Logement

Bidonvilles sur Seine

Logement

par Ivan du Roy

Il existe encore des bidonvilles en région parisienne. Près de trois mille personnes survivent dans des baraquements de fortune. Malgré l’indifférence ou la stigmatisation, certaines municipalités tentent de réagir.

Une vingtaine de baraques faites de planches, de contreplaqués et de tôles, récupérés sont alignées le long des boulevards des maréchaux, à quelques minutes à pied du parc de La Villette, dans le XIXe arrondissement de Paris. Entre les cahutes, des gamins jouent, des hommes discutent en tapant le carton, des femmes préparent le souper sur des grilles d’arbre transformées en plaques de cuisson de fortune au-dessus de flammes balbutiantes. De la musique tzigane, sortie d’un poste alimenté par une batterie de voiture, égaie le terrain vague métamorphosé en village. A l’intérieur des maisons de bric et de broc, un lit double, quelques chaises, parfois un fauteuil ou un meuble, un poêle pour l’hiver. Sur les parois de bois, constituant une improbable décoration, les souvenirs familiaux se mêlent aux affiches publicitaires. Et toujours les incontournables batteries de voitures, unique ressource en électricité. La douzaine de familles qui se sont installées à l’autre extrémité du terrain vague ont résolu le problème à leur manière. Elles se sont raccordées à l’alimentation électrique du périphérique. L’intérieur des maisons s’illumine le soir venu, en même temps que la chaussée. Une fontaine municipale, située dans un square à proximité, fournit l’approvisionnement en eau. Un peu plus d’une centaine de personnes survit dans ce quartier officieux, dont les plans de Paris tairont à jamais le nom. Certaines y sont installées depuis plus de trois ans. Protégé par un mur ou dissimulé sous des arbres, le petit bidonville est quasiment invisible de la rue. Invisible aussi des médias, qui ont cet été concentré leur attention sur les tentes des sans domiciles fixes.

Patates chaudes

Il existe pourtant vingt-quatre bidonvilles de ce type en Île-de-France, principalement en banlieue Est, selon l’association ATD Quart-Monde. Chacun regroupe entre cent et deux cents habitants. Ils viennent pour la plupart d’Europe de l’Est, majoritairement de Roumanie. Parmi eux, de nombreux Roms qui fuient à la fois la misère et le racisme institutionnel dont ils sont victimes. « C’est une population transparente. Eux-mêmes sont habitués à ne pas trop se montrer. Les Roms pâtissent de leur image : des voleurs, des profiteurs qui font travailler leurs enfants, des gens à qui on ne peut pas faire confiance », explique Juan Rodriguez, responsable de l’association Coup de main, basée à Pantin. Aidé de bénévoles, Français et Roumains, il apporte une aide matérielle aux communautés des bidonvilles et assure une médiation sociale avec les pouvoirs publics. Ces bidonvilles ne sont pas exempts de problèmes : mainmise d’un chef local sur « ses » ouailles, enfants réduits à la mendicité par certains parents, réseau familial de vol organisé, jusqu’à des cas de prostitution d’adolescentes. La marginalisation dont ils font l’objet n’arrange rien. « C’est une patate chaude que les pouvoirs publics se renvoient. En attendant, ils vivent dans des conditions indignes, constate Véronique Stella, de la Fondation Abbé Pierre. Il faut arrêter de les nier. Comme ils n’existent aux yeux de personne, ils se rendent encore plus invisibles. Souvent, il ne reste plus que le mouvement caritatif pour prendre soin d’eux. »

Le bidonville du boulevard Macdonald vit ses derniers jours (1). La mairie de Paris a décidé de récupérer le terrain où sera édifié un nouvel ensemble immobilier. En lien avec les associations et le Samu social, elle a proposé à une centaine de personnes un relogement à l’hôtel. La famille Moldovan a décidé de tenter sa chance. Le père, Danutz, démonte sa minuscule maison sous le regard de ses deux enfants. Leurs affaires tiennent dans trois sacs, plus deux tapis soigneusement enroulés. Alina, une ancienne résidente du bidonville, est venue les encourager : « A l’hôtel, il y a le frigo, il y a tout ! », les rassure-t-elle. Mais la tristesse se lit sur le visage des Molovan. Terminée la vie en communauté, la cuisine collective, la liberté de jeux des enfants. Le relogement à l’hôtel - un Formule 1 de Clichy-sous-Bois - est soumis à des règles astreignantes. Pour eux, une nouvelle vie commence. Pour d’autres, la peur de l’inconnue a été plus forte. Ils ont décidé d’ériger un nouveau bidonville, ailleurs.

