Transition

Défi climatique : quand l’argumentaire des pro-nucléaires oublie l’uranium et les déchets radioactifs

Transition

par Ivan du Roy, Rachel Knaebel

Les positions pro-nucléaires reprennent de la vigueur. Les centrales émettant peu de CO2, ce serait la solution pour le climat. C’est faire abstraction des autres problèmes, de taille, induits par l’atome et des alternatives au nucléaire.

C’est le nouvel argument des partisans du nucléaire : face à la crise climatique, maintenir, voire développer, l’énergie atomique serait la solution. Produire de l’électricité via une centrale nucléaire émet en effet 70 fois moins de CO2 que passer par une centrale au charbon, 40 fois moins qu’une centrale au gaz. Selon une ancienne synthèse d’études publiée par le Giec (Groupe intergouvernemental d’experts sur le climat) en 2014, et régulièrement brandie par les partisans de l’atome, le nucléaire serait même aussi avantageux que le solaire ou l’éolien en terme d’émissions [1]. Pour ce courant, qui a gagné les rangs des militants pour le climat, l’énergie atomique constituerait ainsi le complément idéal au développement des énergies renouvelables et en remplacement des énergies fossiles.

Figure de proue des défenseurs du nucléaire au nom du climat, l’ingénieur Jean-Marc Jancovici, diplômé de Polytechnique, fondateur du cabinet de conseil Carbone 4, et l’un des pionniers de la vulgarisation en France de la question du réchauffement climatique. Pour lui, le nucléaire est une modalité de production de l’électricité plus respectueuse de l’environnement « que toutes les autres modalités concurrentes », comme il l’assure dans un entretien à l’hebdomadaire Marianne en mars. « Jean-Marc Jancovici, c’est l’illustration d’un discours fondé sur un nucléaire idéalisé. Le nucléaire dont il parle ce n’est pas le nucléaire réel, c’est le nucléaire de la mythologie de l’indépendance énergétique, de la souveraineté nationale, de la grandeur française, de cette conception construite sous de Gaulle à la fin des années 1960 », critique Yves Marignac, porte-parole de l’association négaWatt, qui a élaboré en 2011 et 2017 des scénarios de transition énergétique et qui siège dans les groupes d’experts de l’Autorité de sûreté nucléaire.

« Pour le nucléaire, on ne connaît qu’un bout de la chaîne »

Les experts de négaWatt sont tout autant précurseurs que Jean-Marc Jancovici dans la prise de conscience de l’urgence climatique et de la nécessité de sortir au plus vite des énergies fossiles. Ils ne pensent cependant pas que le maintien et l’extension du nucléaire incarnent le salut. « Pendant longtemps, ses défenseurs parlaient du nucléaire comme source d’énergie abondante et pas chère, mais il y avait toujours dans les discussions la question du risque, rappelle Yves Marignac. Les questions de la sûreté des centrales, de leur combustible, l’uranium, des déchets radioactifs générés, étaient présentes dans ce débat. Avec le déplacement général de la question énergétique vers la question climatique, le point d’entrée pour parler du nucléaire est aujourd’hui avant tout son caractère décarbonné, en faisant du coup abstraction de la nature concrète de cette énergie et des risques spécifiques qui vont avec. »

Si l’avantage comparatif du nucléaire sur le gaz, et surtout le charbon, en matière climatique est incontestable, « le terme décarbonné nous pose cependant problème, estime Charlotte Mijeon, de l’association Sortir du nucléaire. Cela voudrait dire que c’est totalement neutre. Ce qui tient un peu de la pensée magique : même si les émissions de gaz à effet de serre de l’énergie nucléaire sont effectivement faibles, elles existent. » Charlotte Mijeon pointe ici des émissions indirectes, générées par l’extraction de l’uranium, son transport, le béton qui sert à construire les centrales, ou la gestion des déchets radioactifs. Ces émissions indirectes existent aussi pour les énergies renouvelables – éolien et photovoltaïque nécessitent aussi des métaux et composants issus de l’extraction minière, la construction d’un barrage hydroélectrique n’est pas « neutre » non plus.

Le stockage des déchets radioactifs, quelles émissions de CO2 ?

« Pour le nucléaire, on ne connaît qu’un bout de la chaîne. Car on ne sait pas au final quelles seront les émissions liées à la gestion des déchets », rappelle Charlotte Mijeon. Actuellement, au moins 1,61 million de mètres cube de déchets radioactifs sont entreposés dans des dizaines de lieux inventoriés par l’Andra (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Différence de taille avec des déchets industriels classiques, les déchets issus des centrales sont radioactifs, donc non recyclables. Leur radioactivité peut s’estomper relativement rapidement (plusieurs semaines) ou durer plusieurs millions d’années. La majorité des déchets, dits à « vie courte », voient leur radioactivité disparaître au bout d’une centaine de jours. Les déchets, dits à « vie longue », environ 10 % des déchets existants, demeurent radioactifs pendant au moins trois décennies... jusqu’à plusieurs millions d’année. Une éternité.

