Ces villages de néoruraux qui résistent à l’extrême droite et relancent la vie locale

par Rozenn Le Carboulec, Valentina Camu

Les communes de Celles et de Villeneuvette, dans l’Hérault, ont pour point commun de n’avoir qu’un seul électeur du Rassemblement national. Un vote à rebours de celui de la circonscription, qui a réélu la députée RN sortante le 7 juillet. Reportage.

Chez Vincent, les planches à voile sont de sortie pour aller naviguer sur les vagues aux reflets ocres. Comme les terres alentours bordant le grand lac du Salagou. Ici à Celles, dans l’Hérault, une seule personne a donné sa voix au Rassemblement national (RN) au premier comme au second tour des élections législatives.

Vue de Celles depuis les hauteurs : un minuscule village aux couleurs ocre au bord d'un lac.
Le village de Celles a été exproprié lors de la mise en eau du barrage du Salagou, à la fin des années 1960. L’ensemble des habitations a été acquis par le département de l’Hérault. À la fin des années 1980, un plan de réhabilitation a permis le renouveau d’une vie de village.
©Valentina Camu

Ce village de moins d’une trentaine d’habitants est abonné aux 96% - correspondant au taux de participation ainsi qu’à la part des voix données à Aurélien Manenc, candidat du Parti socialiste pour le Nouveau Front populaire (NFP). Dans la circonscription, celui-ci a pourtant été battu par la députée sortante du RN, Stéphanie Galzy. Aux dernières élections européennes, la toute petite commune était par ailleurs la seule du département à avoir placé l’écologiste Marie Toussaint en première place. Avec toujours une seule voix pour le RN. Comme lors de la présidentielle de 2022. 

Une affiche du RN déchirée.
À Villeneuvette, village de 70 habitants.
©Valentina Camu

L’explication tient aux particularités du village, et au profil de ses habitants, tous néo-ruraux. « Enfin, néo… on est ici depuis 15 ans quand même ! », nuance Vincent. En 2008, ce natif de Normandie et sa compagne, Céline, ont quitté Paris pour Octon, à cinq kilomètres d’ici, avant de prendre part au projet de réhabilitation de Celles. Ce projet qui aurait été, selon eux, mal résumé par les médias - ce qui nous vaut un accueil plutôt méfiant et froid. Il faut dire que la particularité du lieu charrie son lot de tensions.

Village abandonné

Menacé d’être englouti par l’aménagement d’une réserve d’eau, le bas du village, bordant le lac, a été totalement vidé en 1969, et ses habitants expropriés. « Ils ont déplacé leurs morts, ont refait leur vie ailleurs, et tout ça pour rien », relate Vincent, pour qui il est important de « garder cette mémoire ». L’eau s’est finalement arrêtée aux portes du bourg, abandonné contre leur gré par des familles qui en resteront, pour beaucoup, traumatisées. À l’issue d’un combat de plus d’une vingtaine d’années, Joëlle Goudal, dont la famille a elle-même été expropriée, et qui a succédé à son père à la tête de la mairie en 1995, a réussi à faire revivre le village. 

Un homme l'air soucieux assis à une table devant une porte bleue.
Vincent, architecte, à Celles. Avec son épouse, infirmière, ils ont rénové une maison de la commune pour s’y installer.
©Valentina Camu

Grâce à ce projet de réhabilitation, Celles a accueilli de nouveaux habitants en 2019. Après trois ans de travaux, Vincent et Céline ont pu y emménager en 2023, sur la base d’un contrat précis. Pour éviter la spéculation foncière et ne pas faire de Celles un village touristique, les habitants s’y installent via un prêt à usage. Soit un droit d’occuper le lieu gratuitement en échange de sa réhabilitation, de l’obligation d’en faire sa résidence principale et d’y installer une activité économique, hors local commercial.

Tandis que Céline travaille en tant qu’infirmière à Lodève, un peu plus au nord, le rez-de-chaussée de leur maison fait aujourd’hui office de bureau pour Vincent, architecte. Une partie des autres habitations sera par ailleurs destinée au logement social, pour répondre aux objectifs de mixité de la commune. Tout un programme.

Un peu plus bas, Mareike s’apprête à aller livrer son pain à Lodève. Habitante du coin depuis une quinzaine d’années, elle avait d’abord fait l’acquisition d’une maison dans le hameau du Mas Audran, au-dessus du lac. « C’est bien, on préfère vendre à vous qu’à des étrangers ! », lui avait rétorqué la famille du village à qui elle achetait. « Ça en dit long sur leur définition des étrangers », commente cette Allemande au français parfait, qui s’apprête désormais à emménager à Celles.

Une jeune femme devant sa porte.
Mareicke, d’origine allemande est installée dans la région depuis plusieurs années. Elle est boulangère et a son atelier de travail à Celles. Elle a rénové une maison, à côté de celle de Vincent et Céline, où elle prévoit de s’installer très prochainement.
©Valentina Camu

Perrine, une amie comédienne originaire de la région, résume la situation : « Ce sont massivement des nouveaux arrivés qui s’installent dans l’arrière pays. Il y a très peu de gens qui sont originaires du coin ici », observe-t-elle en buvant son café. Ces nouvelles arrivées permettent la rénovation de villages à l’abandon. Mais le phénomène peut aussi creuser les fractures sociales, géographiques, et politiques.

