Pantouflage [1/3]

Ces énarques chargés de piloter la politique économique de la France qui préfèrent « pantoufler » dans les banques

Pantouflage [1/3]

par Agnès Rousseaux

Ils forment « l’élite » de la haute fonction publique : les Inspecteurs des finances, sortis parmi les premiers de l’ENA, se destinent à une carrière au sein du ministère des Finances, à piloter la politique économique de la France. Sauf que… plus d’un tiers d’entre eux travaillent ou ont travaillé pour le secteur bancaire ! Leur plan de carrière préféré : des allers-retours entre Bercy et le secteur financier, en passant par les cabinets ministériels. Avec à la clé, de nombreux conflits d’intérêts potentiels. Pour mieux cerner cette réalité, nous avons retracé les parcours des 333 inspecteurs des finances des 40 dernières promotions. Petite plongée interactive dans ce corps d’État dont est issu Emmanuel Macron.

Emmanuel Macron a promis dans sa croisade pour la « moralisation de la vie publique » de lutter contre les conflits d’intérêts. Au sein de la haute fonction publique, un groupe incarne la difficulté à dresser des barrières étanches entre secteur public et privé : l’Inspection générale des finances (IGF). Ce grand corps de l’État recrute les énarques les mieux classés à leur sortie de l’école – comme Emmanuel Macron –, promis aux plus hauts postes de l’administration, notamment au sein du ministère des Finances, à la direction du Budget ou à celle du Trésor. Ils sont plusieurs centaines en activité, mais tous ne travaillent pas pour l’État. Car une fois effectuées les quatre années obligatoires de la « tournée », ils quittent en masse le navire de Bercy, pour aller « pantoufler » dans le secteur privé. Leur destination de prédilection : le secteur bancaire. Celui-ci fait un pont d’or à ces brillants fonctionnaires au carnet d’adresses bien rempli. Difficile pour eux de résister à l’appel de la finance et à ses salaires mirobolants. Une situation qui peut créer de nombreux conflits d’intérêts.

Visualiser précisément ces allers-retours est pourtant très difficile, l’administration étant réticente à communiquer sur les parcours des inspecteurs des finances ou sur les postes actuellement occupés. Pour pallier ce manque, nous avons retracé le parcours des 333 inspecteurs et inspectrices issus des 40 dernières promotions (1976 à 2016), à partir de sources publiques – dictionnaires, annuaires, articles de presse, Journal officiel. Seuls 45 inspecteurs des finances et 38 inspecteurs généraux des finances (le grade supérieur) travaillent à l’heure actuelle à l’IGF. Les autres sont « détachés » dans des administrations publiques, « en mobilité » dans d’autres secteurs professionnels, ou démissionnaires, quand ils ont choisi de couper les ponts avec leur corps d’origine ou quand toutes les autres possibilités ont été épuisées.

Le résultat de nos recherches est édifiant : sur les 333 inspecteurs recensés, plus de 55% travaillent ou ont travaillé dans le secteur privé. Et 34% (soit 115 d’entre eux) sont passés par le secteur bancaire à un moment donné de leur carrière [1] ! Autre chiffre révélateur : pour beaucoup d’entre eux, le départ vers le secteur privé n’est pas définitif, puisque près de la moitié reviennent dans le secteur public après avoir travaillé dans le secteur privé. Nombreux sont ceux qui multiplient les allers-retours. Ils sont également plus de 130 à avoir fait un passage dans un cabinet ministériel ou à exercer un mandat politique [2].

L’infographie ci-dessous permet de visualiser l’ensemble de ces parcours (Cliquez sur l’image pour y accéder).
Chaque trait vertical correspond au parcours d’un inspecteur, à partir de son entrée à l’IGF. Chaque couleur correspond à un type d’activité. Par exemple, en rouge, le passage par le secteur « banques et assurances », en vert, une carrière dans l’administration ou les entreprises publiques. En survolant ces segments, on peut lire le nom de l’inspecteur et celui de son employeur sur la période concernée. Il est possible d’opérer un tri par type d’activité en cliquant sur la légende [3].

En quoi cette situation est-elle problématique ? On ne mord pas la main qui nous donnera à manger demain ! Est-il possible de participer sereinement, au sein de la direction du Budget ou du Trésor, à la rédaction des futures régulations du secteur financier, quand on sait que l’on ira ensuite travailler pour celui-ci ? Est-il possible de conseiller un ministre des Finances en toute impartialité quand on a travaillé juste avant pour le secteur bancaire ? Peut-on émettre un avis désintéressé sur un secteur où travaille une partie de ses anciens « camarades » ? La proximité – certains parlent de « consanguinité » ou de « capture intellectuelle » – engendrée par ces « revolving doors », ces allers-retours entre secteurs public et privé, est source de conflits d’intérêts. Ces inspecteurs se retrouvent en situation de pouvoir abuser de leur position pour leur intérêt propre et pour l’intérêt d’un ancien ou futur employeur. Une situation qui engendre des suspicions et contribue à miner le fonctionnement démocratique.