Le relogement est un premier pas louable mais insuffisant, estiment les associations. « Pour n’importe qui, que ce soit un Rom de Roumanie ou quelqu’un qui a perdu son boulot, vivre à l’hôtel n’est pas adapté. Ce n’est pas un lieu de socialisation et de vie. Les occupants du bidonville de Mac Donald doivent apprendre un pays, de A à Z. Un travail d’accompagnement est nécessaire », insiste Véronique Stella. De l’autre côté du périphérique, la commune d’Aubervilliers tente de mettre en place un tel accompagnement. Quatre-vingts personnes issues des bidonvilles en font partie. Elles ont été sélectionnées sur plusieurs critères : leur volonté de vivre durablement en France et l’engagement des parents - qui pour la plupart n’ont jamais été à l’école - de scolariser leurs enfants.

Vivre comme tout le monde

« Je veux être comme tout le monde. J’en ai marre de la misère chez nous, en Roumanie. Là-bas, tu travailles un mois, tu gagnes cent euros. Ici, tu peux gagner dix fois plus », explique Benny. Ce jeune Rom de vingt ans se lève à l’aube pour aller vendre un journal associatif, Sans Logis, dans le RER ou à l’aéroport de Roissy. Benny et son épouse, Laura, enceinte de cinq mois, vivent en compagnie d’une quinzaine de familles dans des conditions extrêmement précaires : un campement de tentes installé depuis début juin le long du canal Saint-Denis, à Aubervilliers. Une vingtaine de guitounes, dont les désormais célèbres tentes estampillées Médecins du Monde, trois cuisines collectives, chacune alimentée par une bonbonne de gaz, quelques tables et chaises, deux toilettes sèches mises en place par la Fondation Abbé Pierre constituent les maigres infrastructures dont bénéficient les familles. Pas d’électricité ni d’eau courante. Le point d’eau le plus proche se situe à dix minutes à pied. Benny en viendrait presque à regretter le bidonville où habitent toujours ses parents, un « village intérieur » aménagé dans une usine désaffectée d’Aubervilliers. Là-bas, les hommes vivent entre autres de la récupération de ferraille, en particulier du cuivre qu’ils extraient de matériaux abandonnés, et revendue à la pesée à des industriels. La relative propreté des baraques en bois et l’odeur de lessive, qui émane des bassines où les femmes se relaient pour laver le linge, tranche avec la cour extérieure où s’amoncellent ordures et gravats.

Pourquoi endurer de telles conditions de vie dans un campement soumis aux aléas de la météo ? Risquer à tout moment d’être contrôlé et expulser du territoire ? « Cela en vaut la peine, répond Benny. Ici, j’aurai peut-être la chance de construire une famille. Un jour, quand je sortirai de la misère, j’achèterai une maison à Timisoara, où vit le reste de ma famille », dit-il en caressant sa barbe naissante, une tradition Rom pour porter le deuil. Son cousin est mort, le 19 juin, dans des conditions obscures : il s’est noyé dans le canal, poursuivi par une patrouille de police après avoir siphonné un réservoir de voiture. Son corps a été repêché trois jours plus tard. « Il est mort pour vingt euros, un bidon d’essence », commente sobrement Adrian, un autre résident du campement. Adrian et Elena, sa compagne, vivent en France depuis six ans. Adrian a appris le français - ainsi que le portugais - sur les chantiers où il travaille comme poseur de vitres. En Roumanie, lui étudiait le droit, elle l’économie. « Je travaillais au secrétariat de l’université. Mais nous n’avions plus assez d’argent pour continuer. Je gagnais 120 euros par mois, dont cent partaient dans le loyer, témoigne-t-il. Ce sont les faibles salaires et la corruption qui nous font partir de Roumanie. C’est la corruption la plus difficile à combattre. Chaque porte s’ouvre avec des enveloppes ». Pourquoi avoir choisi la France ? « Au lycée, j’ai un peu étudié l’Histoire de France, ses artistes, ses écrivains. En Roumanie, tout le monde parle de la France, le pays de l’amour et de la cuisine ! Je croyais la France belle. Mais ici, j’ai découvert le racisme. »

