Dans les rues de Constance, ville de près de 100 000 habitants dans le sud de l’Allemagne, rien ne laisse penser qu’il y ait urgence pour quoi que ce soit. Sur les rives du grand lac et du Rhin, les touristes se promènent et boivent des verres, les travailleurs se reposent en fin de journée. Les voitures sont assez peu présentes, et les vélos ont des routes entières réservées. La ville est entourée de zones naturelles protégées, le taux de chômage n’y est que de 3 %, la Suisse est juste à côté. L’anxiété d’un réchauffement climatique accéléré – jusqu’à +7°C d’ici la fin de ce siècle – semble bien loin. Pourtant, c’est dans ce décor idyllique que le 2 mai dernier, le conseil municipal a été le premier d’Allemagne à voter une résolution déclarant la ville en « état d’urgence climatique ». Depuis, des dizaines d’autres villes et communes allemandes ont suivi l’exemple, comme Cologne, Karlsruhe, Lübeck, ou Leverkusen.
Cette décision ne s’est pas prise spontanément. Julian s’en souvient. Il fait partie du collectif qui a commencé à organiser des Fridays for Future (« les vendredis pour le futur ») à Constance, cette grève internationale des lycéens reconduite tous les vendredi. « La première manifestation a eu lieu en février. Nous étions alors dans les 800. Très vite, nous avons reçu une demande du maire qui voulait prendre la parole lors d’une manifestation », raconte-t-il. « Nous avons refusé parce que nous voulons rester indépendants des partis et ne pas servir d’outil de campagne électorale. Mais nous avons accepté de le rencontrer en privé, fin février. Nous lui avons tout de suite parlé de l’état d’urgence climatique. Nous avons aussi rencontré les différents groupes politiques du conseil municipal, et avons essayé de les persuader. »
Julian, du groupe Fridays for Future de Constance : « Avant, je savais bien qu’il fallait faire quelque chose contre le changement climatique, mais je me disais que de toute façon, l’industrie, en particulier automobile, a trop de pouvoir. Mais quand ça a commencé avec avec Fridays for Future, j’ai pensé qu’il y avait une chance de faire bouger les choses. »
« Au début, le maire voulait faire quelques chose avec “les jeunes”, mais la déclaration d’état d’urgence, c’était trop radical pour lui. Puis sa position a changé et il a fini par s’approprier notre revendication », se souvient Nina Röckelein, qui fait aussi partie des têtes de manifestation de Fridays for Future dans la ville. L’actuel maire est certes membre du parti conservateur CDU, mais s’était fait élire en 2012 sans étiquette, en mettant en avant son adhésion au mouvement altermondialiste Attac.
« Au conseil municipal, personne n’a osé voter contre la résolution »
Finalement, les activistes climatiques ont réussi à convaincre le maire et l’ensemble des élus. « Les jeunes de Fridays for Future sont très bien organisés. Ils ont discuté de leurs revendications de manière approfondie, ils ont été voir tous les groupes politiques, ils ont cherché une majorité », souligne Karl-Ulrich Schaible, militant écologiste local. Depuis, il rencontre les « kiddies » (les "enfants"), comme il les appellent, toutes les semaines. Ces rencontres réunissent des habitants de 12 à plus de 60 ans. « Plus de 60 ans, c’est moi », sourit l’homme. « Au conseil municipal, le 2 mai, l’ambiance était telle que personne n’a osé voter contre la résolution, même si tous n’étaient pas forcément sincèrement convaincus, notamment au sein des partis de droite », explique l’écologiste.
Karl-Ulrich Schaible, militant écologiste, membre de l’antenne locale de l’association BUND-Amis de la terre. Il est aujourd’hui actif aux côtés des jeunes de Fridays For Future.
Les enjeux électoraux ont évidemment pesé dans cette unanimité. Au moment du vote, la ville se trouvait en pleine campagne pour les élections communales. Suite au scrutin, les Verts y ont encore renforcé leur groupe, avec 13 élus sur 40, dont la jeune activiste climatique Nina Röckelein. L’élection du maire, qui se fait séparément et au suffrage direct, aura lieu l’année prochaine. Et l’édile actuel veut se représenter. Mais, selon Karl-Ulrich Schaible, il y a bien plus qu’un opportunisme électoral derrière la résolution. « L’état d’urgence climatique à Constance, ce n’est pas que du symbole, cela signifie que nous devons agir de manière urgente, et vite », assure-t-il.
La motion d’urgence climatique de Paris adoptée en juillet annonçait la création d’une « Académie du climat », destinée à former les jeunes et d’un comité d’action « climat, biodiversité, pollution » qui doit ressembler à un "Giec” local [1]. Celle de Constance prévoit d’autres types de mesures : une nouvelle politique de la mobilité pour réduire l’usage de la voiture, avec un budget dédié ; un engagement à promouvoir la construction de bâtiments à faible consommation d’énergie et les travaux nécessaires sur le bâti existant pour les rendre plus économes ; un engagement à ce que la régie municipale d’énergie investisse dans les énergies renouvelables. Quelques semaines après la résolution, le conseil municipal a aussi voté une obligation – qui contient certes des exceptions – d’installation de panneaux solaires sur les nouveaux bâtiments communaux.
