Les infirmières et infirmiers des hôpitaux ont déjà perdu sept années de retraite en 2010. Auparavant, ils et elles pouvaient partir en retraite à 55 ans, un âge qui prenait en compte la pénibilité propre au métier. Depuis 2010, les infirmières hospitalières déjà en poste se sont vues imposés un choix par la ministre de la Santé de l’époque, Roselyne Bachelot : partir à 62 ans et toucher une rémunération un peu supérieure, ou garder la retraite à 55 ans sans revalorisation salariale.
« Le passage à 62 ans, c’était le chantage de Bachelot, résume Thierry Amouroux, porte-parole du Syndicat national des professionnels infirmiers (SNPI). On a alors promis aux infirmières des hôpitaux plus de salaire contre le recul de l’âge de départ. » L’augmentation correspondait à environ 150 euros par mois, explique Thierry Amouroux, pour sept ans de travail en plus. Depuis 2010, tous les nouveaux recrutements se font au régime de retraite à 62 ans [1].
Les infirmières auront perdu neuf années de retraites, en douze ans
Si la nouvelle réforme des retraites passe, les infirmières, y compris aux urgences, ne pourront prétendre partir en retraite qu’à 64 ans. Elles auront ainsi perdu neuf années de retraites, en douze ans. « Alors que la charge en soins n’a fait qu’augmenter, dénonce le représentant syndical. Les gens sont usés, physiquement, intellectuellement. C’est pour cela qu’ il y a autant de postes d’infirmiers vacants. Rajouter deux ans de galère aujourd’hui, ce n’est pas possible. »
La réforme a peu de chance d’aider à régler la crise du recrutement à l’hôpital. 15 000 postes d’infirmières ne trouvent actuellement pas preneuses à l’hôpital public, selon les derniers chiffres de la Fédération hospitalière de France et 99 % des établissements hospitaliers déclarent des difficultés de recrutement.
« Penser qu’on va faire deux ans de plus, cela amplifie les départs de l’hôpital, constate Rachid Digoy, infirmier de bloc opération et président du collectif Inter-blocs. J’ai des collègues qui arrivent péniblement à 60 ans, qui devaient partir bientôt en retraite et prennent de plein fouet de devoir faire quelques mois supplémentaires. Ils sont au bout du rouleau. »
À 39 ans, Rachid Digiy ne se voit pas non plus rester au bloc opératoire jusqu’à 64 ans. « Dans notre métier, on a énormément de manutention, comme les mises en posture chirurgicale, quand on installe les patients endormis sur les tables d’opération, explique-t-il. Ce qui est prôné par le gouvernement, c’est de mettre des lève-malades à disposition dans les services. C’est d’une hypocrisie totale, car quand on demande des moyens pour du matériel dans nos établissements, on nous répond toujours qu’il n’y a pas de budget. »
Blessé à 35 ans en soulevant un patient
Il manque aussi 5000 aides-soignantes et aides-soignants dans les hôpitaux publics en ce début d’année. Les aides-soignantes hospitalières sont de leur côté toujours classées dans la catégorie « active » de la fonction publique hospitalière : c’est-à-dire que leur emploi est reconnu comme présentant un risque particulier ou des fatigues exceptionnelles. Donc, elles et ils peuvent encore partir en retraite à 57 ans aujourd’hui. Pour cela, il faut toutefois avoir travaillé au moins 17 ans dans cette profession à l’hôpital.
Avec la nouvelle réforme, cet âge passerait à 59 ans. Encore faut-il tenir dans le métier assez longtemps. Olivier était par exemple aide-soignant à l’hôpital avant de se blesser au travail à l’âge de 35 ans. « Je me suis blessé en soulevant un patient. Depuis, j’ai une vertèbre qui a bougé et je ne peux plus soulever de charge », explique-t-il. Olivier est donc devenu secrétaire hospitalier.
Pour lui, la retraite, ce sera pour l’instant 62 ans. « Avec la nouvelle réforme, je passerai à 64 ans pour avoir une pension à taux plein. Mon fils m’a confié qu’il avait été bien content que ses grands-parents soient à la retraite pour le garder quand il était petit. Pour moi, ce sera plus difficile. » L’homme voit aussi les difficultés de recrutement : « On a déjà de nombreux soignants qui quittent l’hôpital. Leur dire qu’ils vont travailler deux ans de plus, ça ne va pas nous aider. »
« Ce qui les attend, c’est le chômage, donc une retraite encore plus misérable »
Dans les cliniques et les Ehpad privés ou dans le soin à domicile, la pénibilité du travail des aides-soignantes n’est pas du tout prise en compte dans l’âge de départ légal. C’est aujourd’hui 62 ans pour tout le monde, aides-soignantes et infirmières, ce sera 64 avec la réforme. « Comme j’ai commencé à travailler à 19 ans, j’ai pu bénéficier du dispositif de carrière longue, donc je suis partie en retraite à 61 ans et quelques mois », nous dit Marie-Pierre Martin, aide-soignante d’Indre-et-Loire tout juste retraitée depuis octobre. Elle touche aujourd’hui un peu moins de 1500 euros de pension.
