Ces travailleurs du déchet enchaînent 90 contrats précaires pour Sepur

par Adèle Cailleteau

Spécialisée dans la collecte de déchets, la société Sepur est accusée de recourir illégalement au travail intérimaire, alors que 250 collectivités font appel à ses services. Attachée à sa réputation, l’entreprise a engagé des procédures-bâillons.

Il a été équipier de collecte – celles et ceux qui se tiennent à l’arrière des camions-bennes pour ramasser les poubelles – puis chauffeur. En un an et demi, il a enchaîné 56 contrats de travail pour collecter les déchets de la communauté de communes du Val d’Amboise (Indre-et-Loire).

Car D. J. n’a jamais été embauché en CDI, mais toujours employé comme intérimaire, entre mars 2022 et novembre 2023 au sein d’une société de collecte, de gestion et de tri des déchets, Sepur. Une entreprise qui figure pourtant parmi les leaders du secteur, avec plus d’un millier de communes et plusieurs millions d’habitants desservis, et qui revendique « sa responsabilité sociale forte ».

Après des débuts chaotiques, où il doit rappeler à son employeur qu’il doit être payé, D. J. se rend progressivement compte qu’il ne perçoit pas les primes que touchent les salariés en CDI : versement du 13e mois, prime quand on est seul à l’arrière du camion, compensation pour le temps d’habillage et de déshabillage avant et après la prise de service, ainsi qu’un bonus « qualité sécurité » quand il n’y a aucune casse sur la tournée. Constater que toutes ces primes lui passaient sous le nez pendant des mois l’a fait « sortir du bois », explique-t-il, alors que son contrat n’est pas renouvelé. Il se décide à attaquer Sepur aux prud’hommes.

Après plusieurs mois de procédure, en décembre 2024, le conseil des prud’hommes de Bobigny (Seine-Saint-Denis) rend sa décision. Les dizaines de contrats de travail qu’a cumulés D. J. sont requalifiés en CDI. Son licenciement est jugé sans cause réelle ni sérieuse. Les conseillers prud’homaux ordonnent ainsi à Sepur de verser au total plus de 20 000 euros à l’ancien chauffeur (l’entreprise pourrait faire appel de cette décision).

Il n’est pas le seul dans cette situation. Dans le sud de l’Île-de-France, Karim* a battu D. J. en nombre de contrats de travail, avec une succession de 92 contrats d’intérim pour la société Sepur de 2018 à 2022 ! Lui aussi s’est rendu compte qu’il ne touchait pas la prime « qualité sécurité », contrairement à ses collègues en CDI. Lui aussi a décidé de poursuivre la société Sepur aux prud’hommes.

« Ils m’auraient versé les 80 euros par mois, je n’aurais pas fait les démarches », assure-t-il aujourd’hui. Alors qu’il entame des démarches pour percevoir ses primes, son contrat n’est pas renouvelé. En septembre 2024, les conseillers prud’homaux de Longjumeau (Essonne) ont requalifié les 92 contrats d’intérim de Karim en un unique CDI, ont considéré que le licenciement était sans cause réelle ni sérieuse et ont condamné la société à lui verser plus de 21 000 euros.

Lors des audiences aux prud’hommes, Sepur a tendance à reconnaître l’irrégularité des CDD à répétition : sa stratégie de défense consiste à minimiser les indemnités à verser à l’intérimaire et à éviter le signalement au procureur de la République.

40 % des travailleurs sont des intérimaires

« Ils me barbotaient de partout et je ne m’en rendais même pas compte », explique encore un troisième intérimaire qui a travaillé sur un autre site de Sepur, en région parisienne, pendant plusieurs années. Lui aussi a entamé des démarches contre la société Sepur quand il a compris qu’il n’aurait jamais l’emploi fixe promis. « J’ai tellement espéré un CDI… S’ils me l’avaient proposé, j’aurais accepté », continue-t-il.

Au total, au moins quatorze décisions prud’homales ou de cours d’appel ont requalifié des contrats d’intérim en CDI, auxquelles s’ajoute une poignée d’accords amiables passés entre la société et d’anciens intérimaires fatigués par les longues démarches judiciaires, ou ne pouvant attendre plusieurs années pour toucher les primes non versées. Soit 2 000 contrats de travail en tout, pour une petite vingtaine de personnes.

Le nombre de procédures pourrait encore augmenter, compte tenu du nombre d’intérimaires chez Sepur. D’après des documents émanent du comité social et économique (CSE) de l’entreprise en 2022 et 2023, autour de 40 % des effectifs (environ 2 500 équivalents temps plein) étaient des travailleurs intérimaires. Le code du travail interdit le recours à des travailleurs temporaires – plus vulnérables en raison de la précarité de leur statut – dans le cadre de « l’activité normale et permanente de l’entreprise utilisatrice ».

L’abus de contrat d’intérim est un délit pouvant être sanctionné par une amende de 3 750 euros et six mois d’emprisonnement, 7 500 euros en cas de récidive, comme le rappelle le défenseur syndical de la CGT Richard Bloch. Il accompagne des salariés aux prud’hommes et totalise à lui seul une bonne douzaine de dossiers d’intérimaires de Sepur (dont deux audiences se tiendront dans les mois qui viennent à Bobigny).

