Procès-bâillon

« Je ne m’attendais pas à être menacée chez moi » : résister face aux pressions sur notre devoir d’informer

Procès-bâillon

par Rédaction

Le désistement du groupe Chéritel qui poursuivait en diffamation Basta! et la journaliste Inès Léraud est une victoire. Mais d’autres journalistes, syndicalistes et salariés subissent des pressions du secteur agro-alimentaire.

Mise à jour le 2 avril 2021 : La journaliste Morgan Large a été victime ce mercredi 31 mars d’un acte de malveillance grave : alors qu’elle était sur le point de prendre le volant, elle s’est rendue compte que les boulons fixant une des roues arrière de son véhicule avaient disparu. Pour dénoncer ce dernier acte d’intimidation, le collectif des journalistes bretons Kelaouiñ organise le mardi 6 avril à midi un rassemblement à Rostrenen (Côtes d’Armor). La rédaction de basta! apporte son plein soutien à Morgan Large et dénonce ces pressions inacceptables.

C’est la fin d’une bataille judiciaire et une nouvelle victoire pour la journaliste Inès Léraud, la rédaction de Basta! et la liberté d’informer. Ce jeudi 28 janvier, l’avocat de Jean Chéritel et de l’une de ses sociétés agro-alimentaires, Chéritel Trégor Légumes, a confirmé devant le tribunal de Paris qu’il se désistait de sa plainte en diffamation déposée il y a un an et demi. Face au président du tribunal, l’avocat du grossiste breton a précisé qu’il aurait aimé que son client se désiste plus tôt - Chéritel a annoncé publiquement son intention de se désister, par voie de presse, le 22 janvier 2021 - afin d’éviter d’encombrer les instances judiciaires, et présenté plusieurs fois ses excuses. Basta! faisait l’objet de cette plainte suite à notre enquête, réalisée par Inès Léraud, sur les pratiques très particulières de l’entreprise et de son directeur.

« C’est clairement une poursuite bâillon, estime Ivan du Roy, coordinateur éditorial de Basta!, lors d’un point presse tenu le 28 janvier. Ces poursuites bâillons visent à entraver le travail des journalistes. C’est du temps passé à préparer la défense. C’est autant de temps qu’on ne passe pas à enquêter. » « Cette plainte a été une épée de Damoclès pendant 19 mois », avec pour conséquence un « épuisement physique et moral » ajoute Inès Léraud. « Ce désistement est une bonne surprise mais il arrive tellement tard que la défense était finalisée. »

Ce désistement de dernière minute montre également que la direction de Chéritel n’était pas en mesure de contredire sérieusement les informations révélées par Basta!, et que l’enquête d’Inès Léraud s’appuie bien sur des témoignages dignes de foi et un travail journalistique rigoureux. « Si Chéritel avait vraiment été dans une démarche de faire "éclater la vérité", il n’aurait pas eu peur de la médiatisation autour du procès, souligne Inès Léraud. Cela montre bien que sa plainte était infondée. » L’entreprise a par ailleurs déjà été condamnée pour plusieurs des faits évoqués dans l’article. Avant cette affaire, Basta! avait déjà eu affaire au groupe Bolloré qui a perdu quatre fois en justice face à notre rédaction, avant, lui aussi, de finir par se désister. Ces pressions n’enlèvent rien à notre volonté d’informer : « Nous allons continuer de travailler avec Inès et d’autres journalistes sur les conditions de travail, les pratiques sociales et environnementales du secteur agroalimentaire breton », a tenu à préciser Ivan du Roy.

Inès Léraud, journaliste d’investigation, et Ivan du Roy, coordinateur éditorial de Basta!, lors du point presse le 28 janvier 2021 à l’issue de l’audience au tribunal face à Chéritel. © Basta!

Des syndicalistes également visés par des procédures en diffamation

Les journalistes ne sont pas les seuls à être attaqués en diffamation par Chéritel. Trois syndicalistes de la CFDT comparaitront au tribunal le 18 mars à la suite d’une enquête menée par leur syndicat sur le travail détaché – et dissimulé par l’employeur – d’intérimaires bulgares au sein de l’entreprise Chéritel. « On travaille sur ce sujet depuis 2011 », explique Jean-Luc Feuillant, secrétaire général de la CFDT agroalimentaire, après avoir constaté un afflux de travailleurs détachés, en particulier dans les ateliers où sont conditionnées les échalotes, dans le nord du Finistère. Les représentants syndicaux travaillent avec des députés sur le sujet, ont organisé un colloque et se sont rendus en Bulgarie où ils ont accumulé des témoignages sur les conditions des travailleurs détachés en France.

