Mouvement social

Comment je suis devenu un casseur à mon insu

Mouvement social

par Rédaction

Récit d’une manifestation parisienne ce 21 octobre, réunissant lycéens, étudiants ou salariés, et d’une interpellation « préventive ». Ou comment les « forces de l’ordre » et le pouvoir jouent la stratégie de la tension.

© Daniel Maunoury

Tout guilleret, en ce jeudi 21 octobre, je m’en allai vers une énième manifestation de jeunes irresponsables. À l’appel de syndicats lycéens (UNL et FIDL) et étudiant (UNEF), entre 4.000 et 17.000 personnes (à vous de savoir pour qui) défilaient du métro Jussieu jusqu’à la place Denfert-Rochereau. Le service d’ordre en tête de cortège est assuré par la FSU, la CGT, la CFDT et l’UNSA. Les secteurs de l’éducation, des impôts et des Telécoms sont également présents, dispersés sous les drapeaux Sud, CNT, PC, CGT ou educ’action.

C’est donc dans l’espoir de glaner ça et là, pour Basta!, quelques échos de slogans et de témoignages que j’entrepris d’aller traîner mes guêtres parmi ces vociférateurs pré et post-pubères. En aucun cas par militantisme. C’est bien connu, qui veut être un bon journaliste ne doit pas s’engager. Il doit rester NEUTRE.

Manipulés, comme Guy Môquet

D’autant que tous sont plus ou moins, comme chacun sait, manipulés. Les uns, ignares boutonneux, préfèrent sécher les cours ennuyeux pour s’imbiber de bières bon marché et goûter aux galvanisations militantes de syndicats lycéens et étudiants. Les autres, salariés feignants et privilégiés qu’ils sont, abandonnent le chemin du dur labeur, décorés comme des sapins de Noël militants, pour faire bronzette sous un soleil glacé d’après-midi.

« Lorsqu’on dit que les jeunes sont manipulés, c’est une insulte. Gavroche et Guy Môquet n’étaient pas manipulés ». Le président de l’Unef, Jean-Baptiste Prévost, a beau se défendre à l’AFP, difficile pour le gouvernement de croire que ces rebelles moutonniers, biberonnés à Facebook et Secret Story, puissent apprendre par cœur des slogans de plus de deux phrases.

C’est vrai qu’il y a de quoi s’inquiéter tellement l’ambiance est bon enfant pour ne pas dire joviale. Derrière les banderoles de leur établissements ou sous les gros ballons syndicaux, les jeunes découvrent les codes de la manifestations : certains font des chaînes d’encadrement, d’autres gèrent le service d’ordre avec oreillette et talkie-walkie. Sono à plein régime, les porte-paroles s’improvisent G.O. de Club-med tandis que des lycéens lambdas enthousiasmés répondent aux caméras sur le « problème » des retraites. Bref, une manif classique dans la bonne humeur.

« Le sénat est à nous »

Chansons parodiques, slogans anciens et improvisés (de qualité très inégale tel : « Carla on est comme toi, nous aussi on se fait baiser par Nicolas ») se côtoient. À croire que les « casseurs », dont tous les médias ne cessent de parler, sont cantonnés sur la place Bellecour de Lyon. À moins qu’ils soient parmi nous sans que nous nous en rendions compte. Peut-être étais-je même, sans le savoir, l’un d’entre eux. Houuu !!!

Après avoir battu le pavé dans l’enjouement commun jusqu’à la place Denfert-Rochereau, changement d’atmosphère. Relative coïncidence, arrive en face de la place, une autre manifestation de salariés. Hourras à tout va et « tous ensemble, grève générale » sont scandés. Le camion Unef appelle à la dispersion tandis que plusieurs manifestants, déçus d’un parcours trop discret, lancent « tous au Sénat, on va au Sénat ». Le gouvernement demandait jeudi à la chambre parlementaire de suivre la procédure du « vote unique », prévue par l’article 44-3 de la constitution, pour les 254 amendements. « Le Sénat est à nous », clament certains, pris de démocratie directe.

