Les visages sont souriants, l’accueil chaleureux. Ce vendredi matin de la fin mars, Atipic, l’association qui porte le projet Territoires zéro chômeurs à Colombelles, en périphérie de Caen, ouvre ses portes. Devant des dizaines de visiteurs, les salariés présentent les activités proposées par cette « entreprise à but d’emploi », qui expérimente une autre façon de lutter contre le chômage. Les créations en bois de palettes recyclées de Didier, un des employés, suscitent l’admiration d’un habitant de la commune : « Bravo pour ce que vous arrivez à faire ! » La discussion s’engage. Au stand du maraîchage, des pommes de terre sont en vente : c’est la première production d’une activité débutée il y a un peu plus d’un an. A côté, Julie expose les différents travaux – rénovation de bâtiments, entretien d’espaces verts - réalisés par son équipe.
En face, c’est le service de conciergerie d’entreprise qui tient son stand : Coralie est employée par des entreprises prestataires d’Atipic pour répondre aux demandes des salariés de ces entreprises. Une chemise à repasser, un véhicule à réparer, un dégât des eaux à évaluer : elle fait appel à des partenaires pour proposer ensuite des solutions au salarié. A ses côtés, une conciergerie pour particulier est présentée. Dans quelques semaines, elle sera chargée d’aiguiller les particuliers vers les services proposés sur le territoire de Colombelles. L’objectif : faire du lien entre les habitants et « réveiller Colombelles, qui dort », souligne Nancy, l’une des initiatrices du projet.
« Je venais au travail la boule au ventre »
Un nouveau souffle semble avoir gagné les salariés de l’expérimentation Territoires zéro chômeurs de Colombelles. Ces derniers mois, les difficultés se sont accumulées pour l’association qui a pris part à cette expérimentation nationale, au côté de neuf autres territoires (lire notre article précédent). En un peu plus d’un an et demi, 67 salariés ont été embauchés, en CDI, pour développer de nouvelles activités, utiles à la population et créatrices de lien social. Les emplois sont financés à 70% par l’État qui transfère symboliquement les aides qu’il aurait versées (aides Pôle emploi, RSA, allocation logement, etc.) à ces personnes sans-emploi si ces dernières n’avaient pas retrouvé du travail. Une belle idée initiée et soutenue par ATD Quart Monde, et autorisée par une loi d’expérimentation votée en décembre 2015. Mais le décollage d’Atipic a été tel que la structure a failli exploser en vol.
En novembre 2018, une vingtaine de personnes se sont mises en grève. Les relations entre salariés et avec la direction sont alors parfois très tendues, voire violentes. « Je venais au travail la boule au ventre », explique l’une d’entre elles. Les locaux sont trop petits ; certains n’ont pas assez de travail pour s’occuper. « Les gens savent qu’on est une association mais pensent et réclament comme si nous étions une entreprise », souligne une autre employée. Des salariés sont déçus par les promesses qui leur ont été faites. Les projet qu’ils avaient imaginés, pour lesquels ils étaient parfois quasiment devenus des entrepreneurs, ne se concrétisent pas toujours.
Un accompagnement sous-estimé ?
L’expérimentation dont l’objectif était de soutenir des salariés très éloignés de l’emploi et aux parcours professionnels parfois chaotiques suscite des « angoisses, des conflits, des incompréhensions ». « Une sorte de maltraitance », exprime l’un d’entre eux. De l’avis de tous, l’accompagnement nécessaire à chaque nouvel employé a été sous-estimé. « Nous n’avons pas été capable d’apporter à certains le cadre de travail sécurisant et suffisant dont ces personnes, parfois fragilisées par la vie, avaient besoin », analyse Annie Berger, la présidente d’Atipic.