Ce type de déchets à vie longue et fortement radioactifs sera abrité dans les profondeurs de la Meuse et de la Haute-Marne, au sein du centre d’enfouissement de Cigéo, à Bure (dont sept opposants passent en procès ce 1er juin, accusés d’association de malfaiteurs). Or, « un site comme Cigéo mobilise des quantités phénoménales de béton, et il doit recevoir des déchets nucléaires pendant cent ans », pointe Charlotte Mijeon. Au bout d’un siècle, les 270 km de souterrains sont censés être condamnés puis rester sous surveillance.

« Le nucléaire, c’est peut-être mieux que le pétrole aujourd’hui ou le charbon hier, mais cela fera aussi beaucoup de dégâts potentiels avec les déchets qui sont produits depuis cinquante ans et qui vont continuer à être produits si on le maintient. On va devoir s’en occuper dans le futur pendant des millions d’années, rappelle Jean-Claude Delalonde, président de l’Association nationale des comités et commissions locales d’information (ANCCLI) [2]. Le nucléaire est une énergie décarbonnée, oui, mais avec des conséquences. »

« L’énergie atomique ne peut jouer qu’une contribution très limitée dans la lutte contre le changement climatique »

Pour faire tourner ses centrales nucléaires, EDF doit aussi s’approvisionner en uranium. La dernière mine uranifère sur le sol français, à Jouac, au nord de Limoges, a fermé en 2001. Depuis, la France importe l’ensemble du combustible utilisé pour ses centrales, du Niger ou du Kazakhstan. L’entreprise française Orano (ex-Areva) explore aussi les sous-sols de Mongolie pour y trouver le minerai. Elle a aussi des velléités d’extraction au Groenland, où elle a déjà obtenu deux permis d’exploration. Les dernières élections groenlandaises ont porté au pouvoir en avril le parti de gauche écologiste Inuit Ataqatigiit, opposé à ces nouveaux projets miniers. La question minière avait été au cœur de la campagne électorale.

« Certaines personnes se prennent aussi une violente claque dans la figure quand elles découvrent la gravité de la situation sur le changement climatique et l’épuisement des ressources. Elles peuvent alors en venir à désirer des solutions qui semblent faciles pour y faire face, dont le nucléaire. Alors que l’énergie atomique ne peut jouer qu’une contribution très limitée dans la lutte contre le changement climatique », défend Charlotte Mijeon, de Sortir du nucléaire.

« En tant qu’énergie, le nucléaire est marginal »

En France, la production des 58 réacteurs représente environ 70 % de l’électricité consommée. Dans le monde, où 442 réacteurs nucléaires sont actuellement en service, cette part tombe à 10 %, et 2 à 3 % seulement de l’énergie totale consommée. « L’atome est une technologie majeure dans l’histoire de l’humanité, à travers sa dimension militaire et géopolitique, car le nucléaire, même civil, est un moyen efficace de créer des situations de dépendance entre des pays, les technologies comme l’enrichissement et de le retraitement n’étant accessibles qu’à un nombre limité et fermé d’États. Mais en tant qu’énergie, le nucléaire est marginal », soutient aussi Yves Marignac.

Dans son rapport de 2018 sur les stratégies à adopter pour rester sous 1,5 °C de réchauffement global d’ici à la fin du siècle, le Giec examinait plusieurs scénarios. Certains s’appuient sur un recours fortement accru au nucléaire, d’autres non. « La part du nucléaire dans le mix énergétique diminue dans la moitié des 90 scénarios qui sous-tendent les quatre trajectoires décrites par le Giec. Plusieurs scénarios qui atteignent l’objectif 1,5 °C vont jusqu’à réduire le nombre de réacteurs en fonctionnement. À l’inverse, tous les scénarios respectant l’objectif 1,5 °C misent sur une augmentation des énergies renouvelables, notamment électriques », explique négaWatt dans une analyse de ce rapport. Le même rapport du Giec soulignait par ailleurs qu’entre la décision de construction et le démarrage effectif d’une centrale nucléaire, il faut compter en moyenne 10 à 19 ans. Ce qui est bien lent pour répondre à l’urgence climatique. Sans oublier le coût, lié notamment aux indispensables renforcements des mesures de sécurité : la facture de l’EPR de Flamanville – prévu pour entrer en service en... 2012 – atteint désormais les 19 milliards d’euros.

