Brandies à bout de bras ou collées sur les abri-bus et les poteaux le long du parcours, de nouvelles affichettes ont fait leur apparition dans le cortège toulousain samedi 19 janvier, lors de l’« acte X » des gilets jaunes. Y apparaissent en gros plan des poignets amputés de leurs mains, des pommettes concassées, des nez explosés, des bouches édentées. Images trashs, légendes minimalistes : « Jérôme – tir LBD – décembre 2018 », « Jean-Marc – éborgné – décembre 2018 »... Depuis le 17 novembre, beaucoup de ces manifestants cabossés ou mutilés par les armes de la police, avant de finir chez les pompiers ou aux urgences, sont passés entre les mains des « street médics ». Ces secouristes civils devenus en quelques années, notamment à travers les mobilisations contre la loi travail et les ZAD, des figures incontournables des mouvements sociaux français.
A Toulouse, samedi, où la préfecture a recensé jusqu’à 10 000 personnes, soit la mobilisation la plus fournie de l’hexagone, ils et elles ne sont pas loin d’une centaine à arpenter les rangs de la manifestation. Seule une petite dizaine, cependant, revendique l’appellation street medics. Leurs « croix bleues », c’est leur nom, les distinguent des « secouristes volontaires », qui arborent une signalétique rouge et sont bien plus nombreux ce jour là, presque 80.
Des « croix bleues » antiracistes, antisexistes, anti-homophobes
Deux entités auto-organisées, composées de bénévoles volontaires, qui se connaissent, échangent et se respectent : croix bleues et secours volontaires se rejoignent dans la volonté d’apporter une aide et des soins aux blessés. Leur approche diffère cependant sur un point : si les secours volontaires assument leur « esprit de neutralité » – comme le résume Fabien, un infirmier de 26 ans –, les street medics revendiquent haut et fort leur engagement dans le mouvement aux côtés des manifestants. D’un côté, une forme d’intervention humanitaire déclinée dans le champ de bataille des mobilisations de rue à la française. De l’autre, une même volonté de « secourir et protéger », mais aussi l’affirmation d’une présence « militante » comme le résume Quentin, 29 ans, à l’origine de la formation en décembre des « Croix bleues Toulouse ». « On n’est pas un groupe politique, développe-t-il en avançant au cœur du cortège, mais on s’est constitué sur des valeurs antiracistes, antisexistes, anti-homophobes ».
Sur leur page Facebook, un communiqué affiche la couleur : « Femmes et hommes du civil, nous foulons le sol chaque samedi pour dire notre colère contre les injustices sociales, écologiques, discriminatoires, fiscales, envers les animaux etc. Perpétuées par une oligarchie à la botte des industriels qui, ensemble, ne gouvernent que pour leurs propres intérêts. » Aide-soignante de profession, Sophie résume : « On est manifestants et secouristes. » « Mais notre fonctionnement nous est propre, tient à souligner Quentin. Ce n’est pas forcément pareil pour les autres street medics, ailleurs en France. Et nous ne sommes pas très connectés avec les autres villes. »
« Il y a une impunité policière et judiciaire évidente »
A Toulouse, la cooptation chez les streets medics se fait sur l’adhésion à ce credo engagé et sur le bagage médical. Quentin, Célia, Angélique, Christophe, Sophie, Michaël, âgés de 23 à 35 ans environ, vivent toutes et tous à Toulouse ou dans les environs immédiats. Ils et elles sont respectivement ex-pompier secouriste dans l’armée, étudiante en médecine, infirmière, brancardier, aide-soignante, et formé au secourisme. Disposant d’un « plan de premiers secours » et de matériel de base dans leurs sacs - compresses, bandes, pansements, sérum physiologique, spray antiseptique... -, ils fonctionnent en binôme ou trinôme et apportent les premiers soins aux personnes blessées identifiées dans la manif.