Hauts fonctionnaires devenus conseillers politiques et banquiers

Qui sont ces « pantouflards » de l’IGF ? On peut citer le cas emblématique de François Pérol : après un passage par des cabinets ministériels, cet inspecteur des finances devient associé-gérant de la banque Rothschild en 2005, avant d’être nommé secrétaire général adjoint de l’Élysée, en 2007. Sans transition, ce conseiller de Nicolas Sarkozy, en charge des affaires économiques, est promu en 2009 patron du groupe Banque populaire - Caisses d’épargne (BPCE). Si cette affaire a fait grand bruit, et a entrainé la démission de deux membres de la commission de déontologie ainsi qu’une plainte à l’encontre de François Pérol, d’autres parcours de pantouflage se font plus discrets. Comme ceux de Frédéric Oudéa, directeur de la Société générale, et de Pierre Mariani, ex-patron de Dexia, deux inspecteurs des finances devenus banquiers après avoir été conseillers de Nicolas Sarkozy. Parmi les inspecteurs des finances ayant exercé des responsabilités dans les banques ou assurances, on peut aussi citer Henri de Castries, ancien PDG d’Axa, Baudouin Prot et Michel Pébereau, anciens patrons de BNP, ou Xavier Musca, directeur du Trésor puis secrétaire général de l’Élysée, nommé quelques mois plus tard directeur général délégué du Crédit Agricole ! Et, bien entendu, l’inspecteur des finances Emmanuel Macron, ancien banquier d’affaires chez Rothschild devenu ministre puis élu Président de la République...

Autre cas flagrant de pantouflage problématique : l’inspectrice des finances Marie-Anne Barbat-Layani. Après avoir travaillé à la direction du Trésor (2002-2007), elle devient directrice générale adjointe du Crédit Agricole (2007-2010), puis sans transition encore, directrice adjointe au cabinet du Premier ministre François Fillon (2010-2012), pour lequel elle coordonne notamment les dossiers financiers et fiscaux ! Nommée Inspectrice générale des finances, elle revient ensuite dans le secteur bancaire, comme directrice générale de la Fédération bancaire française, le lobby des banques, et membre du conseil exécutif du Medef, à partir de 2014. Ils sont actuellement quatre inspecteurs des finances dans les cabinets ministériels de l’actuel gouvernement ou à l’Élysée [4], dont Gilles de Margerie, directeur de cabinet au ministère des Solidarités et de la Santé. Celui-ci était juste avant directeur général adjoint de la mutuelle Humanis, troisième groupe de protection sociale français (assurance santé, prévoyance et retraite complémentaire) – après avoir pantouflé au Crédit agricole et dans les banques d’affaires Lazard et Rothschild. Ce qui n’est pas sans poser question sur de potentiels conflits d’intérêts...

Des banquiers dans les instances de contrôle et de régulation de la finance

Plus grave encore : on retrouve certains de ces inspecteurs devenus banquiers à la tête des organismes de régulation financière. François Villeroy de Galhau, ex-directeur général délégué de BNP Paribas, est ainsi nommé en 2015 président de la Banque de France par François Hollande. Jean-Pierre Jouyet, directeur du Trésor de 2000 à 2004, prend la présidence de la banque Barclays-France en 2005, avant d’être nommé en 2008 président de l’Autorité des marchés financiers, le gendarme de la bourse ! Hubert Reynier, ancien dirigeant de BNP-Paribas de 1992 à 2000, occupe un poste à responsabilité au sein de l’Autorité des marchés financiers (AMF) jusqu’en 2009 [5], avant de partir travailler au Crédit agricole. Benoît de Juvigny, secrétaire général de l’AMF à partir de 2012, a longtemps travaillé au Crédit Lyonnais puis à la banque Hervet et pour le groupe HSBC.

Dans le sens inverse, des gendarmes de la finance qui deviennent banquiers, on peut noter le cas de François Mongin : conseiller du Premier ministre Alain Juppé (1995-1997), puis responsables des Douanes, il est secrétaire général de Tracfin – organisme de lutte contre le blanchiment et la fraude fiscale – de 2002 à 2007, date à laquelle il devient membre du comité exécutif d’HSBC France... banque impliquée dans l’affaire des Swissleaks et bien connue pour sa conduite exemplaire en matière d’évasion fiscale ! Il y prend la succession d’Alain Cadiou, lui aussi inspecteur des finances, ancien responsable de cellule fiscale du cabinet du ministre de l’Economie, qui, après onze années passées à la banque Hervet, était lui aussi devenu secrétaire général de Tracfin (2000-2002), avant de finir sa carrière deux ans plus tard à HSBC. Rien que pour l’IGF, la liste est longue... Et pose une question très simple : cette porosité entre haute administration, banques et instances chargées de leur contrôle est-elle saine ? Ou est-ce plutôt un signe de plus de ce « capitalisme de connivence » qui ronge notre démocratie ?

