Claire Hédon

« On voit des gens épuisés et énervés parce qu’ils n’arrivent plus à joindre de services publics »

Claire Hédon

par Ivan du Roy, Pierre Jequier-Zalc

Défenseure des droits, Claire Hédon dresse, pour Basta!, un premier bilan de ses actions depuis sa prise de fonction. Et rappelle l’importance de défendre les droits de celles et ceux qui en sont le plus éloignés.

Basta! : Concernant la loi instaurant un passe vaccinal, vous avez pointé le risque d’ « un glissement insidieux vers la pérennisation d’un dispositif d’exception ». Concrètement, comment le passe vaccinal pourrait-il durablement remettre en cause « l’exercice de nos droits et de nos libertés » ? [1]

Claire Hédon : La crise que nous traversons nécessite des mesures exceptionnelles. Là-dessus, il n’y a pas de doute. Mais mon rôle est de rappeler que le respect des libertés doit demeurer la règle et les restrictions l’exception. Dans notre État de droit, trois exigences fondamentales peuvent justifier de restreindre les libertés : il faut que celles-ci soient absolument nécessaire, proportionnelle, et temporaire. Donc forcément je suis inquiète de l’instauration d’un passe vaccinal sans obligation de nouvelles discussions devant le Parlement avant juillet. Pour des restrictions de libertés importantes, ce délai est très long.

Notre démocratie s’appuie sur le Parlement, il a un rôle essentiel à jouer. Défendre les droits et les libertés, ça ne veut absolument pas dire être contre la vaccination. Je suis vaccinée, je pense que la vaccination aide à nous en sortir. Lors de l’examen du texte de loi, le Sénat a essayé d’imposer une limite à ce passe vaccinal en fonction du nombre de contaminations [2]. Que ce soit ce critère ou le fait de retourner tous les mois devant le Parlement pour reconduire ou non le passe vaccinal, je pense qu’il y avait un chemin moins attentatoire aux libertés. D’autre part, il existe encore une différence importante de taux de vaccination entre la population générale et les populations en situations de pauvreté. Quand on voit par exemple l’écart entre la Seine-Saint-Denis et Paris [respectivement 66,4 % de la population ayant reçu au moins une dose au 1er février, et 83 % à Paris, ndlr], cela ne peut que nous interpeller.

Comment expliquez-vous ce phénomène, c’est un problème d’accès aux vaccins, d’informations, d’inquiétudes ?

Les personnes en situation de précarité n’ont, souvent, pas de médecin traitant. Elles ont beaucoup plus de mal à se projeter dans les questions de prévention, la prise de rendez-vous est compliquée. C’est pour cela qu’il est important d’aller au plus proche des personnes. Le gouvernement a fait des efforts mais il en faut plus. On le voit dans toutes les études, elles montrent que le « aller vers » fonctionne et que les gens se font vacciner. Cela souligne que cette partie de la population n’est pas nécessairement opposée à la vaccination mais, de façon générale, a du mal à accéder aux soins. Convaincre prend un peu plus de temps, parce qu’il faut établir un rapport de confiance, mais attention à ne pas pénaliser des gens qui sont déjà en situation difficile.

N’avons-nous aucune certitude de quand et comment le passe vaccinal sera levé ?

Non, aucune. J’espère bien qu’on le supprimera dès que possible, comme le passe sanitaire d’ailleurs. Il faut rester vigilant. Être vacciné, être favorable à la vaccination n’empêche pas qu’on puisse se poser des questions. Il ne faut pas qu’on s’habitue aux atteintes à nos libertés.

Vous avez pris vos fonctions au sortir du 1er confinement. Quel bilan dressez-vous de l’état des libertés publiques et de l’accès aux droits après deux ans de pandémie ?

Le bilan est inquiétant parce que le débat sur ce sujet et le contrôle des mesures font défaut. Mais il y a aussi beaucoup d’autres sujets qui me préoccupent en ces temps de pandémie : les difficultés d’accès aux services publics se sont accentuées et les discriminations ne semblent toujours pas être un sujet de préoccupation majeure alors qu’elles sapent la confiance en l’égalité.

