservé » depuis l’après-guerre aux agriculteurs et aux industriels, ce carburant bénéficie d’importants avantages fiscaux. L’extension de ces avantages aux véhicules des particuliers, suggéré par des constructeurs automobiles un peu déprimés par les deux chocs pétroliers, va enclencher le développement du tout diésel. L’énarque Jacques Calvet, ancien chef de cabinet de Valéry Giscard d’Estaing au ministère de l’Économie et des finances, et patron du groupe PSA Peugeot-Citröen à partir de 1982, joue un rôle clé dans ce virage stratégique.
L’autre géant national, Renault, lui en sait gré et lui emboîte le pas. Les véhicules diésel de moyenne gamme, plus chères à l’achat, mais avec des factures moindres au passage à la pompe, font leur apparition sur les routes françaises. « En parallèle, une politique nationale d’aménagement du territoire a été mise en place entraînant une augmentation des distances de déplacement et de l’usage de la voiture individuelle, remarque le réseau France nature environnement (FNE), qui fédère 3 000 associations françaises de protection de l’environnement. Le diésel, plus avantageux pour l’utilisateur, trouve un marché en pleine croissance. » En 1990, 33 % du parc automobile est composé de voitures diésel. En 2000, 50 %. Et en 2008, on atteint le pic de 78 % !
Un impact désastreux sur la santé
Entretemps, les preuves de la nocivité sanitaire du diésel ne cessent de s’accumuler. En cause, notamment : les particules fines, qui abîment le système respiratoire. « Elles sont tellement petites qu’elles arrivent au cœur des bronches et du système respiratoire, explique Florence Trébuchon, médecin allergologue et asthmologue [3]. Cela entraîne des réactions inflammatoires, qui peuvent provoquer des crises d’asthme ou des bronchites et bronchiolites. »
Si les automobilistes sont les premiers exposés, ils ne sont pas les seuls : cyclistes, piétons et riverains subissent eux aussi les effets des émissions. Ceux qui vivent à proximité des grands axes routiers, comme le périphérique à Paris, supportent des expositions longues et continues. Les jours de « pics de pollution », les services d’urgences sont sur-sollicités pour des crises d’asthme et des bronchites, notamment chez les enfants et les personnes âgées.
« Mais il y a intoxication bien au-delà des jours de pics de pollution », insiste Florence Trébuchon. Pour les PM10, qui sont les particules les plus nocives, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) recommande une teneur journalière moyenne qui ne dépasse pas les 20 microgrammes par mètre-cube (μg/m3) d’air. Sans franchir les 50 μg/m3 plus de trois jours par an. Or en Europe, les normes sont beaucoup plus lâches : sur le quotidien, on autorise 40 μg/m3, et il est même permis d’atteindre les 50 μg/m3 trente-cinq jours par an ! « Quand on est à 40 μg/m3, les voyants sont au vert alors que les effets sur la santé sont déjà très mauvais, tempête la scientifique.
Les particules de moins de 0,1 μm sont appelées particules ultrafines : elles composent de 1 à 20 % de la masse des particules dans les gaz d’échappement des moteurs diésel et de 50 à 90 % du nombre total de particules présentes dans les gaz d’échappement de diésel. Les particules ultrafines peuvent pénétrer dans les poumons et la paroi des vaisseaux sanguins pour aboutir dans le sang et toucher d’autres systèmes de l’organisme, comme le système cardiovasculaire [4].
« Nos dirigeants ne peuvent pas faire comme s’ils ne savaient pas »
En France, on est souvent bien au-delà [5]. Tellement au-delà que l’Hexagone est aujourd’hui en contentieux avec la Commission européenne, qui pourrait la sanctionner pour non-respect des normes d’émission de particules fines. De Lille à Marseille, en passant par Paris, Lyon ou Grenoble, onze zones du pays sont actuellement concernées par ce dépassement des valeurs limite en PM10 [6].
Les gaz d’échappement des véhicules diésel s’attaquent par ailleurs au système cardio-vasculaire, et affaiblissent le système immunitaire des enfants qui y sont exposés in-utero. La liste noire est telle que certains pays ont décidé de bannir le diésel de leurs villes. C’est le cas de Milan, Hong Kong, ou encore Tokyo. Mais en France, les gouvernements de droite et de gauche se succèdent sans que personne — ou presque — ne remette en cause la pertinence du tout diésel.