Le palmarès des banques championnes du pantouflage

Quelles sont les banques qui attirent ces inspecteurs des finances ? La palme d’or du pantouflage est détenue par BNP-Paribas. Viennent ensuite HSBC, la Société générale, le Crédit agricole et le groupe Banque Populaire - Caisse d’épargne (BPCE). Selon nos calculs, sur les 115 inspecteurs passés par le secteur bancaire, ils sont plus d’une quinzaine à avoir fait un petit (ou grand) tour à BNP. Les quatre plus grandes banques françaises – BNP, Société générale, Crédit agricole et BPCE – ont débauché au total une cinquantaine d’inspecteurs des finances. Les banques d’affaires ne sont pas en reste : ils sont plus d’une dizaine à avoir été recrutés par les banques Lazard et Rothschild [6].

Agnès Rousseaux

Lire la suite de notre enquête :

 Inspecteurs des finances : une caste « d’élite » qui a pour mission principale de réduire les dépenses publiques
 Être banquier et haut-fonctionnaire : peut-on éviter les conflits d’intérêts au sommet de l’État ?

Collecte des données : Thomas Clerget, Hélène Février, Bénédicte Weiss
Coordination : Agnès Rousseaux
Visualisation et traitement statistique : Philippe Rivière / Visionscarto

Dessin : ©Rodho
Photo : « Banquiers », Zurich (Suisse) / CC Thomas8047

 Cette enquête a été réalisée en collaboration avec la rédaction du mensuel Alternatives économiques dans le cadre d’un projet commun de développement du journalisme d’investigation économique et social, soutenu par la Fondation Charles Leopold Mayer.

Notes

[1Ce chiffre prend en compte les passages par le secteur bancaire postérieurs à leur intégration dans le corps de l’IGF. Il ne prend pas en compte le fait que certains inspecteurs recrutés en milieu de carrière par le « tour extérieur » peuvent avoir fait un passage par le secteur bancaire avant leur intégration au sein de l’IGF – ce qui est plus rare car ce mode de recrutement privilégie les fonctionnaires ayant une carrière administrative significative.

[2130 sont passés par un cabinet ministériel ou un cabinet politique (mairie de Paris, secrétariat de l’Élysée,...), 16 ont exercé des mandats politiques, certains ont cumulé ces deux types d’expériences.

[3Méthodologie  : pour chaque inspecteur des finances, nous avons renseigné la date d’entrée dans le corps de l’inspection générale des finances, et pour chaque période de leur carrière professionnelle, le secteur d’activité, l’employeur, le poste occupé, la date d’entrée et de sortie dans chaque poste, ainsi que les sources de ces données, pour pouvoir extraire des données significatives. Seules une partie de ces données figurent sur notre infographie.
Figurent sur cette infographie les inspecteurs entrés à l’Inspection générale des Finances entre 1976 et 2016, à l’issue de leur scolarité à l’ENA, ceux recrutés par le « Tour extérieur » et ceux arrivés en « Service extraordinaire », quel que soit leur statut actuel – membres de l’IGF, en mobilité, détachés, démissionnaires. Ne figurent pas ici les fonctionnaires accueillis au sein de l’IGF pour une durée provisoire – deux ans en moyenne – et qui retournent dans leur corps d’origine à l’issue de cette période. Ces derniers ne sont pas considérés comme faisant partie du corps de l’IGF.
Quelques erreurs ou coquilles peuvent être présentes, cet outil a vocation à être amélioré et complété au fil du temps.

[4Gilles de Margerie, directeur de cabinet du ministère des solidarités et de la santé, Jérôme Fournel, directeur de cabinet du ministère de l’action et des comptes publics, Justine Coutard, directrice adjointe du cabinet du ministère de l’action et des comptes publics, Claudia Ferrazzi, conseillère culture d’Emmanuel Macron.

[5Secrétaire général adjoint en charge de la Direction de la Régulation et des Affaires Internationales

[6Sur les 115 inspecteurs recensés qui travaillent ou ont travaillé dans le secteurs bancaire, sont passés par ces banques ou leurs filiales, au minimum le nombre suivant : BNP-Paribas (16), HSBC (12), Société générale (11), Banque Populaire - Caisse d’épargne (11), Crédit agricole (11), Banque Lazard (6), Banque Rothschild (4). Il est parfois difficile de repérer ces passages, notamment lorsqu’ils se font dans des filiales lointaines ou exotiques. Les quatre grandes banques françaises ont recruté plus d’une cinquantaine de fois des inspecteurs des finances de ces promotions. Le résultat total est à prendre avec précaution car il est possible que quelques uns d’entre eux aient travaillé pour plusieurs de ces banques et soient donc comptabilisés plusieurs fois