« On a fait un tract que l’on a diffusé à la presse, lors d’une audience au tribunal de Chéritel ainsi que sur la page facebook de notre syndicat, relate le syndicaliste. J’ai été surpris quelques mois plus tard d’apprendre qu’une enquête était menée par la gendarmerie pour savoir qui étaient les auteurs du texte. On assume ce qu’on fait et nous sommes désormais trois syndicalistes à être poursuivis à titre individuel [deux pour la rédaction du texte et un pour la diffusion, ndlr]. Cela fait plus de 25 ans que je fais du syndicalisme, dix ans que je suis secrétaire général agroalimentaire dans le Finistère. J’ai parfois eu des relations difficiles avec les employeurs ou la chambre d’agriculture, mais là, être poursuivi devant un tribunal correctionnel, c’est quand même difficile. » Sa consœur de la CFDT, Marie-Jeanne Menier, souligne les multiples entraves dont elle fait personnellement l’objet : « Il faut défendre notre liberté d’expression. Si on le fait pas, tout le monde va être bâillonné. »

« Nous sommes le pot de terre contre le pot de fer »

À cause de ses enquêtes sur l’industrie agro-alimentaire et ses prises de parole, Morgan Large, journaliste indépendante en Bretagne, subit également de plus en plus de pressions. « Je ne m’attendais pas du tout à ce que l’on vienne chez moi, à ce qu’on me téléphone la nuit, à ce que la radio pour laquelle je travaille ait ses portes forcées. Cela me fragilise par rapport à mes collègues : c’est comme si je mettais en péril la pérennité de leur emploi. Il n’y a pas d’enquête de police, c’est difficile de savoir d’où ça vient. » Elle n’a pas encore été poursuivie en justice, « ce sont davantage des menaces d’attaques en diffamation que l’on subit, observe-t-elle. J’ai indiqué récemment à un représentant d’un groupe agroalimentaire que j’écrirai dans mon article qu’il n’a pas souhaité répondre à mes questions. Il m’a répondu : "Si vous écrivez ça, je vous promets que vous aurez des ennuis". Qu’est-ce qu’on peut faire ? Heureusement, je suis soutenue. Mais sans cela, on laisse tomber. L’autocensure peut intervenir vite. Inès Léraud comme moi sommes le pot de terre contre le pot de fer. On est seules dans nos enquêtes. L’intimidation est dans cette disproportion du rapport de force. »

Banderole devant le tribunal correctionnel de Guingamp, le 28 janvier 2021. © Comité de soutien à Inès Léraud

« Cela a été très difficile de trouver un média qui accepte de publier l’enquête sur Chéritel »

« Cela a été très difficile de trouver un média qui accepte de publier l’enquête sur Chéritel, appuie Inès Léraud. La direction de l’entreprise est réputée pour être procédurière. J’ai pris contact avec plusieurs médias nationaux. Basta! a été le seul média à accepter de prendre le risque de la publier. » La journaliste insiste également sur la particularité du territoire breton où le secteur agroalimentaire est hégémonique. Une personne sur trois travaille directement dans ce secteur et beaucoup d’emplois indirects en découlent. « Il est difficile d’avoir une pensée dissidente par rapport à la parole publique. Il y a un refus de parler. »

Avec une quinzaine d’autres journalistes, Morgan Large a lancé le collectif Kelaouiñ qui signifie « informer » en breton. Leur appel pour la liberté d’informer sur l’agroalimentaire en Bretagne a été signé par plus de 500 professionnels de la presse.

150 personnes rassemblées devant le tribunal correctionnel de Guingamp, le 28 janvier 2021. © Comité de soutien à Inès Léraud

Un comité de soutien à Inès Léraud a également été créé à Guingamp. « Il y avait une chape de plomb sur ce qui se passe dans les entreprises de l’agroalimentaire en Bretagne », explique Serge Le Quéau, animateur du comité, par ailleurs très impliqué auprès de salariés de la coopérative Triskalia, intoxiqués aux pesticides et qui mènent bataille pour la reconnaissance en maladie professionnelle (Basta! vous en a également parlé à plusieurs reprises). « Les articles d’Inès Léraud ont été un accélérateur pour rendre visible un scandale sanitaire, social et environnemental énorme », dit-il.

Serge Le Quéau estime que cette visibilité nouvelle leur a permis de gagner leurs combats devant des instances européennes et des tribunaux. « Quand nous avons vu que Inès était attaquée par Christian Buson (directeur du GES, un institut privé de conseil en environnement, ndlr) puis Chéritel, nous avons considéré que c’était un devoir moral de la défendre. Cela a été naturel d’organiser un comité de soutien. » La tribune lancée par le collectif en soutien à Inès Léraud a ainsi été cosignée par 40 000 citoyens. Ce 28 janvier, 150 personnes étaient réunies à Guingamp devant le tribunal correctionnel pour manifester leur soutien à Inès Léraud et à Basta!.

La rédaction de Basta!

photo de une : © Collectif de soutien à Inès Léraud, le 28 janvier 2021.