Avec les différents confinements, on a vu augmenter le nombre d’affaires d’arbitraires policiers (contrôles et amendes à répétition), voire de violences policières. Avez-vous eu une hausse des réclamations ?

Effectivement, nous avons quelques réclamations individuelles mettant en cause des contrôles et amendes à répétition sur les mêmes personnes. Personnellement, je n’ai jamais été contrôlée alors que j’allais travailler tous les jours physiquement ici (dans le 7e arrondissement de Paris ndlr), à vélo. Cependant nous avons sans doute peu de réclamations au regard de la réalité que vous décrivez. Ce n’est pas si simple pour les jeunes d’entamer des démarches, de nous saisir, et tous ne nous connaissent pas. C’est un des grands enjeux : que les plus éloignés du droit, en particulier la jeunesse, puissent nous saisir. C’est une de mes principales préoccupations que ce soit sur les discriminations, la déontologie des forces de sécurité, ou l’accès aux services publics.

Comment améliorer cet état de fait de non recours massif ?

C’est une de nos grandes missions. Je suis impressionnée, sur le sujet des discriminations, que le premier critère sur lequel nous sommes saisis soit celui du handicap. C’est lié à l’importance des associations du monde du handicap qui incitent les réclamants à nous saisir. On observe bien ici l’intérêt que peut avoir l’intermédiaire associatif dans les saisines.

Pour être plus largement saisi notamment par des jeunes, la mise en place de la plateforme antidiscriminations.fr, avec son numéro d’appel gratuit (le 39 28) est un élément important. C’est une plateforme qui permet de rétablir les personnes dans leur droit, et nous permet d’être aussi beaucoup plus visible. Nous avons reçu plus de 11 000 appels et 3000 tchats en un an. Ici, le critère de discrimination arrivant en tête est celui de l’origine. On constate en effet qu’une partie de ces jeunes sont en situation de non-recours massif.

Cette année nous avons mené le 14e baromètre OIT (Organisation internationale du travail) sur la perception des discriminations dans l’emploi. Il se concentre sur la jeunesse de 18 à 34 ans. Nous sommes allés volontairement au-delà du début de la vie professionnelle, et pas seulement au moment de l’embauche. Il en ressort deux chiffres qui sont très frappants. Un jeune sur trois dit avoir été victime de discrimination au travail, contre un sur cinq dans la population générale. Et quatre sur dix disent n’avoir rien fait : ils n’en ont même pas parlé à quelqu’un ! Donc encore moins tenté un recours auprès de nous ou devant les tribunaux...

Comment analysez-vous cela ?

Premièrement, il y a le sentiment que ça ne sert à rien, que ça ne donnera pas de résultat. Deuxièmement, la peur des représailles. C’est quelque chose qu’il faut vraiment entendre, qui est un souci légitime et réel. Récemment, il y a eu un mouvement sur les réseaux sociaux d’étudiants en situation de handicap dans les universités qui disent être victimes de discrimination. On a dialogué avec eux. Ils ont peur de représailles de la part de leurs universités !

Ces discriminations sont souvent cumulatives. Le baromètre OIT le montre très bien. Une femme, perçue comme non blanche, jeune et avec des revenus inférieurs à 1300 euros, a deux fois plus de risque d’être discriminée qu’une femme, blanche, avec des revenus plus élevés. L’accumulation de critères est quelque chose d’aggravant. C’est ce qu’on appelle l’intersectionnalité.

Dans le débat public, l’intersectionnalité est un terme qui fait peur…

Ce n’est pas un gros mot. C’est du bon sens : la question est plus compliquée pour une femme jeune en situation de handicap, pour une femme jeune perçue comme non blanche. L’autre gros mot qui n’en est pas un, c’est « systémique ». Tout le monde a admis, suite au rapport de Jean-Marc Sauvé avec la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église), qu’il y avait un caractère systémique des crimes sexuels dans l’Église. Là c’est pareil. La discrimination peut avoir un caractère systémique. C’est important de le dire parce que je trouve totalement injuste de faire reposer la faute uniquement sur la personne discriminante alors que c’est souvent le résultat d’un mode d’organisation de la société.