Elle a fait toute sa carrière comme aide-soignante, presque en totalité dans le soin à domicile, et n’aurait pas voulu faire « une journée, une heure, une minute de plus », assure-t-elle. « Les conditions dans lesquelles on a bossé pendant la période Covid sont venues ajouter des difficultés. Mais ce sont tout le temps des métiers difficiles, physiquement et moralement. Je me mets aujourd’hui dans la peau des gens qui pensaient partir dans six mois et à qui on dit qu’il va falloir travailler des mois en plus. Cela me rend malade pour elles et eux. »
L’aide-soignante a également vu à quel point son employeur avait de plus en plus de mal à recruter. « Je suis partie en octobre, il y avait dix postes vacants, c’est toujours le cas aujourd’hui. On ne trouve personne, il y a un turnover incroyable, c’est de l’intérim qui vient travailler. Et on sait très bien que les gens ne vont pas faire deux ans de plus. Les aides-soignantes s’en vont pour partie en inaptitude, parce qu’elles sont cassées, le dos foutu, les épaules, les poignets, les coudes fichus. On se bousille parce que les conditions de travail sont plus difficiles, il y a une accélération du rythme. »
Marie-Pierre se demande ce que feront les aides-soignantes qui ne peuvent plus exercer le métier après 60 ans. « Personne n’embauchera quelqu’un qui a fait 30 ans d’aide-soignante avant. Ce qui les attend, c’est le chômage, et donc au final, une retraite qui va être encore plus misérable, vu les salaires de la profession. »
Rachid Digoy constate aussi dans les bilans sociaux de son établissement hospitalier, auquel il a accès en tant que membre du comité technique de son hôpital, « qu’à partir de 50 ans, les personnes s’arrêtent de plus en plus ». Les collègues font des burn-out, souffrent de maladies professionnelles, des articulations, du dos… « On voit qu’à partir de 50 ans, les gens sont usés. Faire deux ans de plus, c’est une aberration. »
« Il n’y a jamais eu de négociations sur la pénibilité du métier »
Dans les blocs opératoires, les infirmières et infirmiers travaillent « avec beaucoup d’astreintes, souvent de nuit, d’alternance jour-nuit, énumère Rachid Digoy. Nous sommes aussi exposés aux risques biologiques, aux fumées chirurgicales remplies de composantes cancérigènes. Tous ces risques ne sont pas du tout pris en compte. On a beau faire remonter des dossiers au ministère sur la pénibilité et les risques du métier, nous ne sommes pas du tout écoutés. Il n’y a jamais eu de négociations sur la pénibilité du métier. »
« Dans la fonction publique hospitalière, il n’y a rien sur la pénibilité, aucune mesure de quelque nature que ce soit, ajoute Thierry Amouroux, du Syndicat national des professionnels infirmiers. Dans le secteur privé, il y a le compte professionnel de prévention. Mais c’est une telle usine à gaz qu’il y a très peu de chances que les infirmières arrivent à faire valoir quelque chose. »
Une réforme de ce dispositif de compte professionnel de prévention a supprimé en 2017 quatre critères de pénibilité, dont les ports de charges lourdes et les postures pénibles. Reste pour les soignants du privé celui du travail de nuit : il faut travailler au moins 120 nuits par an pour le faire valoir dans ce compte pénibilité.
Marie-Pierre Martin, qui a été déléguée syndicale dans son entreprise de soin à domicile, atteste que ces critères, même avant leur limitation en 2017, « étaient inapplicables ». « Quand on a commencé à négocier les critères de pénibilité, dont le port de charge et la manutention, c’était très difficile avec les patrons, car les textes étaient très compliqués. On devait regarder la position des poignets, des coudes, des épaules, s’ils étaient à plus ou moins inclinés, pendant combien d’heures, de minutes, et combien de fois par jour, témoigne la retraitée. C’était impossible de se mettre d’accord là-dessus avec l’employeur, qui voulait minimiser la pénibilité. Le nombre de gens qui auraient pu en bénéficier, dans nos professions, aurait été dérisoire. »
Interdits de grève car réquisitionnés
Au fil de ses plus de 40 années de carrière, l’ancienne aide-soignante a certes vu des améliorations sur la pénibilité physique, avec l’arrivée du matériel médicalisé au domicile des personnes prises en charge. « Quand j’ai commencé, il n’y avait aucun lit médicalisé chez personne, les gens n’en avaient même pas entendu parler. Faire la toilette, c’était vraiment du sport, il fallait parfois la faire à genoux. La location de matériel médical a changé beaucoup de choses. Il n’empêche que soulever une personne pour l’habiller, ça use les articulations. »
Olivier, aide-soignant blessé avant ses 40 ans, en sait quelque chose. Lui aimerait faire grève le 7 mars, mais ne peut pas. « Comme on est en sous-effectif à l’hôpital, nous sommes de toute façon réquisitionnés. Nos services sont tellement en tension qu’on ne peut pas faire grève, pas aller aux manifestations, explique-t-il. Donc, on compte sur les syndicats, et sur les gens qui nous soutiennent pour nous défendre ». « On est très souvent assignés au bloc même lors des jours de grève, mais on reste mobilisés dans les discours, dit aussi l’infirmier Rachid Digoy. Et on appelle tous ceux qui le peuvent à se mobiliser. »
Rachel Knaebel
Photo : Lors d’une manifestation contre la réforme des retraites/©Serge D’ignazio.