Catherine habite un petit village de Mayenne. Elle est convaincue qu’elle et sa fille Enya ont été empoisonnées par les pesticides épandus dans les champs de maïs autour de chez elles. Et c’est aussi l’avis du laboratoire qui a analysé les cheveux des deux femmes. Ce dernier y a détecté plusieurs polluants d’origine agricole, et estimé que les deux femmes présentent « un profil de toxicité chronique avéré ».
Parmi les médecins qui suivent Catherine et Enya, plusieurs évoquent la pollution environnementale comme une cause plausible de leurs allergies, polyarthrite, eczémas et problèmes de thyroïde. Mais pour documenter ce lien, encore faudrait-il connaître le nom des produits pulvérisés à proximité de chez elles depuis bientôt dix ans. Or, cette liste est inaccessible. Voilà plus d’un an que Catherine remue ciel et terre pour l’obtenir, sans succès.
Quand il pleut à grandes eaux, les champs débordent dans la cour
Dans sa maison de pierre sommairement chauffée, quelques rayons de soleil hivernal percent les fenêtres. Tandis qu’elle remplit son poêle de bois, Catherine dit calmement sa colère, et son impatience : « Je suis vraiment fâchée contre les lois françaises. Il faut donc se battre pendant plusieurs années pour avoir le nom des produits qui viennent se déverser jusque dans ma cuisine ? » Située en fond de vallon, sa demeure est au carrefour de nombreux couloirs de ruissellement, chemins empruntés par l’eau pour rejoindre les rivières. Quand il pleut à verse, comme cela arrive trois à quatre fois par an, une partie des champs voisins débordent dans sa cour. Parfois, la boue franchit la porte.
« Au phénomène de ruissellement s’ajoute celui de la saturation en eau de la terre au moment des fortes pluies, précise l’agronome Hervé Gillet. Le risque est donc maximal de voir arriver chez elle les produits épandus dans les champs qui surplombent sa maison. Ajoutons que les pentes sont supérieures à 10% , ce qui est très élevé. »
Quand elle emménage dans ce vallon bucolique, en 2000, Catherine poursuit un rêve. Celui de vivre en pleine nature, pour voir ses enfants y grandir. Elle aspire aussi à l’autonomie, et entretient un jardin où poules, lapins, chèvres et chevaux côtoient un potager généreux où elle pioche pour nourrir sa famille. « Nous vivions dehors pour profiter de la nature », raconte sa fille aînée. L’été, leurs amis citadins apprécient de venir s’y ressourcer. Depuis la terrasse où chacun.e aime traîner les soirs d’été, on aperçoit des prairies, sur lesquelles paissent quelques vaches.
Les animaux meurent un à un
« Le paysage a commencé à changer en 2010 », se remémore Catherine. Un porcher souhaitant agrandir son cheptel a alors besoin de terres pour épandre le lisier de ses bêtes. Il obtient la location des parcelles qui jouxtent le Cotentin, nom du lieu dit où vit la famille de Catherine. Les haies sont rasées, les talus supprimés. Les champs se couvrent de maïs.
L’année suivante, en 2011, les animaux de Catherine meurent les uns après les autres. « Ma chèvre naine a gonflé, s’est mise à baver, puis elle est morte. Un voisin m’a dit qu’elle avait été empoisonnée. » Deux autres chèvres disparaissent peu après, ainsi que tous les lapins. Plus tard, le chien est emporté par une tumeur foudroyante. Catherine remarque aussi que les abeilles, les chouettes et les chauve-souris ont déserté la place.
Puis en 2012, Enya – alors âgée de 12 ans – tombe malade. Elle évoque d’abord des douleurs articulaires, sa peau qui sèche et part en lambeaux. « Un jour de l’hiver 2015, l’école m’appelle et me dit de venir chercher ma fille en urgence. Elle a les bras tout gonflés et tout bleus. » Transférée vers le centre hospitalier universitaire de Rennes, on lui diagnostique de sévères problèmes vasculaires doublés d’une polyarthrite juvénile, maladie qui provoque des inflammations et douleurs articulaires. Les médecins s’aperçoivent que la jeune fille ne supporte pas les anti-inflammatoires, seuls médicaments à même de pouvoir la soulager. Elle est envoyée chez un allergologue, puis jusqu’à l’hôpital pédiatrique Necker à Paris.
