Relocalisation

Brasseurs et malteurs font mousser mille bières artisanales face à la domination des marques industrielles

Relocalisation

par Sophie Chapelle

La suprématie des bières industrielles, vendues quasiment partout, va-t-elle bientôt décliner ? Les brasseries artisanales se multiplient en France. De la céréale jusqu’au recyclage des sous-produits, en passant par le maltage, des filières locales prennent forme. Reportage.

Il est bientôt 16h et la mise en bouteille se termine dans la chaleur et le bruit. « C’est une nouvelle recette, une bière moins forte pour l’été, parfumée, avec une bonne amertume », commente Charlie Leroux, gérant de la Brasserie de l’Alagnon en Haute-Loire. Il s’est installé il y a huit ans comme brasseur à la sortie du village de Blesle : « La bière, c’est presque un hasard. J’ai commencé chez moi, par curiosité, et je me suis pris au jeu. » Et il est loin d’être le seul : brasserie artisanale du quartier de la Plaine à Marseille, La Montreuilloise en Seine-Saint-Denis, bière des Faucheurs volontaires d’OGM brassée dans le Tarn, la Soyeuse dans le Rhône, la brasserie du Pilat dans la Loire... Plus d’un millier de brasseries sont recensées aujourd’hui en France, alors qu’elles étaient moins d’une centaine en 1998 [1].

C’est au moment où Charlie se penche concrètement sur son projet de brasserie artisanale, qu’apparaissent des préoccupations propres à cette filière alternative aux marques industrielles : comment se fournir en matières premières locales ? Impossible, notamment, de trouver de l’orge brassicole dans son département [2]. « Il y avait un savoir-faire en la matière en Haute-Loire qui s’est complètement perdu. J’en ai immédiatement parlé à un copain paysan qui cultive et transforme les céréales. »

Son ami accepte de se lancer dans l’aventure. Il cultive plusieurs variétés d’orge et parvient à lui fournir, dès la première année, 1,5 tonne de graines nettoyées et triées. L’étape qui suit consiste à malter l’orge, c’est à dire laisser la graine germer pendant une semaine, puis stopper le processus en la séchant rapidement [3]. Le malt est l’un des principaux ingrédients nécessaires à la fabrication de la bière, avec l’eau, le houblon et la levure : il apporte l’amidon qui sera transformé en sucres pendant le brassage. Charlie se rend donc chez un malteur français, mais là, c’est la déception : « C’était une malterie industrielle ; il fallait fournir au minimum 35 tonnes d’orge ! » C’est à cette époque qu’il entend parler d’une malterie artisanale fraîchement installée à Beauchastel en Ardèche, Malteur-Echos.

Charlie et Marie-Aude à la Brasserie de l’Alagnon. CC Sophie Chapelle

Un marché mondial dominé par trois firmes géantes

L’idée de cette malterie est née en 2011 suite à un échange avec un brasseur : « Sa matière première ne venait pas de chez lui, mais d’Allemagne via un courtier belge, se souvient Guillaume Bourdon, l’un des trois fondateurs. Ça lui posait un souci éthique et économique. D’autres brasseurs nous ont fait part des mêmes difficultés. » Trois grandes malteries approvisionnent le marché européen : Castle Malting en Belgique, Weyermann en Allemagne, et Soufflet en France. Guillaume se donne un an pour penser un projet de malterie artisanale. « La question principale était de savoir comment répondre aux besoins des brasseurs. Nous voulions que ce soit des céréales locales pour des brasseurs locaux, avec une démarche artisanale, du fait main, bio, et créateur d’emplois. On a étudié le modèle coopératif, et on l’a imaginé à l’échelle d’une filière relocalisée. »

L’initiative a tout d’une gageure : la moitié du marché mondial de la bière est contrôlé par seulement trois acteurs, qui inondent la planète avec des centaines de marques différentes : AB InBev-SABMiller (qui possède Pilsner, Foster’s, Stella Artois, Budweiser, Leffe, Hoegaarden...), Heineken (Affligem, Pelforth, Amstel, 33 Export...) et Carlsberg (Kronenbourg, 1664, Grimbergen, Tuborg...) [4]. « En France, 96 % du volume de bière est produit par quinze brasseurs, complète Guillaume Bourdon. En 2011, 300 brasseries se partageaient les 4 % du volume restant, contre 1100 aujourd’hui. ». Quant au malt, deux millions de tonnes sont produites en France chaque année, dont plus de 80 % sont exportées !

