Discriminations

« Avec les femmes et les mineurs isolés, les personnes LGBT sont les migrants les plus en souffrance »

Discriminations

par Olivier Favier

Parmi les migrants arrivant chaque année en France, plusieurs centaines fuient ces persécutions. Mais sont confrontés ici à des stéréotypes de la part de l’administration et à l’isolement. Plusieurs associations se mobilisent pour les aider.

La réalisatrice Carole Grand a filmé le travail de l’Association pour la reconnaissance des droits des personnes homosexuelles et transsexuelles à l’immigration et au séjour (Ardhis) dans le bureau de la mairie du 10e arrondissement de Paris, durant l’été 2014, après deux ans d’immersion. Son travail, qui privilégie les plans séquences, s’efforce de donner corps aux demandeurs et demandeuses d’asile lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres (LGBT) quand bien même certains, en particulier les hommes, préfèrent demeurer anonymes. « Pour les femmes, explique-t-elle, le départ correspond plus souvent à une véritable affirmation de leur identité. Elles ne veulent plus se cacher. De plus, la plupart des hommes vivent en communauté, et leur entourage ne sait pas qu’ils sont homosexuels. »

Carole Grand parle avec admiration du travail des bénévoles de l’Ardhis, comme Ewa, qu’elle a suivie dans le cadre de son documentaire : « À cette époque, elle était présente quatre soirs par semaine, et entendait deux ou trois personnes différentes chaque jour. Elle s’investissait aussi les week-end. Comment fait-on pour rester attentive quand on entend tellement d’histoires au quotidien ? »

L’Ardhis, association pionnière dans les défense des migrants LGBT

Créée en 1998, l’Ardhis a joué un rôle pionnier dans le combat pour les droits des personnes LGBT, à la croisée de la lutte pour la reconnaissance des couples homosexuels, et de celle pour la régularisation des sans-papiers. L’année suivante, l’adoption du Pacte civil de solidarité (Pacs) – considéré comme un simple élément d’appréciation pour l’obtention d’un titre de séjour – mobilise les efforts de l’association en direction des « couples mixtes ». La mobilisation paie. Une circulaire ministérielle de 2004 réduit de trois ans à un an les conditions d’accès au séjour pour des partenaires pacsés.

L’Ardhis s’est également investie sur un autre front, celui du droit d’asile, en menant des actions auprès de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), l’organisme qui accorde ou non le bénéfice de l’asile. Mais aussi de la juridiction de recours, la Cour nationale du droit d’asile (CNDA). Deux instances qui, jusqu’en 1998, n’avaient jamais accordé de protection en raison de l’orientation sexuelle. Un pôle asile est ainsi créé au sein de l’association en 2010. Une mission qui absorbe aujourd’hui la majorité des bénévoles - la structure ne disposant d’aucun permanent.

La difficile reconnaissance de l’identité sexuelle par les institutions

Depuis peu, l’Ardhis est même habilitée à accompagner les demandeurs et demandeuses d’asile lors de leur rendez-vous auprès de l’Ofpra. « L’État se repose beaucoup sur eux », souligne Carole Grand. Il faut dire que l’écart est parfois important entre les principes généreusement affichés par les pouvoirs publics, et les décisions réelles des administrations. Face à la multiplication des obstacles administratifs ou judiciaires, le recours à des militants expérimentés, bon connaisseurs des institutions et des procédures, s’avère souvent nécessaire.

La reconnaissance de la spécificité des demandes d’asile liées à l’orientation sexuelle progresse lentement. Un arrêt de novembre 2013 de la Cour de justice de l’Union européenne fait un premier pas dans cette direction. Il conclut cependant que l’existence d’une législation pénalisant l’homosexualité n’est pas suffisante pour établir le risque de persécution. Il revient à ceux qui réclament la protection d’apporter la preuve de leurs allégations. Les règlements sont formels : il ne saurait être question de demander des détails sur la vie sexuelle. Démontrer la réalité des orientations sexuelles est un passage difficile, dépendant de la conviction forgée par les juges ou, en première instance, par les officiers de l’Ofpra.