L’Agence internationale de l’énergie (AIE), une organisation intergouvernementale qui n’a rien d’une organisation antinucléaire, a publié mi-mai un scénario de sortie des énergies fossiles. Elle y prévoit qu’à l’horizon 2050, à l’échelle du monde entier, 90 % de l’électricité proviendra des énergies renouvelables, et 10 % du nucléaire. « Ce dernier rapport de l’AIE marque véritablement un tournant, car traditionnellement, les scénarios de cette agence misent sur le nucléaire et sur la captation du carbone [une technologie censée stocker les émissions de CO2, notamment expérimentée par Total, ndlr]. Ce nouveau rapport parle pour la première fois explicitement de changements de comportement et introduit des hypothèses de sobriété, en abordant notamment une stabilisation du trafic aérien, détaille le porte-parole de l’association négaWatt. C’était inimaginable il y a encore un an que l’AIE prenne ce type de position. Le sens de l’histoire est clair. » L’Ademe a déjà proposé plusieurs scénarios de mix électrique 100 % renouvelables en France pour 2050. RTE, gestionnaire du réseau de transport d’électricité, doit également présenter un tel scénario à l’automne.

« Peut-être est-il temps aujourd’hui de diversifier nos énergies »

« Ce sont des scénarios crédibles, faisables, scientifiquement fondés, mais qui sont trop peu mis en avant », observe Zélie Victor, responsable de la question de la transition énergétique au Réseau Action Climat. Mais comment produire de l’électricité 100 % renouvelable quand une partie des ressources disponibles sont potentiellement infinies mais intermittentes – leur production va fluctuer en fonction de la force du vent (éolien) ou du niveau d’ensoleillement (photovoltaïque) ? C’est l’un des arguments avancé par les partisans du nucléaire pour défendre le maintien de la filière.

« On nous pose fréquemment la question de l’intermittence des énergies renouvelables. Le 100 % renouvelable, c’est un mix énergétique, il ne s’agit pas d’être dépendants à seulement un ou deux types d’énergies renouvelables. Cela se complète avec de l’hydroélectricité, qui est pilotable avec des stations de pompage. Il existe aussi des leviers de stockage de l’énergie, répond Zélie Victor. Un tel mix fait appel au réseau : quand il n’y a pas de vent dans le Nord, il peut y en avoir dans l’Est. Cela vaut au niveau français comme européen. Les scénarios 100 % renouvelables s’accompagnent évidement de logiques de sobriété, pour réduire ou au moins ne pas augmenter notre consommation, par exemple avec la rénovation des logements. »

« Peut-être est-il temps aujourd’hui de diversifier nos énergies, d’aller vers des énergies moins dangereuses et qui produisent moins de déchets. Il faut y réfléchir, d’autant plus que nos centrales nucléaires ont pour beaucoup dépassé les quarante ans, estime de son côté Jean-Claude Delalonde. Je ne suis pas convaincu que nos gouvernants soient vraiment transparents sur tous les éléments de la décision. Ils nous disent que le nucléaire n’a pas coûté cher, mais c’est parce qu’ils n’ont pas intégré dans ces coûts celui des déchets et du vieillissement. Pourquoi on ne mettrait pas tout sur la table ? On fait la balance et après, on décide. La meilleure solution, c’est la démocratie. »

Pour l’instant, cette discussion qui mettrait « tout sur la table » n’existe pas. En 2013, le débat sur la transition énergétique devait examiner la manière de réduire à 50 % la part du nucléaire dans la production électrique française, comme s’y était engagé François Hollande. Mais cet objectif de 50 % ne pouvait lui-même pas être discuté. Et a de toute façon été repoussé à 2035 par le gouvernement actuel. À la Convention citoyenne pour le climat, la question du nucléaire n’avait pas non plus vocation à être abordée. « Je trouve d’autant plus intéressant les résultats de la Convention citoyenne, dit pourtant Yves Marignac. Car elle s’est approprié l’idée d’une transformation profonde de la société, où le nucléaire n’est pas un enjeu en soi mais dans laquelle il faut faire évoluer le système électrique comme le reste. »

Rachel Knaebel, Ivan du Roy

Photo : photo d’un train « Castor » transportant des déchets radioactifs / CC Wikimédia Commons

Notes

[1Voir l’étude ici.

[2C’est la fédération des commissions locales d’information mises en place auprès des installations nucléaires françaises, qui regroupent élus, représentants de syndicats, d’associations, d’experts.