« Que des hippies »

« C’est chez nous ici », lancent régulièrement des locaux qui viennent se garer aux abords des Vailhés, le hameau nord de Celles, malgré les interdictions de stationnement affichées. « Les anciens habitants l’ont mauvaise sur la façon dont ça s’est passé. Ils disent qu’ils ont été spoliés, que c’était inhumain », rapporte Colain, qui vit ici avec ses frères et sa mère, Aline, qui y tenait une exploitation agricole avec son mari jusqu’en 2015.

Installée aux Vailhés depuis 1992, la famille a participé à repeupler ce hameau abandonné par les paysans à la construction du barrage. Colain, qui est né ici, n’a voté qu’une fois depuis sa majorité. À 27 ans aujourd’hui, il a fait une exception pour mettre deux bulletins NFP dans l’urne aux dernières législatives.

Des graffitis sur le bord d'une route encouragent à voter pour le Nouveau Front populaire.
Sur la route entre Hérépian et Celles, dans l’entre-deux-tours, des graffitis encouragent à voter pour le Nouveau Front populaire.
©Valentina Camu

Serveur dans un bar, il raconte avoir été marqué par la venue d’une bande d’Octon, un jour : « Les gars ont dit : sers-nous à boire, on est du coin. Ils le répétaient dans chaque phrase. » L’écoutant en buvant son thé, sa mère commente : « Pour avoir été agricultrice, je sais qu’il y a un rapport à la défense du territoire qui est ancré. Mais paradoxalement, ce sont des gens qui sont venus de l’extérieur qui ont permis de reprendre une dynamique sociale et économique. Pour ceux qui sont partis, c’est trop violent de revenir, ça remue le couteau dans la plaie. »

Des tables et chaises installées sous les arbres dans un village.
À Villeneuvette, le 2 juillet 2024.
©Valentina Camu

Son fils, en pleine installation d’une toile d’ombrage sur la terrasse, évoque l’électeur RN du village, connu de tous : « C’est le seul à prendre tous les bulletins quand il vote ! », s’amuse Colain. Avant de résumer : « Ici il n’y a clairement que des hippies. Un peu comme à Villeneuvette, qui a été réinvestie. » 

90% de participation

À une vingtaine de kilomètres au sud-est du lac du Salagou, Villeneuvette est un ancien village-usine qui abritait une des plus importantes manufactures textiles de la région. Il comptait près de 400 habitants au 19ème siècle, avant de voir sa démographie chuter, et le site presque laissé à l’abandon lorsque la manufacture a cessé toute activité dans les années 1970.

Un jeune homme souriant et une femme assis à une table sur une terrasse.
Dans le hameau de Vailhés, qui fait partie de la commune de Celles. Colain et sa mère Aline, qui est arrivée ici il y a 30 ans, sont encore considérés comme néoruraux.
©Valentina Camu

« Le village a été réhabilité principalement par des Parisiens », relate Arnaud, gérant de la buvette saisonnière, lui-même venu de la capitale pour s’installer ici il y a une quinzaine d’années. Au milieu du 20ème siècle, le dernier patron manufacturier a morcelé les bâtiments pour les vendre en lots. C’est comme ça que Nicole est arrivée il y a 55 ans d’Île-de-France, sa vie sous le bras.

Une femme âgée dans un jardin
Nicole est la doyenne de Villeneuvette. Elle habite le village depuis 1968, elle a assisté à la réhabilitation de l’ancienne manufacture.
©Valentina Camu

« C’est mon frère, Bernard, qui a découvert Villeneuvette et nous a dit : mais ce n’est pas possible de laisser un village abandonné comme ça ! Il n’y avait plus qu’une seule famille en 1968 », raconte cette habitante de 90 ans depuis le canapé de sa belle maison réhabilitée, donnant sur la principale rue de la commune. Descendus à cinq couples de région parisienne, un potier, un antiquaire, ou encore un émailleur, ont peu à peu redonné vie aux vieilles pierres. 

Des images en noir et blanc sur un écran
Nicole regarde des images de l’ancienne manufacture au moment du début de la réhabilitation du village.
©Valentina Camu

Comptant désormais environ 70 habitants, Villeneuvette à soutenu le candidat du NFP à 78% au premier tour des législatives. Avec un taux de participation de 90%, la commune a eu, elle aussi a habituellement, comme aux Européennes, un unique vote RN. « C’est notre FN ! plaisante Nicole. Mais c’est quand même quelqu’un de sympathique. »

Nicole est bien consciente des particularités de ce village, où le NFP a remporté 100% des suffrages le 7 juillet. Avec deux votes blancs et trois nuls, mais sans aucune voix pour le RN, cette fois. Bien loin des scores aux alentours. « Quand on a vu les résultats dans la région, on s’est dit que ça ne s’arrangeait pas », regrette la nonagénaire. 

