Elections présidentielles

Comment Sarkozy a conquis les classes populaires

Elections présidentielles

par Ivan du Roy

La bataille du second tour ne se jouera pas seulement au centre. Une part importante des classes populaires ont voté en faveur de la droite dure, de Sarkozy à Le Pen. La fracture politique et culturelle apparue après le 21 avril 2002 n’a fait que s’agrandir. Dangereusement. L’analyse du géographe Christophe Guilluy, qui étudie les nouvelles fractures sociales.

© Témoignage Chrétien

Tout est redevenu normal, se rassurent les grands médias. Pourtant, derrière le traditionnel affrontement gauche-droite de ce second tour, se cache une énorme fracture. La gauche, malgré le 21 avril et le référendum, semble l’avoir oublié. Une grande partie des employés, ouvriers et classes moyennes déclassées, reléguées loin des grands centres urbains, de leur dynamisme économique et culturel, ont permis à Sarkozy de passer la barre des 30% au 1er tour. Paradoxe : si le candidat néo-libéral est élu président, ce sera grâce aux classes populaires. Explications avec le géographe Christophe Guilluy*, co-auteur de l’Atlas des nouvelles fractures sociales (Autrement). Une analyse qui bouscule les discours convenus, du PS à l’extrême gauche.

Quelle est la géographie des fractures sociales ?

Les grandes métropoles concentrent les emplois les plus qualifiés et attirent de plus en plus cadres et classes moyennes supérieures. C’est la ville duale : d’un côté des catégories qui profitent à fond de la mondialisation, de l’autre des poches de logements sociaux qui accueillent les familles les plus modestes, notamment immigrées. La création d’une économie urbaine intégrée à l’économie monde provoque des dommages collatéraux : la déconnexion entre emplois urbains très qualifiés et flux migratoires, d’où un taux de chômage hallucinant dans certaines cités ; l’éviction des classes populaires - et maintenant des classes moyennes les moins aisées - de ces « villes centres » vers l’espace péri-urbain voire rural, à cause de l’augmentation des prix immobiliers. Ce processus se retrouve aussi bien à Paris, Nantes, Marseille ou Lyon.

Les catégories populaires ont aussi suivi le redéploiement industriel loin des grands centres urbains. Il n’existe pas de concentration de logements sociaux dans ces espaces. Dispersés, les ménages en difficulté deviennent presque invisibles. Les services sociaux ont du mal à les repérer. Il n’y a pas de maillage social comme dans les banlieues proches des centres. D’où un sentiment relatif d’abandon. D’autant que la majorité des ménages qui s’installent dans ces espaces sont précaires. Les fractures culturelles s’accentuent de plus en plus.

En quoi la relégation des classes populaires vers les périphéries des grandes villes influence-t-elle les élections ?

La géographie du non au référendum est exactement celle des zones périurbaines, alors que les grandes villes ont voté oui. Les gens qui bénéficient de la mondialisation, qui sont dans une dynamique économique et culturelle plus favorables, sont davantage tournés vers l’extérieur et plus ouverts à l’autre. Ce sont dans les centres que les immigrés sont susceptibles d’être le 0mieux accueillis. Les catégories supérieures prônent la mixité alors que les catégories populaires y sont plus réticentes. Dans les zones périurbaines et les petites villes, on est davantage dans une logique de repli, notamment identitaire. Le vote FN en 2002, comparé aux moyennes régionales, apparaît fortement dans ces endroits.

Et au premier tour ?

C’est une France plutôt populaire et périphérique qui a permis à Sarkozy de passer les 30%. La carte du vote Sarkozy ressemble à celle du non au référendum. Il a capté une partie de l’électorat populaire du FN, même si le vote Le Pen résiste dans les régions ouvrières. Immigration, insécurité, peur de la mondialisation : Sarkozy semble faire la synthèse entre ces thématiques. On pourrait croire qu’en votant pour lui les électeurs lepénistes reviennent dans une logique républicaine. C’est oublier les thèmes qui ont été mis en avant par le candidat de l’UMP. Cette situation peut être comparée à la carte du vote Bush au Etats-Unis. La révolution néo-conservatrice vient des zones péri-urbaines et rurales. Ici, les classes populaires blanches en dehors des villes votent Sarkozy ou Le Pen. Le vote Royal et Bayrou est sur-représenté à Paris et dans les grandes villes. La rupture culturelle entre ces deux mondes est énorme. Quelle réconciliation est possible dans ces conditions ?

La notion de « France périphérique » a-t-elle été totalement absente du débat ?

Quasiment. Tout le monde a à l’esprit ce chiffre : 80% des français sont urbains. En fait, un quart seulement de la populations vit dans les villes centres, un tiers si on y ajoute les banlieues proches. La majorité des gens vivent donc dans des endroits qui, vu des centre villes, paraissent marginaux. Les zones périurbaines pèsent démographiquement plus que la ville centre alors que les discours abordent peu leurs problèmes. Les salariés du privé à petits revenus sont surreprésentés dans ces zones alors que les cadres et les salariés du public y sont plus rares. Y vivent donc des gens au salaire bloqué, recevant de plein fouet la dégradation des conditions de travail, la hausse de l’essence - la voiture y est le principal moyen de transport - et sont davantage susceptibles de connaître le chômage et la précarité. Regardez la géographie des plans sociaux. Ces territoires sont les plus touchés par les fermetures d’usines alors qu’il y est très difficile de retrouver un emploi. Les Moulinex n’ont jamais retrouvé de boulot.