Au cours de sa première année, l’association a embauché plus d’une personne par semaine, et lancé une quinzaine d’activités différentes. Les objectifs nationaux sont élevés. Et il faut aller vite, très vite, pour démontrer que l’expérimentation fonctionne et espérer ensuite l’élargir à cinquante nouveaux territoires. La loi d’expérimentation votée en 2015 a donné cinq ans pour tester cette nouvelle façon de lutter contre le chômage. « Cinq ans, c’est très peu pour parvenir à développer une activité », souligne Patrick Valentin, l’un des initiateurs du projet au niveau national. « Tous les territoires ont vécu ces difficultés de croissance. La plupart ont surmonté le problème. A Colombelles, c’est la qualité de la gestion de l’entreprise qui a manqué. »
« Nous avons embauché trop vite »
« Ce n’est pas parce qu’on donne un CDI à une personne que tout est réglé », avance Annie Berger. « Nous avons embauché trop vite, sans avoir prévu d’encadrement intermédiaire. » Mais comment financer des cadres quand le budget de départ est déjà très restreint ? « 18 000 euros par salariés, c’est insuffisant pour lancer une nouvelle entreprise qui a besoin de capitaux, estime Patrick Valentin. Nous avons manqué de capitaux pour créer des fonds de commerce afin de faire tourner nos entreprises. Mais nous avons une formidable démonstration de notre capacité à développer des emplois utiles socialement, qui n’existaient pas auparavant. »
Publiée en novembre 2018, la première évaluation nationale de l’expérimentation, principalement quantitative, a démontré que « l’embauche d’un salarié […] a rapporté plus de 18 000 euros aux finances publiques ». Soit quasiment le montant investi par l’État et les conseils généraux pour chaque salarié employé dans une des « entreprises à but d’emploi ». En effet, quand une personne retrouve un travail, des économies sont réalisées sur les prestations sociales, les aides aux logements, les aides au retour à l’emploi... Mais des recettes sont aussi générées à l’instar des impôts payés par les structures, des cotisations salariales, patronales et obligatoires, du gain en TVA lié à la croissance de la consommation des salariés.
Bénéfique pour l’économie locale
« L’investissement dans une activité économique n’est pas une simple dépense », indiquent les rapporteurs, qui enjoignent donc « chaque institution bénéficiaire de la suppression de la privation d’emploi (État, collectivités locales, sécurité sociale, pôle emploi) à apporter sa part au financement de la production d’emplois nécessaires à la population ». En clair, puisque les structures économisent, de nouveaux moyens s’offrent à elles pour investir encore plus contre la privation d’emploi.
ATD Quart monde a aussi tenté de calculer l’impact sur l’économie locale. Les achats des nouvelles entreprises, le surcroît de consommations des salariés, et le chiffre d’affaires des structures représentent 12 669 euros par salarié « apportés » à l’économie locale au cours de la première année de l’expérimentation. « L’expérimentation semble jouer un rôle de catalyseur, écrivent les évaluateurs. Elle accélère ainsi la mise en place de politique publique d’intérêt général, à l’image de la transition écologique ou de la cohésion sociale. »
Les différentes activités développées par les dix territoires participant à l’expérimentation. Cliquez sur le visuel pour l’agrandir.
Un nouveau pôle recyclage
A Colombelles, le directeur a quitté l’entreprise en février. Des salariés ont été avertis ou mis à pied. « Le conflit n’est positif que si l’on se respecte », soutient la présidente qui a travaillé à l’élaboration de pôles de fonctionnement, « qui peuvent être autogérés ». De nouveaux locaux ont été trouvés, plus spacieux.
Le « pôle recyclage » y a pris ses quartiers. Habib y monte un projet de recyclage de matériels dont les entreprises veulent se débarrasser. Une entreprise produit des copeaux de bois ? Atipic les remet dans le circuit économique, en les valorisant auprès d’une autre société qui vend des toilettes sèches ou pour du paillage de jardin. « Nous devons faire comprendre aux entreprises que nous ne sommes pas là pour récupérer tous les déchets ! », prévient Sophie, qu encadre le pôle. Pour Habib, qui était là au début de l’expérimentation, puis s’est absenté avant de réintégrer Atipic, « c’est intéressant au vu de l’innovation que cela représente. L’activité peut être utile pour toi-même, ton prochain, et changer les habitudes des personnes sur le tri, les façons de consommer ».