D’hôtel en studio de banlieue, confronté à la difficulté de trouver un logement quand on est en situation irrégulière, le couple, qui compte désormais deux enfants nés en France, se résigne à payer un emplacement dans un bidonville d’Aubervilliers, en janvier 2006. Adrian a dû verser mille euros eu chef local pour y construire un baraquement... La précarité et la misère enrichissent aussi des profiteurs. Deux semaines plus tard, un incendie ravage le bidonville. L’errance reprend. Jusqu’à ce petit bout de goudron, sur les bords du canal où, régulièrement, Adrian et Benny pêchent quelques gardons, histoire d’améliorer le quotidien. « Quand on vit dans des conditions pareilles, on est forcément nerveux. Quand les enfants sont malades, je ne peux pas aller travailler. On ne peut jamais prévoir ce qu’on va faire le lendemain », confie-t-il, entre deux bruyants passage d’une rame de RER, sur le pont qui surplombe les tentes. « J’espère qu’un jour, je pourrai envoyer mes enfants à l’école. Ici, un enfant dispose de tous les moyens : des livres, des ordinateurs. Quand je vois cela, j’ai moi-même envie de reprendre l’école », rigole le jeune homme. « Savoir que ce sera mieux ici pour eux me donne la force de tenir », ajoute Elena en regardant sa fille de huit mois qu’elle berce dans ses bras. « En Roumanie, ce ne sera pas le cas avant quarante ans. »

Futurs citoyens européens

Adrian, Elena, Benny et Laura espèrent beaucoup du projet porté par la municipalité d’Aubervilliers. Voilà dix-huit mois qu’élus, administration préfectorale, services sociaux, associations et représentants des familles se réunissent. Objectif : installer ces familles sur un terrain de la commune où seront aménagées des maisons préfabriquées et mettre en oeuvre un accompagnement social leur permettant de s’intégrer, de trouver un travail puis un logement classique. Le coût du projet - 1,2 millions d’euros - reste bien en dessous de ce qui est consacré chaque année au niveau régional pour le relogement de familles expulsées. « C’est un choix politique difficile à porter dans une ville qui a déjà beaucoup de problèmes. Mais nous nous sommes retrouvés avec un demi-millier de personnes chassées d’une ville à l’autre. Nous voulons montrer qu’il est possible de faire autrement. Dans quelques années, ces gens seront des citoyens européens. Chacun sera alors concerné », explique Roland Taysse, directeur du cabinet du maire Pascal Beaudet (PCF). L’aval de la préfecture - nécessaire pour une partie du financement et pour que les familles installées soient régularisées - se fait encore attendre.

« C’est la première fois qu’une municipalité s’engage vraiment et durablement dans la lutte contre la misère », se réjouit Marisol Nodé Langlois, militante d’ATD-Quart-Monde. La « bibliothèque de rue » de l’association constitue l’une des rares animations dont profite la quinzaine d’enfants du campement. Marisol insiste régulièrement auprès des parents sur l’importance de l’école. Faute de revenus suffisants, certains pourraient les envoyer faire la manche. Chacun espère que ce projet-pilote fera tâche d’huile dans les communes voisines. Mais de part et d’autre, les craintes persistent. La mairie attend des familles qu’elles respectent leurs engagements, pour éviter que le futur lieu d’habitation se transforme en nouveau bidonville incontrôlable. Les familles se languissent dans la fraîcheur et la pluie précoces, guettant la moindre avancée concrète. « Je suis très content de faire partie de ce projet, mais je m’inquiète beaucoup pour la santé de mes enfants. Presque chaque semaine, nous devons nous rendre chez le médecin, soupire Adrian. Je vis cette période comme une aventure passagère ». L’avenir lui donnera-t-il raison ? A quelques kilomètres de là, sous un de ces nombreux no man’s land urbain que surplombe un viaduc autoroutier, de nouvelles baraques sortent de terre.

Ivan du Roy

(1) Il a été évacué puis rasé fin août.