Je fais le lien avec ce qu’il se passe en ce moment dans les Ehpad [3]. Ce serait totalement injuste de mettre la maltraitance uniquement sur le dos des aides-soignantes quand l’entreprise et l’Ehpad en question ne mettent pas assez de personnels pour bien traiter les résidents. Tant que le ratio minimal entre nombre patients et personnels que nous recommandons ne sera pas mis en place, vous aurez de la maltraitance. Donc oui, les deux mots, intersectionnalité et systémique, sont totalement utilisables.

Le baromètre OIT ne s’intéresse qu’aux discriminations en emploi. Comment faire pour mieux prendre en compte les discriminations de manière générale ?

La plateforme antidiscriminations.fr vise à rétablir les personnes dans leur droit. Mais elle n’est pas suffisante. En parallèle, nous aurions besoin d’un observatoire qui évalue mieux l’ampleur de ces discriminations. À défaut d’obtenir cet observatoire, on travaille avec les services statistiques de l’État pour faire un récapitulatif de toutes les études passées ou en cours sur les discriminations afin de mieux les comprendre et les quantifier. Il faut aussi des campagnes massives de communication, qui expliquent ce que sont les discriminations et pourquoi elles sont délétères. Elles atteignent la vie professionnelle des gens, mais aussi leur vie familiale, les revenus, l’accès au logement, la santé physique, psychique... Ne pas parler de ce qui ne va pas permet rarement de résoudre le problème. Et là on a quand même un problème qui est massif.

Ce discours tranche avec le discours public ambiant. Est-il encore audible aujourd’hui ?

Je n’ai pas l’impression de dire des choses extraordinaires. C’est la réalité de ce que vivent un certain nombre de gens, notamment de jeunes. Ce n’est pas les placer en position de victimes. La question, ce sont les moyens déployés pour lutter contre ces discriminations. Je pense que par la médiation, on peut déjà obtenir certains résultats. Nous avons par exemple été saisis par un homme de plus de 50 ans : il venait de déposer son CV dans une entreprise qui l’a aussitôt rappelé pour lui signifier qu’il était trop âgé pour postuler. C’est une discrimination. Nos juristes ont appelé l’employeur en lui disant qu’il n’avait pas le droit de le refuser sur ce motif. Finalement, l’employeur a reçu cette personne et l’a embauchée. Je pense que l’employeur n’avait même pas conscience qu’il discriminait.

Pensez-vous que ces opérations de médiation, si elles se multipliaient, pourraient vraiment rééquilibrer le rapport de force en faveur d’une personne qui cherche du travail ou un logement et qui est à la merci de son employeur ou de son bailleur ?

Non, la médiation ça ne marche pas tout le temps. Il faut que la partie en face reconnaisse qu’il y a un problème. Mais ça vaut le coup d’essayer. S’il n’y a pas de répondant, nous menons une enquête et rendons une décision. Nous comptons 530 délégués territoriaux et 235 personnes au siège, dont beaucoup de juristes. Nous aurions besoin de plus de moyens pour traiter tous les dossiers. La création de la plateforme antidiscriminations l’an dernier a généré une augmentation de 25 % des réclamations.

Lors d’une interview sur France Inter, vous avez confié qu’une des choses qui vous a le plus marqué lors de votre prise de fonction, ce sont les discriminations à la suite d’un congé maternité. Pourquoi ? [4]

Dans mon esprit, les discriminations liées à la grossesse étaient une question réglée : une femme, à son retour de congé maternité, retrouvait un poste équivalent à salaire équivalent. J’avais bien conscience qu’il pouvait y avoir des difficultés ponctuelles mais guère plus. Je suis sidérée du nombre de décisions que nous rendons où les femmes ne retrouvent pas leur poste ni, souvent, un salaire équivalent. C’est sidérant et illégal. Et cela choque pas mal de monde. Ça prouve bien que les discriminations sont réelles et que selon les critères, l’âge, le genre, le retour d’un congé maternité, l’état de santé… Beaucoup de monde peut être concerné.