En face de lui, Stéphanie prépare les devis, édite les factures. Elle est devenue coordinatrice administrative du pôle. Deux mois après la crise qui a traversé Atipic, celle qui manquait d’activité et se plaignait de mauvaises conditions matérielles semble avoir trouvé sa place. « C’est plus convivial, les journées passent vite. On arrive le matin avec le sourire. »
« C’était l’emploi rêvé »
Dans la grande salle, trois salariés finissent de construire le plan de travail en palettes recyclées sur lequel ils répareront et relookeront les petits meubles récupérés. Dans la pièce d’à côté, Anna et Leïla cousent des sacs à main, confectionnent des kits zéro déchets composés de sacs à vrac, de mouchoirs en tissu, de cotons démaquillants, fabriquent des éponges tawashi à partir de tissus recyclés et de filets à pommes de terre. « On récupère des choses toutes simples, notamment auprès de plusieurs associations et ressourceries, pour en faire de la création », expliquent Anna et Leila, embauchées le 31 décembre 2018.
Leila a travaillé dans la restauration, le téléconseil, les inventaires de magasins. C’est par le projet de recyclage de vêtements qu’elle est arrivée à Atipic. « Je voulais faire quelque chose de minutieux, de la création, avoir un emploi éco-responsable, ne pas perdre ma passion en travaillant à l’usine, raconte celle qui vient d’un milieu peu aisé. « Quand on n’a rien, on cherche à avoir les choses par un autre biais. Nous, nous avions toujours ce qu’il fallait parce qu’on récupérait tout. J’ai commencé la couture en piquant les culottes en dentelle de ma tante pour en faire des robes de mariées pour mes poupées. J’ai toujours été baignée dedans. » Leïla voit cet emploi comme une opportunité et un tremplin. « Ce travail à Atipic, à côté de chez moi (parce que je n’ai pas de voiture), c’était l’emploi rêvé. Par la suite, je pourrais devenir auto-entrepreneure. »
Anna enchaînait les CDD dans des crèches ou des pouponnières avant de rejoindre Territoires zéro chômeurs. « A chaque fois qu’un contrat s’arrêtait, il fallait partir rechercher quelque chose d’autre. Aujourd’hui, avec un CDI, j’ai une vie plus stable. » Sa sensibilité pour le recyclage vient de sa vie passée à Madagascar, où tout se recycle. « Dans notre atelier, quand on récupère du textile très usé ou taché, on les garde pour rembourrer des tissus. » A Colombelles, ce n’est pas simplement le succès local de l’expérimentation qui se joue, mais aussi en partie son avenir au niveau national. Leïla : « On essaie de faire de notre mieux pour tous les autres qui viendront ensuite. La réussite de Territoires zéro chômeurs pèse sur nos épaules. » Sur les dix premiers territoires, 2000 salariés devraient être embauchés en cinq ans d’expérimentation.
Simon Gouin
Photo de une : © Laurent Guizard
Des interviews écrites, vidéos et sonores de salariés d’Atipic sont à découvrir sur cette page. Elles ont été réalisées par des jeunes colombellois et des lycéens d’Hérouville Saint-Clair dans le cadre d’une résidence de journalisme.
A lire sur Basta! :
- Premier épisode de cette série, mars 2017 : « Territoires zéro chômeurs » : l’initiative qui souhaite partir des envies des gens pour créer leurs emplois
- Deuxième épisode, juin 2017 : « Territoires zéro chômeurs » : comment créer son propre emploi sans s’imposer un « bullshit job » à bas coût
- Troisième épisode, septembre 2018 : Un an après son lancement, « Territoires zéro chômeur » a permis l’embauche de 600 personnes