Trop de « KFC »

Les rangs sur la place s’éparpillent. Soudain, mouvement de foule sur la droite au début de l’avenue Denfert-Rochereau (en direction du Sénat) très vite stoppée par un barrage de camions bleus précédé par une ceinture de gendarmes mobiles, hybrides de Robocop et de tortues ninja. L’euphorie juvénile d’un éventuel baptême du feu avec les forces de l’ordre voile certains visages d’une écharpe et de capuche, fameuse panoplie du dangereux casseur. « Franchement y’a trop de KFC !!! (en référence à la célèbre chaîne de poulets bas de gamme) », « attends j’ai peur, tu crois qu’ils vont charger ? », « pff, moi j’suis chaud »...

C’est vrai qu’il y aurait de quoi s’exploser les boutons d’acné sur le plexiglas des boucliers policiers, vu le nombre. Un fumigène s’allume puis les échanges vont bon train, entrecoupés de quelques slogans anti-flics et anti-médias. Les journalistes semblent très alléchés par une future scène de « violence urbaine ». Pourtant rien de bien méchant. Juste de la provocation. « Ne vous énervez pas ! Attendez, on n’est en train de négocier pour qu’ils nous ouvrent le passage jusqu’au Sénat », lance au mégaphone un syndicaliste CGT face à une banderole de salariés décontenancés. Pour le Sénat, tu repasseras. Tu as le droit de t’exprimer. Pas d’être entendu.

Devine qui ne viendra pas dîner ce soir

Puis l’excitation d’un affrontement éventuel laisse place à une tension forte quand les policiers en civils sortent des rangs. « Attention, ceux au sac à dos et au bonnet, c’est des keufs ». Apparaît une nuée (je dirais une grosse quinzaine) de « Charlie » à brassard orange et tiges télescopiques. Tout pour pacifier. D’ailleurs ça ne manque pas... Dans le chahut, quelques coups de « tonfa » tombent ; dispersion de foule et reculade générale en courant vers la place. Mais là... Surprise ! Un deuxième cordon de gendarmes nous barre la route. Mouvement de foule, bousculade. Le piège se referme. Des familles, des vieux, des jeunes. Des très jeunes lycéens et étudiants apeurés. Téléphone portable dans tous les sens : « Maman, je risque d’être un peu en retard ce soir... »

Ceux restés sur la place crient au scandale avant de se faire dégager par le bal des camions bleus. Les gendarmes ne veulent rien entendre. De l’autre côté, c’est la fête au gyrophare et ça matraque sec. Heurts, interpellations menottées plaqués à terre puis escorte musclée devant tout le monde par les « civils » en sweet à capuche et parka - histoire d’apaiser... On cherche : où sont les casseurs ? Les devantures de magasins, parfaitement intactes, se ferment peu à peu. Et les riverains aux fenêtres semblent décomposés par le ridicule d’une telle situation. « Filmez, filmez, regardez comment ils nous traitent, faut que les gens savent », leur demande la foule exaspérée. Beaucoup sont choqués [1]. D’autres préfèrent en rire... un peu jaune. Sit-in, chorale improvisée et chansons parodiques reprennent. Discussions informelles avec des journalistes qui ne tarderont pas à partir.

Puis la plaisanterie commence à durer, l’humour cynique du début s’estompe. Surtout lorsque l’espace entre les deux cordons se resserre lentement. On se rend compte que le nombre de membres de ce « carré vip » s’est lui aussi réduit comme peau de chagrin. Des équipes de civils ont fait sortir les « lycéens » après avoir noté leur identité. Idem pour les autres personnes d’un certain âge. Ça ferait tâche. D’ailleurs : « S’il y a encore des journalistes, ils peuvent partir bien sûr », invite sans sourciller un policier. Les rares présents restent, comme une télé basque. « On veut voir ce qui se passe ». Mais pourquoi ne suis-je pas parti ? Peut-être aurais-je pu quémander l’immunité à une faute non commise comme les courageux journalistes matraqués le 12 octobre, place de la Bastille : « On est de la presse ! Nous tapez pas dessus, on est pas comme les autres ! ». Ha, suis-je bête, je n’ai pas de carte de presse...