Le syndicaliste fait tout pour que ces amendes soient appliquées, en plus des indemnités à verser aux salariés : « Si la justice appliquait la loi, le risque financier pour Sepur serait nettement plus élevé et remettrait en cause un modèle économique basé sur la précarité, insiste-t-il. Le manque de réaction du parquet encourage la délinquance sociale bien moins réprimée que les autres formes de délinquance. »

Un business de marchés publics

Autre grief partagé par les anciens intérimaires de chez Sepur sur différents sites : le mauvais état des équipements mis à leur disposition, camions-bennes de tournée compris. « Les véhicules qu’on utilisait chez Sepur, c’était de la m... », déplore simplement un ancien éboueur. « Certains camions n’avaient parfois pas de rétro, ni de feux ou de caméra de recul… Quand vous êtes sur des routes de campagne, c’est dangereux », détaille D. J.. Tous les autres anciens travailleurs de chez Sepur interrogés – cinq au total, répartis sur différents sites en France – confirment la vétusté d’une partie de la flotte de véhicules mis à leur disposition.

Des témoignages qui contrastent avec la communication de la société, qui assure « investir massivement dans la sécurité routière ». Ils sont aussi unanimes sur le manque d’équipement de protection individuelle – gants, chaussures de sécurité, vêtements de travail. Interrogée sur ces différents sujets, la société n’a pas donné suite à nos demandes.

Thomas Portes, député (LFI) de Seine-Saint-Denis, s’est emparé du sujet et a adressé fin novembre 2024 une question au gouvernement pour attirer l’attention du ministre de la Justice sur les pratiques de cette société en matière de travail temporaire. « On est sur un modèle d’exploitation des salariés avec une maximisation des contrats précaires pour faire des gains de productivité et gagner des appels d’offres », dénonce le député auprès de Basta!.

Une stratégie payante, puisque Sepur, dont l’actionnaire majoritaire est un fonds d’investissement basé au Luxembourg, revendique son statut d’entreprise leader dans le domaine de la collecte des déchets en Île-de-France et continue de gagner des marchés. Un point commun à chaque fois : son business dépend de l’argent public, puisque la société est payée par quelque 250 collectivités territoriales pour ramasser les déchets de 10 millions d’habitants.

Procédure contre des journalistes et l’inspection du travail

« Sepur a sous-évalué le contrat pour remporter le marché [du ramassage d’ordures]. Et pour faire des économies, ils ont utilisé des camions-bennes en fin de course et fait varier la masse salariale avec des intérimaires », accuse un ancien élu de la communauté de communes du Val d’Amboise. La question du prix est évidemment un critère essentiel lorsqu’une collectivité attribue un marché public, d’autant plus quand les élus veulent éviter d’augmenté les impôts. L’attention à d’autres critères, comme la politique sociale d’une entreprise, passe donc à la trappe.

Dans le Val d’Amboise, Sepur était en charge du ramassage des ordures entre janvier 2022 et novembre 2023. Le contrat a été rompu six ans avant son terme, après que la communauté de communes a imposé des sanctions financières à l’opérateur qui ne remplissait pas certaines de ses missions (ramassage non effectué ou pesée des déchets manquante, par exemple). Dans La Nouvelle République, le PDG de Sepur, Youri Ivanov, justifie autrement la fin prématurée du contrat : le marché lui faisait perdre de l’argent à cause des longues distances à parcourir sur ce territoire rural, d’autant plus avec l’augmentation du prix de l’essence et de l’énergie liée au contexte géopolitique.

Youri Ivanov est un patron qui parle cash, et qui n’hésite pas à aller en justice : en 2021, Sepur porte plainte en diffamation contre plusieurs médias (France Inter, L’Humanité, Le Monde) après la publication d’articles révélant des pratiques d’embauche et d’extorsion de travailleurs sans-papiers. Une « procédure-bâillon », ont dénoncé des sociétés de journalistes, qui s’est terminée par la relaxe des prévenus.

Plus inédit, l’entreprise Sepur avait porté plainte en 2017 pour tentative de chantage contre une inspectrice du travail et sa hiérarchie. Cette dernière n’avait fait que son travail : rappeler qu’il était puni par la loi de ne pas réintégrer un représentant du personnel dont l’autorisation de licenciement avait été refusée. Dans cette affaire, les agents de l’inspection du travail ont été relaxés et la société Sepur ainsi que son dirigeant, condamnés à payer des amendes pour procédure abusive (15 000 et 10 000 euros), puis une nouvelle fois condamnés pour dénonciation calomnieuse dans un second procès.

Licencié pour inaptitude après 20 ans d’ancienneté : 64 euros d’indemnités

Malgré l’accumulation des jugements à l’encontre de la société Sepur, le parquet de Versailles (juridiction dont dépend son siège social) ne fait pour l’instant pas grand-chose, si ce n’est superviser une enquête de l’inspection du travail sur la société, initiée en 2021 et toujours en cours. Richard Bloch, lui, est loin d’en avoir fini. En plus des dossiers d’intérimaires, le syndicaliste en a quelques autres qui arrivent aux prud’hommes, et concernent cette fois d’anciens salariés en CDI. Parmi eux, un sexagénaire licencié pour inaptitude au travail après plus de 20 ans d’ancienneté et qui n’a touché que 64 euros d’indemnités.

Ou encore, un ancien salarié qui n’aurait pas été intégralement payé, « parce que Sepur ne décompte pas le temps de travail des salariés et c’est intentionnel », accuse Richard Bloch. En plus de faire reconnaître les torts de l’entreprise devant les prud’hommes, le syndicaliste a fait un signalement au parquet de Versailles et demande inlassablement aux conseillers prud’homaux de faire de même.

« Il faut un casier judiciaire pour les entreprises qui arnaquent les salariés », écrivait-il il y a déjà plus de dix ans. Il en est aujourd’hui plus convaincu que jamais.

Suivi

Contacté par courriels, le service de presse de Sepur ne nous a pas répondu à ce jour.