Nous tentons de rétablir les personnes dans leur droit au fur et à mesure, mais vu la récurrence du sujet, nous allons rendre une décisions plus globale courant mars, car il faut plus que simplement régler des cas particuliers.

Avez-vous un chiffre à nous donner sur ces discriminations liées au congé maternité ?

En 2020, 3,1% des saisines concernaient des discriminations en raison de l’état de grossesse. Nous allons publier une décision-cadre sur ce sujet en mars. En 2021, nous avons passé la barre des 7000 réclamations en matière de discrimination. Cela reste peu par rapport à leur ampleur. On en revient au non recours. Et en l’absence de jugements et de sanctions, je pense qu’il y a une sorte de fatalisme.

Une autre de vos compétences concerne l’accès au service public. Que constatez-vous en terme d’évolutions d’accès, entre la dématérialisation, la numérisation et la disparition de certains services publics de proximité ?

La dématérialisation est une chance, je n’ai pas de doute là-dessus. Pour un grand nombre de personnes cela simplifie les démarches. Mais la dématérialisation ne doit pas signifier la disparition du téléphone et de l’accueil dans les services publics. Le problème est là : les réclamants ne peuvent plus aller voir quelqu’un. En avril, lors d’un confinement, je suis allée sur le terrain à la rencontre de nos délégués territoriaux. Ils m’ont dit : on voit des réclamants épuisés, énervés, en colère, en larmes parce qu’ils n’arrivent plus à joindre de services publics, donc leur dossier n’avance pas.

Que ce soit pour faire valoir ses droits à la retraite, pour enregistrer une carte grise ou un permis de conduire, les droits des étrangers en préfecture, la Caf, le RSA ou les APL… En général, tout le monde a quelque chose à raconter. Il faut arrêter de penser que ces difficultés n’arrivent qu’aux plus précaires parce qu’ils ne peuvent pas se servir d’internet, aux plus vieux parce qu’ils ne savent pas allumer un ordinateur… C’est plus général que ça. Les jeunes sont très habiles sur leur smartphone, mais lorsqu’il s’agit de remplir un dossier Caf pour les aides au logement, là c’est nettement plus compliqué. Et je les comprends.

La création des espaces France Services a, par endroits, débloqué des situations, mais pas partout. Ces espaces font d’ailleurs partie des préconisations que l’on avait émises en 2019. L’idée était de réunir des représentants de chaque service public dans des endroits où ces mêmes services ont fermé, pour que les réclamants n’aient à se déplacer que dans un seul lieu. Mais on observe parfois que des services publics ferment sous le prétexte qu’il y a un espace France Services à proximité. Ce n’est pas possible : l’objectif de ces espaces est de pallier l’absence de services publics, pas de s’y substituer ! Face à ces alertes, nous avons décidé de dresser un nouvel état des lieux, trois ans après le rapport sur la dématérialisation que mon prédécesseur avait rédigé.

« Le fait que les droits des personnes soient respectés est un élément de cohésion sociale », dites-vous. Quand on observe la méfiance grandissante vis-à-vis des institutions et du discours public, une abstention record aux dernières élections, pensez-vous que cela soit lié à la difficulté de faire respecter de nombreux droits ?

Je fais le lien entre les deux, oui. Ce qu’on observe c’est une difficulté d’accès au service public. Pour moi, c’est l’un des fondements de notre démocratie. Quand vous n’arrivez plus à y accéder, vous vous sentez en dehors de la société. On se dit « à quoi bon », à quoi bon aller voter… Je pense que cela alimente notamment l’abstention.

Quels sont les services publics les plus difficilement accessibles ?