Ils veillent aussi à « prévenir les bavures policières ». « On est témoin d’interpellations et de pratiques souvent violentes », raconte Angélique, l’infirmière pour qui, comme pour les autres, cette expérience de street medic est une première. Pour elle, « il y a une impunité policière et judiciaire évidente... » Face à laquelle les Croix bleues n’hésitent pas à fournir aux manifestants quelques outils juridiques et militants pour savoir comment se comporter face à la police. Avec cette dernière, les contacts sont quasi inexistants : « Les seules fois où l’on est en contact avec eux, c’est pour demander des évacuations. »
Les secours volontaires : moins militants, très organisés
Moins engagés politiquement, les secours volontaires sont en revanche mieux pourvus pour administrer des secours. « Le samedi, on se réunit le matin pour se répartir en équipes et se distribuer le matériel, explique Fabien. L’équipe type, c’est deux soignants, deux à la distribution du matériel, deux pour surveiller ce qui se passe autour quand on intervient et deux à la coordination. » Les coordinateurs, équipés de talkie-walkie sont toute la journée en lien avec un PC de quatre ou cinq personnes posées dans un hôtel ou un café. De là, à l’aide d’applis de géolocalisation des smartphones, elles régulent et dispatchent les différents groupes dans le cortège, en fonction des infos que font remonter les uns et les autres. Dans ce schéma très établi, seules celles et ceux formés aux soins - là aussi des infirmiers, des titulaires du brevet de secourisme, des brancardiers... - interviennent sur les blessés.
En quelques semaines, Toulouse s’est affirmée comme la « capitale » des Gilets jaunes en Occitanie. Du coup, les membres des Secours volontaires qui y opèrent, âgés « de 26 à 55 ans », viennent parfois d’autres départements de la région : « C’est ici qu’il y a le plus de boulot », confirme l’un d’entre eux. Chaque samedi, ils déclarent leur présence dans les manifestations à la préfecture. « Et on soigne tout le monde, assure Fabien. C’est un parti pris assumé. Y compris les policiers, au besoin. » En l’occurrence, les exemples ne fusent pas. L’une se souvient quand même avoir porté secours à un CRS, « la main ouverte par un projectile » en décembre. Mais à l’instar des street medics, ils témoignent surtout du nombre élevé de blessés parmi les manifestants : « Il est très supérieur à ce qu’annonce la Préfecture, explique Fabien. Un samedi, ils avaient parlé de six blessés dans leur bilan, alors que nous étions, nous, venus au secours de 160 personnes ! Depuis le début, chacun de nos groupes soigne, au moins, entre 10 et 15 personnes tous les samedis. »
Crises de panique, plaies ouvertes, hémorragies
A l’échelle d’une ville comme Toulouse, où la mobilisation enfle chaque semaine, un comptage précis des blessés est quasi impossible : les croix bleues ne comptabilisent pas leurs interventions – « Il faut qu’on améliore ça », admet Quentin. Une autre entité de secours volontaires, mais organisée en plus petites équipes, que nous n’avons pas pu interroger samedi, tourne aussi dans les manifs. Sans compter les électrons libres, « street medics free-lance » qui arpentent les cortèges, sac de soins en bandoulière. Telle cette kinésithérapeute croisée dans l’après-midi, très remontée contre la presse et « les extrêmes qui cassent ».
Il est en revanche plus aisé d’établir une typologie des blessures : « Ça va de légere à très sérieuse, résume Quentin. Il y a les grenades lacrymogènes, qui provoquent quelques crises d’asthme et de nombreuses crises d’angoisse et de panique : des gens suffoquent, n’arrivent plus à respirer, notamment parmi les passants qui n’étaient pas prêts à se retrouver dans les gaz. Et puis les coups de tonfa qui provoquent des plaies ouvertes, et les tirs de LBD qui, selon la partie du corps touchée, entraînent de gros hématomes ou des plaies ouvertes et des hémorragies. »
Les gaz lacrymos, plus agressifs qu’il n’y paraît
Un tableau général confirmé par les Secours volontaires, qui partagent aussi une certitude : moins spectaculaires que les impacts de LBD, les gaz lacrymogènes font beaucoup de dégâts. Samedi, sur la façade de la mairie place du Capitole, une longue banderole a été déployée, évoquant « l’acte » de la semaine précédente : « Samedi 12/01 à Toulouse – gaz lacrymo de la police = des dizaines d’hospitalisés – Symptômes : paralysie musculaire, inflammation des organes, vomissements, détresse respiratoire, arythmie cardiaque, douleurs abdominales, brûlures, diarrhées ».