Les délocalisations ne représentent cependant que 10% des suppressions d’emplois...

Quand un plan social touche une petite ville, il n’y a pas de création d’emploi au même endroit pour compenser la perte. Et la mobilité tend à régresser du fait de la crise du logement. Les ménages ont tendance à rester là où ils ont pu accéder à la propriété, là où ils bénéficient de loyers plus bas. Être mobile à 4000 euros par mois, d’accord, mais au Smic et à plus de 50 ans pour un boulot instable, non. Quand on dresse la carte des jeunes diplômés au chômage, on retombe encore sur les zones périurbaines et rurales, même s’il y a de graves problèmes de discriminations en banlieues. C’est le signe d’un système qui se casse la gueule. Le comble est que ces thématiques - pouvoir d’achat, place des catégories populaires dans la société post-industrielle - sont portées par l’extrême gauche. Je ne suis pas certain que Sarkozy, une fois au pouvoir, en fera sa priorité. Qui alors va exprimer les aspirations des classes populaires ?

Quelles sont les perspectives des jeunes de ces périphéries lointaines ?

On parle très peu de la jeunesse rurale ou périurbaine. L’époque où les enfants des ménages modestes allaient à la ville pour étudier est révolue. Du fait des logiques foncières, l’accès à la ville pour les enfants des catégories populaires est devenu quasi impossible. Sciences-po s’est ouvert aux jeunes des zones urbaines sensibles mais n’a pas pensé aux jeunes ruraux. Culturellement, cette jeunesse est « out ». On brode beaucoup sur la non intégration des jeunes de banlieue. En réalité, ils sont totalement intégrés culturellement. Leur culture, comme le rap, sert de référence à toute la jeunesse. Ils sont bien sûr confrontés à de nombreux problèmes mais sont dans une logique d’intégration culturelle à la société monde. Les jeunes ruraux, dont les loisirs se résument souvent à la bagnole, le foot et l’alcool, vivent dans une marginalité culturelle.

Comment se manifeste cet antagonisme entre périphérie « invisible » et centre où résident « les élites » en dehors des élections ?

Par l’intercommunalité. Les communes périurbaines sont plus petites et peu friquées. Résultat : la ville centre lui impose ses diktats. La question des transports publics est posée à partir des centres dont les préoccupations sont les transports en commun et la réduction de la voiture, alors que celle-ci est incontournable en zone semi rurale. C’est le débat entre mobilité et précarité. Les chômeurs et RMIstes des zones périurbaines rencontrent des problèmes de déplacements pour chercher un emploi. Leurs faibles revenus ne leur permettent pas d’avoir de voitures. En Champagne-Ardenne, une expérience de taxis collectifs a été mise en place par des associations. Mais cela reste des initiatives locales, qui ne sont pas reprises et coordonnées par des politiques publiques. Il y a aussi la question de la fermeture des services publics en milieu rural alors que le taux de fécondité y est plus élevé que dans les centres. Le rural se repeuple mais, pour des raisons comptables, on décide d’y fermer les services publics. C’est anachronique.

La définition de classe moyenne a fait débat pendant la campagne. Que recouvre-t-elle ?

C’est un débat byzantin et inutile. La classe moyenne est un concept culturel. On se moque de savoir si elle démarre à 1000 ou 1500 euros par mois et si elle s’arrête à 3000 ou 4000 euros. Ce qui est important, c’est le sentiment d’y appartenir. Beaucoup de gens, y compris les ouvriers pendant les trente glorieuses, ont le sentiment d’en faire partie, parfois malgré de petits salaires et une certaine précarité. Décrocher de la classe moyenne signifie décrocher culturellement. Le jour où on a l’impression de ne plus en faire partie, on se sent déclassé. C’est la porte ouverte au vote FN. La petite bourgeoisie des villes centres aura plus de mal à voter pour l’extrême droite qu’un déclassé. Le sentiment de déclassement ou de relégation, réel ou supposé, est de plus en plus fort. Cela n’a pas été abordé dans la campagne, ni la question du logement d’ailleurs. Pendant des années on soulève ces questions sociales et, au moment d’en débattre, on parle d’identité nationale.

Recueilli par Ivan du Roy

*Christophe Guilluy, 42 ans, est géographe. « Socio-géographe » devrait-on dire car il est l’auteur avec Christophe Noyé de l’Atlas des nouvelles fractures sociales, édité l’année dernière par Autrement. L’atlas s’est vendu à plus de 13 000 exemplaires selon l’éditeur. Le chercheur et consultant travaille sur la politique de la ville pour l’Etat ou des collectivités locales : évolution démographique des quartiers, bilan des politiques de démolition et de reconstruction... Tel est son quotidien. Un nouvel atlas sera probablement édité dans un an. Les fractures se seront-elle encore aggravées ?