Les impôts fonctionnent vachement bien (rires)… Cela prouve qu’il y a une marge de progression, ce dont le gouvernement a conscience. Nous avons dialogué avec tous les services publics pour établir ce rapport. Il y a une volonté chez les agents de bien faire. Je ne les mets pas en cause. Eux-mêmes sont en souffrance du fait des baisses d’effectifs et de l’impossibilité de traiter les dossiers. Évidemment, il y a une question budgétaire, de moyens, mais je pense que ne pas permettre cet accueil nous coûte beaucoup plus cher.

Quel regard portez-vous sur l’état des politiques d’accueil des personnes exilées ?

Je suis allée à Calais, et dans des camps en Île-de-France. J’y ai constaté des situations indignes pour ces personnes. C’est incroyablement dégradant et inhumain. Ce sont des attaques contre les droits fondamentaux : le droit à l’hébergement, d’existence, de mettre à l’abri les enfants… On perd tous en dignité à laisser des situations comme celles-là. Les évacuations des campements toutes les 48 heures, sans mises à l’abri, sont catastrophiques pour le respect de leurs droits et ne résolvent aucun problème.

Il faut aussi avoir conscience d’un chiffre : trois quarts des personnes qui arrivent à traverser la Manche sont éligibles au droit d’asile au Royaume-Uni. Alors que nous avons signé des conventions internationales, les gens n’arrivent pas à déposer leur demande d’asile. Pourquoi ? Souvent, comme à Calais, ils sont au bout de leur parcours migratoire et ont été « dublinés » : ces accords de Dublin qui font peser les demandes d’asile sur les premiers pays européens par lesquels sont arrivés les migrants, posent de nombreuses difficultés.

Avez-vous le sentiment d’être entendue sur ce sujet quand vous émettez des recommandations ?

Pas assez. Les personnes exilées ont des droits. C’est notre mission de le rappeler et le devoir de la France de le respecter. La France est plus accueillante que ce qu’on entend dans les débats en ce moment. Il y a pourtant de nombreux endroits, des villes, des villages où des migrants ont été accueillis et où cela se passe très bien. Il faut continuer à montrer ces exemples : des jeunes mineurs non accompagnés, qui s’intègrent parfaitement, qui font des formations, qui réussissent, s’ils sont pris en charge correctement, c’est-à-dire comme des enfants. On parle beaucoup des valeurs républicaines. Liberté, égalité et fraternité. Cette dernière, il ne faut pas l’oublier.

Que vous apporte votre expérience au sein d’ATD Quart-Monde ?

ATD Quart Monde c’est 28 ans de ma vie. Avant d’en prendre la présidence pendant cinq ans, j’étais bénévole. C’est un engagement qui m’a énormément formée, sur la société telle qu’elle est et sur celle que l’on souhaiterait voir advenir. J’y ai appris que la pauvreté ce n’est pas simplement un manque de revenus financiers, c’est aussi un non-accès aux droits. En étant aujourd’hui à ce poste, ma préoccupation est donc l’accès aux droits pour ceux qui en sont le plus éloignés. Que ce soient les populations précaires, les victimes de discrimination, les personnes en situation de handicap, les personnes âgées… Dès qu’il y a vulnérabilité, il y a difficulté à faire valoir ses droits. Pour moi, c’est un souci constant.

Ces années à ATD Quart Monde m’ont aussi sensibilisée sur l’importance de donner la parole à ces personnes. Pas seulement en termes de témoignages, mais aussi d’analyse de situations et de propositions. Sur le rapport sur la dématérialisation des services publics par exemple, nous avons eu trois heures d’échanges passionnants avec des personnes en situation de précarité. Elles avaient des propositions très concrètes. Elles ont un savoir que je n’ai pas, qui est complémentaire au mien et dont j’ai besoin.

J’ai toujours un peu d’étonnement quand un certain nombre d’institutions sont capables de produire des rapports sans consulter les personnes concernées. L’État est en capacité de réaliser un rapport sur les aires d’accueil des gens du voyage... sans consulter les associations de gens du voyage. Je n’arrive pas à comprendre. Je trouve cela insultant pour les personnes.