Des membres de l’observatoire toulousain des pratiques policières (OPP, réunissant des militants de la Ligue des droits de l’Homme, de la fondation Copernic et du Syndicat des avocats de France) nous ont confirmé dans la semaine que les réactions au lacrymo avaient été plus violentes pour l’acte IX que pour les précédents. La préfecture n’a pas communiqué sur le sujet. Mais pour Michaël, street medic des croix bleues, trentenaire ayant reçu une « formation de secouriste à l’armée », la cause est entendue : « J’ai beaucoup de mal avec la répression actuelle. Le 1er décembre, je suis venu, c’était la première manifestation de ma vie. Quand j’ai vu ce qui se passait sur la place Jeanne d’Arc (où les heurts avaient été violents pour cette première manifestation des gilets jaunes à Toulouse, ndlr), la façon dont les flics ont réagi face à des gens pacifiques, ça m’a choqué. Je les ai entendus dire "Allez, on les gaze !", alors qu’il ne se passait rien. Après ça, je me suis dis que j’allais revenir. »
« J’ai des collègues qui se sont fait massacrer par des gars de la Bac »
Quinze jours plus tard, avant qu’il ne rejoigne les croix bleues pour « aider un peu avec mes outils », Michaël a pris un tir de LBD dans la cuisse droite. « C’était des CRS, les baqueux visent la tête, assure-t-il. Ils n’ont pas le même comportement, ni le même usage des armes. Quand j’ai eu affaire aux CRS, ils ont été professionnels. Mais j’ai des collègues qui se sont fait massacrer par des gars de la Bac. Eux sont là pour faire mal, je ne vois pas leur utilité en manif. Ils n’ont rien à y faire. Et les "voltigeurs" (policiers en moto, ndlr), qui sont de retour ici, non plus. » Paroles d’un ancien engagé militaire, désormais sur l’autre rive.
Il est 16h30, samedi à Toulouse, lorsque les premières grenades lacrymogènes sont tirées. Au même moment, un hélicoptère de la gendarmerie fait son apparition dans le ciel. Aucune provocation sérieuse n’était alors venue des rangs de la manifestation. Mais personne n’est surpris. « C’est bientôt l’heure », peut-on entendre au pied du monument aux morts quelques instants avant. Reparti sur les boulevards, le cortège s’est ensuite peu à peu dégarni, s’éparpillant dans le centre au fil des heures et des heurts. Alors que le dispositif policier déployé en début d’après-midi aurait pu laisser penser que la répression baisserait d’un ton, la fin de journée a démenti cette idée : un jeune homme interpellé a convulsé au sol, encadré par des policiers réticents à laisser passer les medics. Au moins deux personnes ont été touchées par des tirs de flashball sur la place Arnaud Bernard. Des policiers de la bac sont intervenus brutalement rue Alsace Lorraine, où une agence bancaire était mise à mal. Et plus tard dans la soirée, les voltigeurs ont frappé. A 20h30, le bilan provisoire délivré par la préfecture recensait 40 interpellations et « 5 blessés légers ».
Un peu plus tôt dans la manifestation, juste avant que « ça pète », on avait croisé Célia, 23 ans, en troisième année de médecine, « de milieu modeste » et déterminée à devenir « neuropsychiatre ». En attendant, « militante dans le cœur », elle a rejoint depuis quelques semaines les street medics des croix bleues. Pour intervenir dans et avec un mouvement « contre un gouvernement qui est contre le peuple ».
Emmanuel Riondé
Photos : reportage réalisé le 15 décembre 2018 à Toulouse/ ©Tien Tran