Etymologie

Ce que cache le mot crise

Etymologie

par Yannis Youlountas

Comment un élément de langage détourné de son sens premier contribue à la résignation. Car la crise est d’abord perçue comme un fléau : telle qu’elle est présentée, la crise financière serait la réincarnation de la Peste. Que l’on ne pourrait que subir. Pourtant, à l’origine, la crise signifiait tout à fait autre chose : un moment parfois positif et même nécessaire.

Revoilà la rentrée et sa déclinaison sociale : alors que toute la végétation commence à s’assoupir, c’est là, précisément, que cette marge qui résiste encore dans l’humanité reprend force et vigueur. Malheureusement, des millions de femmes et d’hommes sont de notre côté, mais pas à nos côtés. Des millions qui pensent ce que nous pensons, mais sans aller au bout de la logique en passant à l’action. Des millions à ne pas être d’accord avec le pouvoir, mais à ne pas le faire entendre. Des millions à être résignés.

Pour comprendre pourquoi, observons notre bain médiatique. Le monde y est présenté comme un chaos inexorable, dans la superficialité de l’information et le manège de ses transitions absurdes distillant nihilisme et sentiment d’impuissance. Quand on parle de la Grèce, c’est pour faire peur et inciter à mettre le doigt sur la couture. On sous-entend la paresse et l’incivisme des Grecs pour justifier leur abandon dans les enfers de l’Europe, en mettant sous silence les statistiques et l’Histoire prouvant tout le contraire. Quand on parle d’écologie, c’est pour appeler à un réalisme qui est tout sauf réaliste. Quand on parle d’économie, c’est pour inciter à une raison qui est le contraire de la raison parce que réduite à sa seule étymologie : un calcul. C’est-à-dire l’outil principal du kapo qui extermine soigneusement ses semblables comme celui du trader qui fait de l’argent sur la vie des gens, l’outil du théocrate ou du fasciste qui manipule savamment ses ouailles en leur fabriquant un ennemi diabolique sous l’étiquette d’une religion, d’une opinion politique ou philosophique, ou d’une nationalité. A l’inverse, raisonner, c’est d’abord écouter et essayer de comprendre, puis agir selon sa conscience en humain libre et responsable.

La crise : fléau mystique, source d’une incommensurable résignation ?

Le mot-clé de la période actuelle est sans doute le mot crise. C’est aussi l’un des plus urgent à revisiter parce qu’il a complètement été détourné de son sens premier, issu de l’antiquité grecque, pour revêtir un sens médiéval appauvri et réducteur. La crise est aujourd’hui réduite à une catastrophe économique et sociale plus ou moins imprévisible, à la croisée d’erreurs humaines et, plus encore, d’aléas du Marché. Elle s’inscrit dans la filiation des grandes crises sanitaires du Moyen-Âge et de l’Ancien Régime. Telle qu’elle est présentée, la crise financière est précisément la réincarnation de la Peste : fléau mystique et mystérieux, source d’angoisses terribles, de multiples souffrances, d’innombrables superstitions et… d’une incommensurable résignation.

Pourtant, à l’origine, la crise signifiait tout à fait autre chose : un moment parfois positif et même, osons le mot, nécessaire. Crise vient de krisis, le « moment de vérité » ou « du jugement », parce que, dans certaines cités grecques antiques, on questionnait les présumés coupables au moyen d’une mise en abîme — précisément au bord d’un abîme — face à la communauté. Autrement dit, on recherchait le lâcher-prise, la catharsis, l’abandon de la position intenable. D’ailleurs, les racines sémantiques de krisis signifient littéralement « vivre au bord » ou « être au bord, au bout de la vie ».

C’est pourquoi, le mot crise est plutôt à comprendre comme la découverte d’une impasse et la nécessité d’une profonde remise en question, d’un dépassement. Ce sens là du mot crise est à rapprocher de celui qui accompagne les seuils de la vie humaine : crise de la naissance (celle de la séparation initiale), crise des 3 à 6 ans (celle de l’éloignement : Œdipe, École…), crise de l’adolescence (celle de l’autonomie puis de l’indépendance) et même crise de la quarantaine-cinquantaine qui relève aussi d’une crise de sens (nouvelle vie sans enfant), puis celle de la grande vieillesse si on y parvient (perte de l’autonomie…), sans oublier l’ultime crise qui questionne plus que toute autre le sens de la vie : la mort. S’ajoutent à cela les accidents de la vie, tels que maladies, handicaps, exclusions, ruptures, deuils…

Toute crise augure une crise de sens

Tous ces moments sont des seuils « critiques » à la fois au sens où ils sont périlleux, mais aussi où ils nécessitent une véritable analyse, un travail d’étude et de compréhension d’une situation à surmonter, une nouvelle quête de sens. Le moment de la crise — le moment critique — est donc le moment de la critique. Toute crise augure une crise de sens.

Les mots ont du pouvoir. Celui-là plus que d’autres. C’est pourquoi l’emploi moyenâgeux du mot crise est une manipulation à combattre comme toutes les superstitions qui maintiennent l’humanité dans l’ignorance, la soumission et la résignation. Il ne s’agit pas de dire que la crise n’existe pas, mais qu’elle n’a pas la signification qu’on lui donne. Ne pas se laisser pétrifier dans le chant des sirènes médiatiques, mais chercher les causes profondes de cette crise dans l’échec lamentable de nos modes de vie et de nos organisations politiques, économiques et sociales qui sont à transformer au plus vite.

Yannis Youlountas, réalisateur du film Ne vivons plus comme des esclaves

(texte publié dans la revue Les Z’indigné(e)s)