Retisser des filières locales

Soucieux de développer la filière, Malteur-Echos cherche dès 2012 des paysans locaux qui puissent fournir la coopérative en céréales. « Les agriculteurs et leurs coopératives ont suivi. On a pu démarrer les malts. » Outre l’orge, la coopérative malte aujourd’hui du blé, du seigle, du petit épeautre, ou du maïs... « Il y a une demande. On a par ailleurs demandé aux brasseurs d’être bienveillants à notre égard. Nous avons besoin d’eux pour nous tester. Ils ont joué le jeu, en précisant aux consommateurs qu’ils accompagnaient une malterie en création. Ils en font une bière "test", voire une bière "surprise" ! » Peu à peu, la coopérative développe sa gamme, peaufine sa production. Elle organise des rencontres locales avec des brasseurs, des agriculteurs et des consommateurs.

Les différents malts fabriqués par Malteur-Echos et utilisés par la brasserie de l’Alagnon. CC Sophie Chapelle

Fin 2014, Malteur-Echos passe en Société coopérative d’intérêt collectif (SCIC), en regroupant brasseurs, agriculteurs, coopératives, salariés, consommateurs, et collectivités locales. En septembre 2017, ils devraient emménager dans de nouveaux locaux, et viseront 700 tonnes de malt par an au lieu de 250 tonnes actuellement. Un seuil au-delà duquel la coopérative pourrait devenir rentable. « Nous sommes dans une étape intermédiaire, avec peu de plus-value. Cela implique de faire un certain volume. Nous voulons aussi répondre aux besoins des brasseurs locaux, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. » En 2016, Guillaume et ses associés ont également accueilli 19 porteurs de projets. « Nous sommes dans une dynamique d’essaimage. L’objectif est de créer d’autres malteries autonomes. »

Recycler les sous-produits

D’autres acteurs se préoccupent de l’impact écologique de la filière brassicole. C’est notamment le cas de Bruno Vitasse, responsable du projet Zébu. Il s’intéresse particulièrement au devenir de la drêche, les résidus du brassage de céréales après la fermentation. Pour chaque hectolitre de bière, ce sont un peu plus de 20 kg de drêches qui sont produits [5]. En tout, l’Union européenne en génère 3,4 millions de tonnes par an. En milieu rural, la drêche sert à fertiliser les champs ou à nourrir le bétail. Mais qu’en faire en milieu urbain ? « Une grande partie des résidus des brasseries urbaines partent à la poubelle, déplore Bruno Vitasse. Nous testons une valorisation alimentaire de la drêche : pour des cookies, des pâtes à pizzas ou des barres de céréales. On peut aussi la sécher au four pour faire de la farine à pain, ou l’intégrer dans la panure pour des nuggets de poulets. »

La valorisation peut aussi être énergétique. Humide, la drêche, composée à 90 % de matière organique, peut servir en bio-méthanisation. « C’est de l’or urbain. Il y a tellement de choses à en faire ! », s’enthousiasme Bruno. Basé en région parisienne, il cherche une plateforme pour y installer une coopérative. « Nous voudrions en faire une source de revenus pour les brasseries. Aujourd’hui, le brasseur doit payer pour se faire enlever son stock de drêches, comme pour un déchet. Nous visons un outil commun de traitement, de logistique et de transport de drêche. »

Paysan et brasseur artisanal

Alexandre Murigneux n’a pas ce problème. Ce paysan brasseur bio donne la drêche à ses vaches : « La drêche est ultra-riche en protéines, et remplace très bien le tourteau de soja. » Installé sur la ferme de la Quintillère dans les Monts du Lyonnais, Alexandre tente d’entretenir un cycle vertueux : ses 60 hectares de terres produisent du fourrage qui nourrit son troupeau, celui-ci fournissant la matière organique aux céréales – orge, blé, avoine, seigle. Une fois le maltage effectué, les résidus servent ensuite d’aliment au troupeau. Le brassage est son principal gagne-pain : « J’essaie de donner à goûter le terroir à travers les céréales et, donc, grâce à la bière. Je travaille sur la variété des céréales. L’artisan-brasseur doit rechercher tous les ingrédients qu’il peut trouver, pour atteindre une bière idéale. »

