Démocratie

Ce que les Haïtiens attendent des élections

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par Rédaction

Des élections présidentielles et législatives auront lieu en Haïti le 28 novembre. Et ce, malgré la profonde instabilité que connaît le pays depuis le tremblement de terre. La reconstruction a peu avancé depuis neuf mois. Une épidémie de choléra progresse. Les incidents se multiplient. Plusieurs candidats demandent le report du scrutin, et des citoyens appellent au boycott. Quel regard les Haïtiens portent-ils sur la situation de leur pays à la veille de ces élections ? Le site américain Truthout a recueilli leurs témoignages.

Photo : Collectif Haïti

Nous avons demandé à des Haïtiens de différents horizons ce qu’ils pensent des élections du 28 novembre, ce qu’ils veulent ou attendent d’un nouveau gouvernement. Voici quelques unes de leurs réponses.

« Mobiliser pour le boycott des élections »

Suze Jean est enseignante en école primaire et étudiante en électronique. Elle se décrit comme révolutionnaire. Elle est élue du comité de gestion de son camp pour personnes déplacées, situé sur le terrain d’une église évangélique. Suze a été expulsée, sa tente et ses biens ont été détruits par le fils du pasteur après qu’elle ait publié avec d’autres un communiqué de presse sur les conditions de vie dans le camp, en septembre. Elle vit maintenant dans la rue, elle est enceinte de huit mois.

« Je vois les élections du 28 novembre comme une injustice faite aux populations victimes du tremblement de terre du 12 janvier. Cet argent [de la campagne électorale] pourrait être utilisé pour aider les gens qui sont en difficulté.

Et tous ces candidats... nous avons vécu sous des bâches pendant neuf mois, et nous n’avons pas vu une seule de ces personnes faire quelque chose pour nous. Ils sont sourds, ils n’entendent rien. Nous voulons que les expulsions forcées s’arrêtent. Nous ne pouvons plus les supporter.

Dix camps, dans le quartier de Carrefour, se sont réunis pour se mobiliser contre les élections. Nous allons résister. Nous ne participerons pas aux élections tant que nous vivons sous des bâches, sous la pluie et dans la boue, tant qu’ils nous jettent hors des camps. Nous allons manifester, faire des sit-in, tout ce que nous pouvons pour ne pas participer aux élections. Nous encouragerons les autres comités de camp à ne pas participer. Nous n’utiliserons pas la violence pour empêcher les gens, mais nous essayons de les mobiliser pour le boycott.

Nous participerons aux élections seulement lorsqu’ils répondront à nos demandes, quand ils aborderont les problèmes des personnes vivant dans les camps et qui se font expulser, quand ils arrêteront de forcer les gens à travailler comme soi-disant « bénévoles » dans les camps, quand ils arrêteront de forcer les femmes à coucher avec les hommes qui contrôlent [la distribution de] l’aide humanitaire pour y avoir accès.

L’alternative positive que nous voulons, c’est un candidat sensible à nos besoins, ayant une vision claire de la façon de s’occuper de nos problèmes, et qui pourrait créer un gouvernement tourné vers le peuple. Quelqu’un qui ferait part de nos besoins à la communauté internationale. Nous avons besoin de quelqu’un qui connaisse nos souffrances, et qui a la maturité et l’honnêteté pour gouverner le pays. Nous avons besoin de quelqu’un qui soit du même niveau que le peuple. »

« Que nos voix comptent »

Louisiane Nazaire se définit elle-même comme paysanne. Elle est membre d’un groupe local de paysans de Grande-Anse et coordinatrice de la Commission nationale des femmes paysannes.

« Nous n’avons pas confiance dans ces élections, dans le pouvoir ni dans le conseil électoral. Mais nous avons pris conscience que ces élections auront lieu quoi qu’il en soit. Nous avons donc décidé de participer, pour que nous, paysans, ne restions pas dans la situation où nous sommes aujourd’hui. C’est pourquoi la commission nationale des femmes paysannes (KONAFAP), le Mouvement national des paysans du congrès de Papaye (MPNKP), et le Réseau national haïtien pour la souveraineté alimentaire et la sécurité alimentaire (RENHASSA) présentent des candidats locaux dans de nombreux endroits, des paysans qui vont porter nos voix et nos intérêts. Cela peut nous aider à avoir un pouvoir qui représente vraiment les paysans et toute la population.

Actuellement nous, les paysans et femmes pauvres, sommes traités de façon terrible par la société. En particulier les femmes : en tant que citoyennes, nous voulons que nos droits, nos voix, et les lois soient respectées. Nous ne devrions pas être traitées différemment des hommes, quelle que soit notre classe sociale.

Une chose que nous voulons d’un nouveau gouvernement : que le budget national reflète les intérêts des paysans et de l’agriculture. Nous avons aussi besoin de crédits. Le pays dépend de nous, les paysans, mais il ne nous donne rien. Si les agriculteurs ne travaillaient pas pendant un mois, la nation toute entière périrait. Pourtant, le [pourcentage du] budget alloué aux paysans et à l’agriculture était seulement de 3%, pendant des années, et après de nombreuses mobilisations, il est monté à 4%.

Nous revendiquons notre droit de vote, nous participons pour nous assurer que notre vote a une valeur. Si nous constatons que nos voix ne sont pas comptées, nous descendrons dans la rue et demanderons une nouvelle élection ou l’annulation de celle-ci. »

« Une élection, pas une sélection ! »

Jocie Philistin est défenseur des droits de l’Homme. Elle coordonne un réseau d’organisations de femmes, pour le Bureau des avocats internationaux de Port-au-Prince.