« Dans les 1990, il y a eu de gros débats dans divers endroits du monde sur la nocivité du diésel, retrace Thomas Porcher. Nos dirigeants ne peuvent pas faire comme s’ils ne savaient pas. Un cap dramatique a été franchi à cette période. On a laissé filé comme si de rien n’était. Évidemment, les constructeurs arrivaient à un moment où leurs investissements en recherche et développement dans les moteurs diésel commençaient à être rentables. »
Le filtre à particules : un miracle ?
Alors, plutôt que d’abandonner le diésel, les constructeurs français cherchent à en faire un carburant « propre ». A la fin des années 1990, PSA Peugeot-Citroën invente le filtre à particules (FAP). Branché sur la ligne d’échappement, celui-ci est prévu pour retenir les particules avant qu’elles ne s’aventurent à l’air libre. Le système fonctionne si bien que Guillaume Faury, directeur de la recherche chez Peugeot, assure que « l’air qui sort du pot d’échappement est plus propre que l’air qu’il absorbe en ville » [7].
Ce n’est, hélas, par tout à fait exact. L’air qui sort d’un véhicule équipé d’un FAP contient de grandes quantités de dioxyde d’azote (NO2), un irritant très violent pour le nez, les yeux et les bronches, qui accroit les risques de déclenchement de crises d’asthme chez les personnes les plus fragiles. Des mesures effectuées par l’équipe de journalistes de Cash Investigation font état de 1 700 μg de NO2/m3 en sortie de FAP, alors que PSA annonce 200 μg/m3 !
Autre problème du filtre à particules : il fonctionne mieux quand on roule vite, et sur de grandes distances. À force de petits trajets urbains, il s’encrasse et peut provoquer la rupture du moteur ! Résultat : de nombreux particuliers choisissent de le faire retirer, ce qui est illégal mais proposé par de nombreux professionnels. Il est d’autant plus tentant de procéder à ce retrait qu’il passe inaperçu lors du contrôle technique, les tests de pollution ne vérifiant pas les émissions de particules ! Ces travers ne dérangent ni le législateur, qui a rendu le FAP obligatoire pour les moteurs neufs à partir du 1er janvier 2011, ni les constructeurs, qui font la promotion de leur filtre jusque dans les congrès d’allergologie.
Quand les patrons appellent les ministres
Le lobby du diésel a le bras très long. Et ses membres – constructeurs automobiles, mais aussi transporteurs routiers, taxis, agriculteurs – « menacent régulièrement de bloquer le pays si l’on touche aux avantages du diésel », note Thomas Porcher. En 1996, Corinne Lepage, alors ministre de l’Environnement du gouvernement d’Alain Juppé, voit sa loi sur l’air peu à peu vidée de sa substance [8]. Elle se souvient aujourd’hui que « l’argument, c’était déjà qu’il ne fallait pas se mettre tout le monde à dos ! »
Dominique Voynet, qui lui succède sous le gouvernement Jospin de 1997 à 2001, évoque de son côté les appels injurieux du patron de Peugeot, sitôt qu’elle questionnait le diésel [9]. « Il y a toujours eu des chantages à l’emploi de la part des lobbies automobiles, relève Thomas Porcher. Et en face un vrai manque de courage politique. Avec le diésel, on a en fait un petit scandale d’État. Tout le monde savait mais personne n’a rien fait. »
Mieux : les dirigeants français ont continué à encourager le diésel. Suite au Grenelle de l’environnement en 2007, les véhicules diésel se retrouvent estampillés « écolos », via le bonus écologique qui ne prend en compte que les émissions de CO2, qui sont moindres pour les véhicules diésel que pour les voitures essence. À l’époque, le grand public ignore encore que les émissions réelles sont en fait bien supérieures à ce qu’annoncent les industriels.
« On a l’impression que si on arrête le diésel, tout le monde va mourir »
En juin 2012, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC) de l’OMS déclare les gaz d’échappement des moteurs diésel « cancérogènes avérés ». Silence poli du gouvernement Ayrault. Quelques mois plus tard, en mars 2013, le ministre du « redressement productif » Arnaud Montebourg affirme qu’il faut « trouver une formule qui n’attaque pas le diesel, car attaquer le diesel c’est attaquer le made in France » ! « On a l’impression que si on arrête le diesel, tout le monde va mourir, reprend Thomas Porcher. Mais c’est le rôle de l’industrie que d’innover et d’assurer la formation continue de ses employés. Les constructeurs français ont les moyens de le faire. »
En septembre 2015, l’affaire Volkswagen, et son système de triche sur les contrôles antipollution des véhicules diesel, relance le débat sur le carburant préféré des Français. D’autant que six mois plus tard, en janvier 2016, on apprend que divers véhicules de la marque française Renault sont aussi hors-clous au niveau des normes d’émission. Le 17 décembre 2015, le parlement européen vote finalement en faveur de la création d’une commission d’enquête parlementaire sur le scandale des voitures Volkswagen. Elle devra établir les responsabilités des institutions et des pays européens mais aussi des constructeurs automobiles dans ce scandale. Volkswagen était-elle la seule entreprise à utiliser des logiciels de trucage ? La Commission européenne était-elle au courant ? Les enquêteurs regarderont aussi du côté des autorités nationales d’homologation des voitures neuves, pour vérifier leur indépendance vis-à-vis des constructeurs.