Le recours aux stéréotypes reste encore monnaie courante. La fréquentation de lieux ou de quartiers connus pour accueillir les communautés gays, lesbiennes ou transgenres, qui peut être utilisée pour confirmer ou infirmer l’orientation sexuelle d’une personne, n’a rien d’une évidence pour qui vient d’un pays où la sexualité LGBT est réprimée, donc par définition peu visible dans l’espace social. De même, le fait d’avoir été marié, dans un contexte hostile à l’homosexualité ou à la bisexualité, n’indique pas grand chose sur l’identité sexuelle revendiquée par un demandeur d’asile.

« Thérapies de conversion » et viols pour les femmes, torture pour les hommes

En mai 2017, le Bureau d’accueil et d’accompagnement des migrants (Baam), lui aussi actif à Paris, a ouvert à son tour un pôle LGBT pour faire face aux demandes d’aide juridiques de plus en plus nombreuses. Dans le même temps, à l’Ardhis, explique son président Frédéric Chaumont, « le nombre de personnes suivies a explosé en 2017. On s’est retrouvé avec 600 ou 700 nouveaux dossiers, en plus des 1000 ouverts l’année précédente. » L’Ardhis reçoit une écrasante majorité d’hommes – environ 85% des dossiers.

Au Baam en revanche, ce sont principalement des femmes et des personnes transgenres qui se sont présentées ces six derniers mois. Pour Héloïse Mary, présidente de l’association, il était urgent de créer un espace protégé pour celles et ceux qui venaient chercher de l’aide auprès de leur association : « Avec les femmes et les mineurs isolés, ce sont les personnes les plus en souffrance. » Julian, qui coordonne l’équipe de bénévoles, remarque des différences entre les violences subies : les femmes seraient plus souvent soumises aux « thérapies de conversion » – pratiques homophobes qui visent à « guérir » l’homosexualité – et aux viols ; les hommes à la torture et aux passages à tabac.

Confrontés à « une vision très occidentale de l’homosexualité »

Au Baam, des critiques semblables à celles émises par l’Ardhis apparaissent quant au travail des officiers de l’Ofpra : « Ils font souvent appel à des clichés. Et ont une vision très occidentale de l’homosexualité. Par exemple, beaucoup de demandeurs d’asile ne connaissent pas l’existence du drapeau arc-en-ciel. On ne peut donc se servir de ce genre d’arguments pour déterminer si une personne est réellement homosexuelle. »

En outre, l’appréciation des pratiques varie selon les cultures. « Dans le monde arabe, explique Héloïse, il est fréquent qu’un homme jouant le rôle du "partenaire actif" ne se considère pas lui-même comme homosexuel. Par ailleurs, l’environnement social est tout aussi important dans certains pays que la législation. Si l’on est pauvre, l’homosexualité au Maroc ou à Dubaï pose davantage problème que si l’on est riche. »

Le facteur religieux est également important. Au Togo, par exemple, deux communautés rivales, évangéliste et musulmane, manifestent une égale intolérance. Au Sénégal, la montée du wahhabisme, quand l’Islam jusqu’ici s’y montrait relativement tolérant, a changé la donne. Héloïse et Julian insistent aussi sur la grande diversité géographique des dossiers qu’ils ont à gérer. « On a beaucoup parlé des Tchétchènes, relève Héloïse, mais la situation au Cameroun est très dure et peu médiatisée. »

En Allemagne, des centres dédiés aux migrants LGBT

Au-delà de l’aide juridique, qui constitue l’activité principale du Baam, l’association s’intéresse à la situation dans les centres d’accueil. « Les violences psychologiques peuvent y être très dures », souligne Julian. Pour Frédéric Chaumont, de l’Ardhis, « c’est une sorte de double peine. Du fait notamment de la promiscuité, les pressions et la censure peuvent être encore pire que dans les pays de départ. »