Quelles sont vos priorités pour la suite de votre mandat ?

La jeunesse, dans tous nos domaines de compétences, celle des plus éloignés du droit, et celle des droits des enfants. J’ai été auditionnée par l’Assemblée nationale sur les suites à donner à la CIASE. Je pense que la priorité n’est pas dans l’adoption d’une nouvelle loi. Il faut se demander comment faire pour que la parole de l’enfant se libère, au quotidien. On leur laisse globalement assez peu la parole puis on s’étonne ensuite de leur silence !

La question des contrôles d’identité me préoccupe grandement, c’est un sujet sur lequel je n’ai pas été comprise. On va être très clair : la Grande-Bretagne n’a pas de contrôle d’identité pour la bonne raison qu’ils n’ont pas de pièces d’identités. Ce n’est pas pour autant une zone de non droit. Évidemment qu’il y a des contrôles mais dans le cadre de « Stop and search » : ils arrêtent des personnes et leur posent quelques questions quand il y a un doute. Les policiers britanniques ont réalisé près de 700 000 « Stop and search » en 2021 et en gardent une trace. Nous, en France, on ne sait pas si la police procède à 5, 8 ou 12 millions de contrôles d’identité par an !

Pourtant, nous ne sommes pas souvent saisis sur les contrôles discriminatoires, sans doute parce qu’il n’y a pas de traçabilité des contrôles. Les jeunes savent très bien qu’ils n’ont aucune preuve pour démontrer qu’ils ont été contrôlés. Le Défenseur des droits recommande depuis très longtemps la mise en place d’une traçabilité. Est-ce que cela passe par un récépissé, un enregistrement sur tablette, ou est ce que les caméras-piétons suffiront ? Je pense qu’il faut mener une expérimentation. Les policiers britanniques enregistrent sur tablette le « Stop and search ». Le réclamant ciblé par le contrôle peut, le lendemain, se rendre au commissariat demander un récépissé. C’est un bon exemple.

Dans le livre Comment l’État s’attaque à nos libertés [5] publié récemment par Pierre Januel, journaliste et ex-porte-parole du ministère de la Justice et Anne-Sophie Simpere, chargée de plaidoyer pour des ONG, expliquent comment, depuis 2002, nous avons consenti à voir nos droits et libertés progressivement rognés. Posez-vous le même regard sur ces deux dernières décennies ?

C’est inquiétant, c’est certain. Surtout parce que le grand-public ne s’en rend pas forcément compte. Nombre de professeurs de droit sont aussi inquiets. Il y a vraiment de l’information et de la formation à faire sur notre État de droit. Que signifie vivre dans un État de droit ? Être en démocratie ? Notre démocratie est basée sur la séparation des pouvoirs.

Ces questions, pour l’instant, semblent pourtant absentes des débats de cette campagne présidentielle…

Ou de manière exacerbée, pas forcément très saine. Je ne suis pas là pour commenter le débat politique, ce n’est pas mon rôle. J’émets des alertes qui ne sont pas partisanes. Pour moi, la défense des droits est universelle. Je ne vois pas pourquoi elle dépendrait d’un parti politique, ou alors ce serait extrêmement inquiétant. La question d’accès à leurs droits préoccupe aussi les Français.

Propos recueillis par Ivan du Roy et Pierre Jequier-Zalc

Notes

[1Voir le communiqué du Défenseur des droits à ce sujet.

[2Lors de l’examen de la loi, le Sénat a proposé que le passe vaccinal ne peut être applicable que si le nombre de patients hospitalisés est supérieur à 10 000 au niveau national. Cette proposition ne figure pas dans le texte de loi final.

[3Ici, Claire Hédon fait référence à la parution du livre-enquête Les Fossoyeurs du journaliste indépendant Victor Castanet qui traite de la maltraitance dans les Ehpad privés.

[5Comment l’Etat s’attaque à nos libertés, Tous surveillés, tous punis, Pierre Januel et Anne-Sophie Simpere, Plon, 19 euros