Après Enya, c’est Catherine qui tombe malade
Au Cotentin, la vie change du tout au tout. « En 2013, quand la santé de ma petite fille Enya s’est dégradée, ma fille Catherine a cessé son jardin, évoque Nicole, la grand-mère. Elle est aussi passée à temps partiel pour pouvoir assurer les visites dans les hôpitaux. » Terminés les dîners champêtres entre amis. Une connaissance parisienne, qui appréciait les séjours à la campagne évoque sa peur de venir voir Catherine : « Je suis contrainte de renoncer à y venir, tant je crains pour la santé de mon fils et la mienne en voyant combien celle de mon amie s’est détériorée depuis début 2017. »
Après Enya, c’est en effet Catherine qui tombe malade. Habituée aux travaux physiques, ne rechignant pas à se lever avant l’aube pour travailler comme agente de sécurité incendie, son avant-dernier métier, Catherine se met à ressentir des douleurs partout. Portant jusque-là, seule, de lourds sacs d’aliments pour ses animaux, elle devient incapable de tenir le volant de sa voiture. « J’avais les deux épaules complètement bloquées et très mal au dos. » « Capsulite », disent les médecins. Cette inflammation de la capsule qui entoure l’épaule s’avère liée à une affection de la thyroïde. Comme pour Enya, les médecins évoquent des maladies « auto-immunes ».
« Quand on ne comprend pas, on a tendance à classer les maladies comme auto-immunes, intervient le docteur Jean-François Deleume, porte-parole de l’association Alerte Médecins pesticides. Ce qu’il faudrait savoir, c’est pourquoi l’immunité se dérègle comme ça, brusquement. » Difficile, pour le moment, de répondre de manière catégorique.
On sait néanmoins que les pesticides attaquent le système immunitaire [1]. Ils peuvent également toucher la thyroïde. Autre symptôme qui attire l’attention de Jean-François Deleume : la polyarthrite juvénile d’Enya. « C’est une maladie récente, qui n’existait pas dans les années 1980-1990, et que l’on pourrait qualifier d’"environnementale". »
Des pesticides interdits retrouvés dans leurs cheveux
D’après des tests réalisés en septembre 2019 sur leurs cheveux, Catherine et Enya ont le corps imprégné de diverses molécules contenues dans des pesticides. Citons par exemple le thiram, principe actif d’un fongicide intégré dans les semences de maïs. Neurotoxique, attaquant le foie, le sang et le système urinaire, il est interdit depuis quelques jours seulement [2]. « Vu la quantité de maïs cultivée autour de chez elles, ce n’est pas très étonnant que l’on retrouve de tels produits », remarque l’agronome Hervé Gillet.
Plus étonnant : la présence du principe actif de l’assert 300, un herbicide interdit depuis 2007. Pour Hervé Gillet, « la persistance relativement faible de la molécule dans les sols soulève la question d’éventuelles applications récentes du produit, malgré son interdiction. » Autre point qui interroge l’agronome : la détection de Diazoxon, principe actif d’un pesticide très utilisé par les jardiniers du dimanche. Or, Catherine affirme ne s’en être jamais servi. D’où vient cette substance ? D’autres substances interdites, voire jamais autorisées, ont également été identifiées par le laboratoire [3].
Les couloirs de ruissellement qui strient son terrain ont-ils charrié des polluants venus de parcelles situées à plusieurs dizaines de kilomètres ? À cette éventualité s’ajoute la contamination des sols, problème fondamental selon Hervé Gillet, qui rappelle que lorsque les agriculteurs travaillent la terre, en période sèche, ils mettent en suspension quantité de poussières qui peuvent être gravement contaminées. Selon une vaste étude dont les résultats ont été publiés l’année dernière, 80% des sols agricoles européens sont gorgés de pesticides. Plus les particules sont fines, plus le risque de contamination est important.
Catherine émet une dernière hypothèse : une contamination via les lisiers qui sont épandus près de chez elle, à des distances non réglementaires. « Les porcs sont nourris avec du soja brésilien où des pesticides interdits chez nous peuvent être utilisés, avance-t-elle. A cela s’ajoutent tous les produits qui servent à aseptiser les porcheries. Tout cela se retrouve dans les lisiers. »
Baladée d’administration en administration
Pour poursuivre les recherches et comprendre ce qui se passe à Cotentin, de sérieuses analyses de sols s’imposent. Catherine et sa famille, épaulées par le collectif des victimes de pesticides de l’Ouest, promettent de s’organiser pour faire ces analyses au plus vite. Autre impératif : obtenir la liste des produits épandus. Catherine s’y attelle depuis plus d’un an. Elle a commencé en juin 2018, lorsqu’un endocrinologue lui a dit : « Vous avez les mêmes maladies que votre fille, madame », avant d’évoquer de possibles causes environnementales.
« J’ai commencé par appeler l’agricultrice, retrace Catherine. Elle m’a raccroché au nez. Je me suis déplacée chez elle. Elle m’a envoyée promener, m’ordonnant de revenir accompagnée d’un avocat ou d’un huissier si je voulais obtenir la moindre information. » Bien décidée à ne pas en rester là, Catherine saisit son téléphone et commence un long voyage en bureaucratie, dont elle sortira un peu abasourdie.