Un conseil citoyen pour le climat
En juillet, le conseil municipal a adopté des mesures supplémentaires : la création d’un poste en plus pour mener à bien la politique climatique, et le lancement d’un conseil citoyen pour le climat, avec un petit budget spécifique, 20 000 euros à partir de 2020. « L’idée, c’est de permettre aux habitants de mener leurs propres projets pour activer d’autres citoyens », explique Lorenz Heublein, responsable de l’action climatique au sein de l’administration municipale. « Nous allons mettre à disposition beaucoup plus d’argent du budget municipal pour la réhabilitation écologique des bâtiments », assure-t-il.
Nina Röckelein, activiste au sein des Fridays for Future et élue au sein du groupe vert au conseil municipal depuis les dernières élections du 26 mai, et Christiane Kreitmeier, conseillère municipale verte.
Autre « innovation politique » introduite par la résolution : « À partir de maintenant, sur chaque proposition qui arrive au conseil municipal, il doit y avoir une case "Est-ce que cette mesure aura un effet positif ou négatif sur le climat ?". Jusque-là, existaient simplement les cases "Cette mesure est-elle prévue dans le budget en cours ?" et "Nécessite-t-elle une procédure de participation publique ? », explique Karl-Ulrich Schaible.
Selon Christiane Kreitmeier, élue communale verte, tout cela aura des effets tangibles sur la politique locale. « Il existe depuis longtemps des projets photovoltaïques dans la ville. Mais avant, pour promouvoir des mesures d’économie d’énergie ou d’énergies renouvelables, nous devions toujours nous défendre contre l’argument selon lequel "ça coûte trop cher". À côté de cette question de l’argent, nous avons maintenant celle, tout aussi décisive, de l’effet sur le climat », détaille la conseillère municipale.
La ville planche déjà sur des solutions plus écologiques pour l’aménagement d’un nouveau quartier de 8000 habitants qui doit être construit en périphérie : l’approvisionnement en énergie devra être intégralement issu de sources renouvelables. Le chauffage pourrait être ainsi fourni par le biais de la géothermie, mais aussi de la chaleur des eaux usées des égouts, ou même de celle qu’abrite l’immense lac de Constance.
Béton et véhicules à moteur nulle part, construction en bois et arbres fruitiers partout
Constance et ses habitants n’ont pas attendu 2019 et ses records de chaleur pour s’intéresser à la protection du climat. C’était déjà la première métropole allemande de cette taille à avoir élu un maire vert, en 1996. La ville avait adopté un « plan de protection du climat » vingt ans plus tard. Aux yeux des activistes de Fridays for Future, celui-ci était pourtant loin d’être à la hauteur des enjeux. « Quand nous l’avons regardé de près, nous avons vu que ce document était très inconséquent, que les calculs ne tenaient pas », dit Nina Röckelein.
Désormais, le chargé de la politique climatique, Lorenz Heublein, rencontre les membres des Fridays for Future toutes les deux à trois semaines. « Ce n’est pas toujours facile, concède-t-il. Les activistes veulent que tout se passe très vite. Et de l’autre côté, l’administration municipale a la responsabilité de faire en sorte que les choses se passent d’une manière à ce qu’au moins la majorité de la population ne soit pas trop bousculée par des changements trop rapides pour eux. Mais si nous voulons vraiment parvenir à limiter le réchauffement à 1,5° voire 2° degrés, cela veut effectivement dire qu’à tous les niveaux, il faut faire beaucoup plus. La difficulté c’est qu’on réalise trop tard tout ce qu’on aurait déjà dû commencer à faire il y a au moins une dizaine d’années. Maintenant, nous sommes à un point où il faut agir très rapidement, mais pas trop vite non plus, au risque que plus personne ne suive. »
Lorenz Heublein, responsable de la politique climatique de la ville de Constance depuis 2016.
« Nous avons très peu de temps. Chez les activistes de mon âge, le pessimisme est fort »
Même s’ils ont obtenu des engagements concrets de la ville, les Fridays for Future ne comptent pas en rester là. Il y a cinq revendications qu’ils veulent toujours voir mises en œuvre : 10 % des toits des bâtiments déjà existants équipés chaque année de panneaux solaires ; 10 % de bâtiments réhabilités chaque année pour devenir plus économes en énergie ; une interdiction immédiate du béton et, à la place, davantage de construction en bois ; plus aucun véhicule à moteur à combustion dans la ville d’ici 2030, sans les remplacer par des véhicules électriques, mais plutôt en développant les transports publics et le vélo ; et suppression d’ici fin 2020 d’un cinquième des places de parking de la ville pour y planter à la place des arbres fruitiers. « Pour l’instant, les Fridays for Future sont sages. Mais si la ville ne va pas assez vite pour eux, vont-il finir par supprimer les places de parking eux-mêmes ? », interroge Karl-Ulrich Schaible.
Les jeunes activistes misent aujourd’hui avant tout sur les discussions avec les élus et les autorités. Des membres du groupe de Constance se rendent toutes les semaines à Stuttgart, capitale du Land, pour parler avec le gouvernement régional de son projet de loi de protection du climat. « Il y a des sujets où il faut une décision du Land pour pouvoir agir au niveau de la commune », explique Nina. De son côté, Julian espère une vaste mobilisation le 20 septembre, journée internationale d’action pour le climat : « Nous avons très peu de temps. Chez les activistes de mon âge, le pessimisme est fort. Nous savons que ça va être très difficile. C’est avant fin 2020 qu’il faut agir. »
Rachel Knaebel (texte et photos)
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