Romain Blanchard, membre de l’association, précise que la directive de l’Union européenne du 26 juin 2013 – relative à l’accueil des migrants – oblige en théorie les autorités à prendre toutes les mesures pour prévenir les violences dans les centres d’accueil. Par exemple en proposant – « mais sans imposer », précise le militant – des chambres individuelles aux migrants LGBT qui en font la demande. D’autres pays sont allés plus loin, comme l’Allemagne, où il existe deux centres dédiés, l’un à Nuremberg, l’autre à Berlin. L’Ardhis développe, en l’absence d’antennes en région ou d’associations relais, un rôle de conseil auprès des professionnels ou des militants confrontés à des situations qu’ils ne savent pas toujours aborder.

Invisibilité des migrants au sein de la communauté LGBT

Au Baam comme à l’Ardhis, on déplore l’invisibilité des migrants au sein du reste de la communauté LGBT. À Paris, l’Ardhis – qui accompagne aussi les personnes transgenres – peut néanmoins les orienter vers Acceptess-T pour l’accompagnement psychologique et social. Des liens existent aussi entre cette dernière association et le Baam. En outre, les femmes peuvent s’adresser au collectif « Les lesbiennes dépassent les frontières », créé en 2011.

Du côté d’Act-Up, le droit des étrangers à la santé et à la protection sociale a été assez central depuis 1993. « Il n’y a pas d’un côté les gays, de l’autre les étrangers, explique Clovis, qui coordonne la commission Migrants d’Act-Up Paris. Dans la réalité c’est beaucoup plus compliqué. » L’association milite par exemple pour l’obtention de titres de séjour pour soins.

En 2013, une étude montrait que près d’un cas sur trois de personnes contaminées par le VIH était migrant ou migrante d’origine subsaharienne. Dont une partie avait probablement contracté la maladie en Europe, par manque de précaution ou d’information, comme du fait de pratiques à risque imposées – comme la prostitution ou le viol. « Comment suivre une trithérapie, si l’on n’a pas de papiers ? », questionne Clovis, soulignant au passage que les permanences d’accès au soin n’ont pas de budget traducteur.

74 États pénalisent toujours l’homosexualité et l’identité transgenre

Ces structures dédiées, parfois au sein d’associations moins spécialisées, sont nées de la rencontre de militants LGBT avec des militants qui accompagnent les migrants. Mais face à une demande qui a largement augmenté, les forces sont désormais insuffisantes. L’Ardhis reçoit une aide de la Mairie de Paris, mais ne peut plus compter sur le soutien des réserves parlementaires. Toutes ont en commun de pouvoir s’appuyer sur des bénévoles touchés par la dimension « intersectionnelle » de cette oppression. « La convergence des luttes, sourit Héloïse Mary, ça ne se décrète pas. Ça se réalise de manière très concrète, jour après jour. »

A travers le monde, 74 États pénalisent toujours l’homosexualité et l’identité transgenre. Dans treize d’entre-eux, ces pratiques sont passibles de la peine de mort. Dans d’autres pays, où la législation est parfois plus favorable, la société civile ne s’en montre pas moins menaçante : pour l’année 2014, Amnesty a ainsi dénombré pas moins de 326 meurtres anti-LGBT au Brésil, un nombre en très nette augmentation, alors même que le mariage homosexuel y est autorisé. En France comme ailleurs, la tâche des militants pour les droits des migrants LGBT reste immense.

Olivier Favier [1]

Photo de couverture : Carole Grand, photogramme tiré du documentaire Les Portes d’Arcadie (2015).

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Notes

[1Je remercie chaleureusement Carole Grand qui m’a permis d’utiliser le photogramme de couverture de cet article, issu de son documentaire Les Portes d’Arcadie, sorti en 2015. L’extrême délicatesse de son approche cinématographique est à la hauteur du travail d’écoute et d’accompagnement mené chaque jour par les bénévoles de l’Ardhis et des autres associations.