« Une fois que nous avons le candidat dont nous avons besoin – quelqu’un qui peut entendre et s’occuper des droits du peuple – vous verrez, la majorité des gens le ou la soutiendront pour les élections. Comme en 1990, quand tout le peuple haïtien a décidé qu’il soutenait un candidat [Jean-Bertrand Aristide]. Ils [67 % de l’électorat] ont voté pour lui. Naturellement, les gens devraient s’assurer que leurs demandes sont satisfaites et mises en œuvre une fois le candidat élu.

Ce que je vois avec ces élections, c’est que le parti Unité [le parti du président Préval] cherche juste à faire valider une sélection déjà faite. Ils ont déjà volé la présidence et le Parlement. La sélection, ce n’est pas une élection.

Je sais que la communauté internationale joue toujours un rôle important dans les élections. Si elle se contente de préserver cette sélection, les gens vont simplement rester comme ils sont actuellement, dans leurs camps et dans leur insécurité. Un seul mot : bloquer toute sélection. »

« Un candidat avec un programme pour l’éducation »

Wilner Jean-Charles était étudiant en marketing jusqu’à ce que les bouleversements politiques de 2004 le forcent à quitter l’école. Wilner sert désormais de guide et de chauffeur pour les groupes touristiques.

« Je ne suis pas engagé politiquement. Mais je crois que si quelqu’un avait un très bon programme à long terme pour la jeunesse, nous pourrions avoir un développement réel. Si ce candidat a un programme d’éducation pour que tous les enfants de la rue aillent à l’école, leur donne l’accès à une bonne éducation universitaire, et développe de bons emplois pour ces enfants une fois qu’ils sortent de l’école, on pourrait construire des citoyens différents. Projetez-vous dans 50 ans et imaginez le genre de personnes que ces enfants pourraient être.

Quel candidat je soutiens ? Je n’ai pas pris le temps de lire et voir si l’un des candidats a un programme pour l’éducation en Haïti. Mais si j’en trouve un, et si cette personne a un minimum de crédibilité, je voterai pour lui. »

« Que les gens soient partie prenante du processus de changement »

Josette Pérard est directrice de Fon Lanbi Haïti, l’homologue haïtien du Fonds Lambi. Travailleuse sociale, Josette s’occupe d’un programme qui vise à former, soutenir et trouver des crédits pour les organisations de femmes et de petits agriculteurs dans les zones rurales.

« Il n’y a pas si longtemps, un petit groupe de personnes utilisait le français comme moyen pour isoler tout le monde. Les gens ne pouvaient participer à rien s’ils ne parlaient pas français. Ils ne pouvaient même pas comprendre ce qui se disait à la radio. Aujourd’hui, tout le monde dit ce qu’il pense, les gens veulent participer, entrer dans le débat. C’est un changement.

Les gens devront être partie prenante de tout changement de la situation. Sinon, ça ne marchera pas. Mais pour cela, ils [le président et le gouvernement] devront faire confiance aux gens. J’entends des candidats qui ouvrent la bouche pour parler « du peuple ». Ils parlent de ce qu’ils vont faire pour les gens, mais jamais de ce qu’ils vont faire avec eux. De belles visions et de beaux discours du président ne sont pas suffisants. La seule façon pour nous d’avoir un changement, c’est que les gens soient partie prenante du processus. »

Les candidats ? « Un groupe de personnes qui nous ont toujours exploités »

Ludovic Cherustal est un jeune technicien en base de données, travaillant pour une ONG d’aide humanitaire canadienne. Il espère un emploi plus stable pour pouvoir fonder une famille.

« Les gens seraient intéressés par les élections, s’ils pensaient que les résultats auraient un impact sur leurs besoins. Mais les candidats sont tous gwo manjè, de « gros mangeurs », appartenant au même groupe de personnes qui nous ont toujours exploités. La plupart d’entre eux « ont été le système », ils en tirent profit, depuis longtemps. Ils ne vont rien faire pour nous, les petites gens pauvres. »

« Sans changement des consciences, Haïti restera fragile comme un cristal »

Alina « Tibebe » Cajuste était esclave quand elle était enfant. Elle est aujourd’hui militante pour les Droits de l’enfant et poète. Son rêve est de s’instruire, et de voir la fin de l’esclavage des enfants.

« J’ai perdu ma carte d’électeur dans le tremblement de terre [quand ma maison a été détruite]. Et c’est très difficile d’en obtenir une nouvelle. Je dois voter, mais je ne sais pas comment je vais faire.

Un nouveau président peut arriver au pouvoir et Haïti peut rester toujours la même, surtout si tout ce que voit ce nouveau président, ce sont ses poches et non le peuple. Si un nouveau président ne nous donne pas des écoles primaires, des écoles professionnelles et du travail dans les campagnes, ce sera comme se laver les mains et les sécher dans la boue.

Si nous n’avons pas un changement des consciences, nous pourrons avoir toutes les élections possibles, mais Haïti restera fragile comme un cristal. »

Publié par Truthout, sous le titre Beyond Wyclef : What Haitians Want From Elections, le 20 novembre 2010. Auteur : Beverly Bell. Traduction : Agnès Rousseaux / Basta!