Pendant des semaines, elle se fait littéralement balader entre administrations. Le ministère de l’Agriculture la renvoie vers la Mutualité sociale agricole (MSA, le caisse de sécurité sociale des agriculteurs), qui ne sait rien des produits épandus en haut de chez elle. Santé publique France lui conseille d’appeler l’Agence régionale de santé qui, hélas, ne peut rien non plus. Quant aux services juridiques de la chambre d’agriculture, ils semblent eux aussi impuissants.
Même chose du côté de la Direction de la cohésion sociale et de la protection des populations (service déconcentré de l’État), qui lui suggère – sans rire – de faire une recherche sur le site web de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation (Anses), laquelle débouchera sur une liste de 250 produits susceptibles d’être utilisés sur le maïs. Comment imaginer que le centre anti-poison, à même de documenter une éventuelle intoxication, va s’amuser à décortiquer ces 25 pages de littérature toxicologique ? C’est en fait une non-réponse que la préfecture adresse à une citoyenne en détresse.
La Justice à la rescousse ?
« Le seul à posséder les données sur les produits utilisés, c’est l’épandeur lui-même, dans son cahier d’utilisation des phytosanitaires, qu’il doit obligatoirement remplir et conserver à chaque épandage, détaille Jean-François Deleume, de Alerte médecins pesticides. Il doit le fournir en cas de contrôle au ministère de l’Agriculture mais, légalement, à personne d’autre. » « La situation de Catherine illustre bien les immenses difficultés des riverains de champs traités aux pesticides, estime Michel Besnard, du Collectif des victimes des pesticides de l’ouest. Savoir ce qui est épandu à proximité de chez soi est quasiment impossible. Mais nous espérons que la plainte déposée en juillet 2019 va nous permettre d’avancer. »
Cette plainte, Catherine a tardé le plus possible à la déposer. « Je n’en veux pas à ma voisine, dit-elle doucement. J’aurais aimé qu’elle collabore, c’est vrai. Mais je ne veux vraiment pas la charger. Elle non plus n’est pas épargnée : son mari est mort il y trois ans d’un cancer foudroyant, et elle même a eu deux cancers... » La crainte de voir un jour surgir le cancer hante bien sûr les habitantes du Cotentin. D’autant que les épandages se sont allègrement poursuivis au printemps et à l’été 2019, juste avant qu’elle ne porte plainte.
« Le 29 mars, nous avons reçu les traitements au visage alors que nous étions dans la cour, témoigne le gendre de Catherine. La gorge nous brûlait. J’en ai même vomi. » Ce jour là, le vent soufflait au-delà des limites qui interdisent de sortir les pulvérisateurs. Idem deux mois plus tard, dans la nuit du 21 juin. « L’agriculteur est passé au-dessus de nos têtes pour un nouveau traitement de pesticides. » En fait d’agriculteur, il s’agit de salariés de l’une des deux entreprises agricoles qui effectuent, chacun leur tour, les traitements. Catherine a également porté plainte contre ces deux entreprises, dont aucune n’a accepté de lui fournir le nom des produits pulvérisés.
Lettre de menaces et insultes
« Pour le moment, le dossier judiciaire semble bloqué chez le procureur, relève Michel Besnard. Mais nous espérons que l’enquête sera bientôt lancée. » Cette année, le collectif entend par ailleurs empêcher tout traitement à proximité de chez Catherine. Très combative, la mère de famille apprécie vivement ce soutien. Car dans les campagnes françaises, il reste difficile de questionner les pratiques agricoles.
Peu après la médiatisation de son dossier, à l’automne dernier, Catherine a reçu une lettre de menaces manuscrite. « Tu veux nous emmerder. Ton chemin va être bouché avec des remorques de pneus, fumier, plastique et déchets de ferme divers avant la fin de l’année. Ça va être ton cadeau de noël. » La lettre est même signée « JA (Jeunes agriculteurs, ndlr) de nord Mayenne », un syndicat agricole très proche de la puissante FNSEA. Interpellé par le collectif, les JA ont nié toute implication dans la lettre. Depuis, Catherine ferme sa porte à clé. « Je n’ai pas peur, mais je ne veux pas qu’ils viennent mettre le feu chez moi. »
Si elle garde le sourire, et espère que la situation s’améliore, Catherine confie que leur vie est quand même rude. Enya ne va plus à l’école depuis plusieurs années. Elle-même a dû abandonner son travail de dentellière - elle animait des ateliers dans divers endroits du département et collaborait avec quelques boutiques de luxe. « Mon arrière-petite-fille et moi-même sommes interdites de séjour au Cotentin », regrette la mère de Catherine, Nicole. Comme le dit si bien cette dame de 84 ans, qui ne comprend pas que la préoccupation du maïs passe avant la vie des riverains, « ne plus ouvrir sa fenêtre et sa porte en campagne, c’est vraiment dommage ».
Nolwenn Weiler
– Photos : © Laurent Guizard