« Elle a été palpée celle-là ?  »

C’est que je dois être comme les autres, alors. Je dois le mériter. Ce n’est pas ce qu’on fait, c’est notre présence... La plupart porte bonnet ou keffieh, capuche ou piercing. Voire tout à la fois. Et encore les plus méchants, « noirs ou arabes », bien sûr, se sont déjà faits embarquer. Même cette prof de maternelle n’est pas si inoffensive et honnête qu’elle en a l’air... Une vraie casseuse en puissance sous ses petite nattes. La police ne se trompe jamais.

Finalement, nous sommes une centaine à être embarqués. « Simple vérification, tu verras tout à l’heure ». Fouille, palpation. « Quelque chose à déclarer ? » - « Non. À moins que le Canard Enchaîné soit considéré comme subversif ? » Ça le fait pas marrer le bougre. Une jeune pigiste en radio décline son identité. L’un des policiers demande : « Elle a été palpée celle-là ?  » Un autre : « Pas par moi, elle est dégueulasse ! » - « Comment ? Vous pourriez répéter ? » Elle tend son dictaphone qui enregistre depuis le début. Un troisième passe et lui tord le micro. Elle craque : « Putain, fils de pute, tu m’as cassé mon micro ! » Le civil de répondre calmement : « Ha ? Outrage à agent ? » La seule fliquette de la bande à brassards interrompt les amabilités en plaquant la future Albert Londres sur une porte en métal. Ça gueule. Je rentre dans un des deux camions.

« Chauffeur, chauffeur, si t’es champion, appuie, appuie sur le champignon !!! » Faut bien rigoler, entassés à cinquante dans le panier à salade fait pour une trentaine de places assises. Le chauffeur, il appuie oui. Mais sur la pédale du frein par saccades, histoire de remuer la salade. Briefing juridique par un syndicaliste pour les néophytes du genre : « Officiellement on a des droits (avocat, médecin, appel). Dans la pratique aucun ». Petite visite de Paris by night jusqu’au commissariat des Invalides. Ça brille, la classe.

Interpellations préventives

Attente dans le car à l’arrêt et échanges sympathiques avec le képi surveillant que nous privons de PSG-Dortmund : « Y’a pas d’humanité ici ! ». « Tu veux que je t’enfonce ? », propose-t-il généreusement à des minots à qui ose contester ses ordres. La suite, toute aussi banale : nom, prénom, identité... Puis libération après vérification d’identité. Pas de garde à vue pour nous. En espérant que les autres aussi. On pense aux premiers menottés sur la place et à ceux de Montreuil ou de Nanterre qui ont essuyé les coups, épuisé les heures de garde à vue et subi la comparution immédiate. Nous, rien. Juste cinq heures de perte de temps pour simple fait de manifestation.

Faire monter la pression, exciter, provoquer... Attendre que « ça déborde ». Et si ça ne prend pas, interpellations préventives. Tristes symptômes d’un pouvoir aux abois. Dissuader : lycéens, n’allez plus en manif, c’est violent. Et bien sûr, faire du chiffre.

Faut croire que ça marche. Libération évoque « une partie (du cortège qui) veut en découdre avec les forces de l’ordre », et 20 minutes – mieux informé que les journalistes sur place - décrit : « arrivé place Denfert-Rochereau, le cortège se scinde en deux et des groupes de casseurs en profitent pour entrer dans la danse ».

Solo

Notes

[1Lire sur indymedia, ces témoignages ici et .