Un drapeau français est exposé à une fenêtre
À Hérépian, le 1er Juillet 2024.
©Valentina Camu

Un peu à l’ouest, la commune d’Hérépian, 1550 habitants, a placé Stéphanie Galzy, du RN, bien en tête aux deux tours (à 54% et près de 62% des voix). Cinq jeunes commerciaux réunis sur la place du village, qui font du porte-à-porte pour Free, n’en reviennent pas. « Mais non ! On va s’engueuler avec les clients ! », lance l’un d’eux. Tous et toutes sont de Montpellier. Ils et elles sont trois à avoir voté pour le NFP, deux autres n’ayant pas fait les démarches nécessaires à temps pour voter.

Nostalgique des années 1980

Léa, 21 ans, rapporte avoir été victime d’une agression raciste il y a quelques jours, dans un département voisin. Un homme blanc d’une soixantaine d’années serait parti chercher un bâton pour la frapper alors qu’elle travaillait. « Il m’a dit : rentre dans ton pays, tu vas voir quand Bardella va passer ! », décrit-elle, encore sous le choc. « Le racisme, je le vis tous les jours, mais je ne m’étais jamais pris un coup parce que je suis noire », confie-t-elle. 

Un groupe de jeunes adultes autour d'un banc sur une placette.
Sur la placette du village à Hérépian, un groupe de jeunes commerciaux venus de Montpellier faire du porte-à-porte.
©Valentina Camu
Un jeune homme assis et une jeune femme noire qui parle.
Léa 20 ans, travaille pour Free. Elle habite Montpellier, mais fait du porte-à-porte dans la région, ce jour-là à Hérépian. Elle a récemment subi une agression raciste, dans un autre département, de la part d’un homme qui l’a insultée et a voulu la frapper avec un bâton. Elle a porté plainte.
©Valentina Camu

Au bistrot du centre d’Hérépian, tout le monde se réjouit ouvertement des scores du RN. Sauf un, qui ne veut pas dire pour qui il a voté, car « c’est personnel ». Patrick ouvre le journal Le Midi libre et donne les résultats du premier tour d’une commune voisine, qui a aussi mis le RN en tête. L’habitant de Bédarieux, 66 ans, vote pour le RN depuis quatre ou cinq ans, « pour voir ». Il y aurait, selon lui, « trop de racailles, trop d’étrangers en France ». A Bédarieux aussi ? « Pas beaucoup, on n’est pas trop touchés », répond-il.

Un homme aux cheveux blancs, souriant, regarde l'objectif. Il est aussi devant un journal dans un bistrot.
Dans la brasserie d’Hérépian, Patrick regarde les résultats du premier tour des législatives dans le journal. Lui a voté pour le Rassemblement national. Son grand père, d’origine italienne, a fui l’Italie fasciste pendant la Deuxième Guerre mondiale.
©Valentina Camu
Les résultats du premier tour des législatives dans un journal.
©Valentina Camu

A côté de lui, Dominique, 58 ans, insiste pour nous parler. « J’ai voté pour le RN, je ne vais pas me gêner ! » Et Patrick de commenter : « Ah bah il faut pas hein ! » Dominique veut « retrouver le Bédarieux des années 1980 ». « Aujourd’hui il y a des femmes avec le voile, lance-t-il. J’ai rien contre elles mais ça va à un moment ! » Chargé de surveiller des résidences secondaires sur le canton, il se plaint de l’insécurité qui augmente. A-t-il observé une recrudescence des vols et cambriolages dans le cadre de son travail ? « Non, moi je n’ai pas rencontré de problème particulier. » 

Une homme aux cheveux blancs en short et t-shirt attablé dans un bistrot.
Entre les deux tours des élections législatives, dans la commune d’Hérépian. André n’a pas voté au premier tour. Par le passé, il a voté à gauche. Cette fois, il dit qu’il aurait probablement choisi le RN s’il avait été voter.
©Valentina Camu

Alors qu’une trentaine de kilomètres seulement séparent Hérépian de Celles et Villeneuvette, l’ambiance est ici tout autre. Avant de repartir faire du porte-à-porte à la rencontre de potentiels électeurs d’extrême droite, Basile, 20 ans, jeune commercial pour Free, lance : « En tout cas, la jeunesse emmerde toujours le FN. » Les néo-ruraux aussi, auxquels se mêlent peu à peu quelques habitants du coin.

Comme à Villeneuvette, où certains sont devenus locataires, et où l’arrivée de plusieurs familles a permis de rajeunir le village. « Il y a eu des naissances, du renouveau », se réjouit Nicole, pour qui l’essentiel est de maintenir le dialogue.

Rozenn Le Carboulec

Photo de une : Chez Vincent et Céline, habitants de Celles. Le couple a rénové une maison dans la commune et s’y est installé il y a un an après plusieurs années de travaux. Céline est infirmière, Vincent architecte. Les deux évoquent le sentiment d’abandon ressenti par les habitants de département, le manque de services publics et le manque de confiance dans les politiques. ©Valentina Camu