En 2016, Alexandre Murigneux a produit 150 hectolitres de bière, commercialisés à 40 % en circuits courts. CC Sophie Chapelle

L’orge produit par Alexandre est malté chez Malteur-Echos. Certaines de ses recettes contiennent des céréales et malts torréfiés – les grains sont chauffés avant brassage, ce qui fait varier l’arôme et la couleur de la bière. Les malts sont brassés par ajout d’eau chaude, pour obtenir un moût sucré, filtré puis porté à ébullition. Alexandre ajoute du houblon venu d’Alsace, en guise de conservateur. Après refroidissement, le moût est fermenté en cuves, et se transforme progressivement en bière. Lors de l’embouteillage, des levures ajoutent encore à la complexité du produit. Une fabrication digne d’un vigneron : « Il existe un grand catalogue autour du vin, alors qu’il y a peu de connaissances sur la bière. » Celle-ci est souvent résumée aux grandes marques au goût standardisé vendues en grande surface.

Une nouvelle brasserie tous les deux jours

Alexandre réfléchit à l’empreinte carbone de sa ferme, et projette de travailler avec un étudiant sur le sujet. Envisage t-il de malter chez lui ? « Le problème, c’est que le maltage est très énergivore. Plus une malterie est grande, plus elle est efficace énergétiquement. Je suis plutôt favorable à des malteuses partagées et mobiles. » De son côté, Charlie Leroux se réjouit du lancement d’une malterie artisanale à vingt kilomètres de chez lui : « Ce qui manque dans la filière, c’est surtout le houblon. Le gros souci, c’est le tri : il faut séparer la fleur de la tige et des feuilles, ce qui demande beaucoup de temps. Heureusement, il existe des petites machines mobiles, et de nombreux projets de petites plantations en France. L’association Houblons de France fait un super boulot ! »

Charlie fait également partie des rares brasseurs à consigner les bouteilles. Avec Marie-Aude, ils ont investi dans une laveuse de bouteilles. « Cela implique de livrer nous-mêmes pour reprendre les bouteilles vides. On est aussi repassé à l’étiquette à coller, car les étiquettes autocollantes sont difficiles à retirer. Mais c’est intéressant économiquement. » Et cohérent d’un point de vue écologique ! Une filière de collecte et de lavage des bouteilles utilisées, ConsiLyon, est aussi en cours de création dans le bassin lyonnais. « Dans la région, on travaille en coopération. Nous sommes de plus en plus nombreux : seulement vingt brasseries ont fermé en 2015, alors qu’une nouvelle brasserie ouvre tous les deux jours à l’échelle nationale. Dans ce milieu, nous sommes influencés par les rencontres et les échanges, pour concocter de nouvelles recettes. Partager avec les autres est une démarche fondamentale. »

Texte et photos : Sophie Chapelle

Notes

[1Voir à ce sujet le site du biérologue Emmanuel Gillard, Projet Amertume, qui recense 1080 brasseries françaises en activité au 14 juin 2017.

[2D’après le site de la coopérative Malteurs échos : « Toutes les céréales peuvent être maltées, mais l’orge brassicole est la céréale la plus adaptée à la production de bière car elle est riche en enzymes et conserve son enveloppe pendant le maltage. Parmi les autres céréales, le malt de blé par exemple est utilisé pour la production de bière blanche. En agriculture biologique, il faut environ 1m2 d’orge pour produire un litre de bière. »

[3Il faut environ 1,2 tonne d’orge pour produire une tonne de malt.

[4Voir ici. Voir également les données 2014 sur le sujet.

[5Une fois l’empâtage terminée, on sépare la phase liquide (le moût) qui sera transformée en bière, et la phase solide, c’est à dire les grains résiduels, que l’on appelle alors drêches de brasserie. Lire par exemple ici.