« Un jour ou l’autre, il faudra en terminer avec le diesel », affirme la ministre de l’Écologie Ségolène Royal [10]. Évoquant la possibilité d’aligner le prix du diesel sur celui de l’essence, dès 2020. Actuellement, le différentiel entre le diesel et l’essence est de 17 centimes d’euro par litre de carburant. Il est prévu, via la fiscalité, que le litre d’essence diminue d’un centime par an, tandis que celui du diesel augmentera d’autant. L’incitation sera-t-elle suffisante ?
Des dérogations pour polluer plus
Pour le respect de normes européennes d’émissions qui limitent les effets sanitaires du diesel – elles ont été votées il y a presque 10 ans, en 2007 ! –, il faudra encore patienter. Le 3 février dernier, les euro-députés ont entériné un assouplissement des tests d’émission de gaz polluants. Et les taux de dépassement autorisé des normes sont plutôt élevés : + 110 % à partir de septembre 2017, et + 50 % à partir de janvier 2020 et au-delà. Ségolène Royal s’est indignée contre ce vote, alors que la France en est l’une des inspiratrices. Cette possibilité de dépasser officiellement les normes d’émission pour les véhicules diésel a d’abord été décidée par la Commission européenne, laquelle s’est appuyée sur un avis du « comité technique sur les véhicules à moteur ».
Le dit comité réunit deux membres de chaque pays, qui obéissent aux ordres que leur dictent leurs gouvernements... « Le fonctionnaire français qui a pris la décision d’autoriser les constructeurs automobiles à dépasser les seuils d’émission de diésel n’a pas donné son avis personnel mais celui qu’on lui a dit de donner, tempête Corinne Lepage. La France fait en plus partie des pays qui ont décidé de demander que ce soit l’avis d’un comité technique qui compte sur ce sujet plutôt que celui du conseil des ministres, de façon à ne pas mouiller les politiques ! »
Un coût d’au moins 44 milliards par an
L’abandon du tout diésel donnerait en tout cas un peu d’air aux finances publiques, fortement mises à contribution ces trente dernières années. Au manque à gagner lié aux avantages fiscaux — 7 milliards d’euros par an — s’ajoute le déséquilibre de la balance commerciale, la France important 40% du gazole qu’elle consomme — soit 11 milliards de plus — ainsi que de faramineuses dépenses de santé. En 2013, une étude du commissariat général au développement durable a estimé que la pollution aux particules fines PM10 coûtait 672 euros par français et par an. Soit 44 milliards d’euros au total...
Plus récemment, une enquête sénatoriale a évalué que la pollution de l’air — toutes sources confondues — coûte chaque année plus de 100 milliards d’euros à la France, dont 70 milliards pour les seules dépenses de santé. La sortie du tout diesel fait partie des recommandations prioritaires des auteurs de l’enquête.
Les pressions sur les constructeurs pourraient aussi venir du côté de la société civile. Plusieurs plaintes contre X pour mise en danger de la vie d’autrui ont été déposées par des militants de l’association Les amis de la terre, et par des députés européens EELV. A ce jour, elles ont été classées pour « preuves insuffisantes ». Malgré les preuves statistiques des victimes de la pollution, et notamment du diesel, il reste compliqué d’établir un lien direct entre telle victime et tel dépassement des normes. En fait, tout le monde pollue. Personne n’est donc responsable d’un point de vue pénal. Mais certains estiment que l’inaction de l’État, en matière de protection des populations contre le diésel, a été telle que des plaintes pourraient aboutir. La ville de Paris a décidé de son côté d’interdire la circulation des véhicules diésel les plus anciens (immatriculés avant 1997) à partir du 1er juillet 2016, ce qui provoque la colère de certaines associations d’automobilistes... Rappelons que le droit à respirer un air qui ne nuit pas à la santé est inscrit dans la loi de 1996, et indirectement dans la Constitution, via la charte de l’environnement.
Nolwenn Weiler