C’est un rendez-vous ordinaire, presque routinier. Tous les lundis soir, dans ce service de chirurgie d’un hôpital parisien, le personnel soignant de garde se rassemble pour partager un repas... offert par un laboratoire pharmaceutique. Un « staff », comme on l’appelle dans le milieu. À côté des médecins : un « visiteur médical », un commercial chargé de promouvoir les dernières trouvailles de la marque pharmaceutique pour laquelle il travaille. « Il n’y avait évidemment pas de nouveaux produits hospitaliers à présenter chaque semaine, se rappelle Louise, une externe passée par ce service. Et j’avais l’impression qu’il était parfois difficile de justifier le traiteur ! »
La présence régulière de ce représentant privé dans ce lieu public est presque institutionnalisée. Comme celle des visiteurs médicaux en général, qui parcourent les couloirs, mallette à la main, à la recherche du temps perdu des médecins pour leur présenter le dernier médicament sorti de leur laboratoire. Leur objectif : toucher les prescripteurs d’aujourd’hui, et ceux de demain, internes et externes en formation à l’hôpital. Les visiteurs médicaux leur offrent ainsi des plaquettes qui récapitulent les grandes classes de médicaments – présentés avec leurs noms commerciaux plutôt que le nom de leur molécule (voir plus bas) –, des stylos, des échantillons de médicaments ou du matériel pédagogique pour expliquer les pathologies aux patients. De quoi faciliter la vie de ces étudiants médecins pressés.
Intérêts commerciaux contre savoir universitaire ?
L’hôpital est un lieu idéal pour tenter d’influencer les futurs médecins dans la prescription d’un médicament. C’est ici que les premiers liens se tissent, que des sympathies s’esquissent. « On va au staff à 8 heures du matin, on est mal réveillés et on n’y comprend rien, mais il y a des pains aux chocolats, raconte Antoine, un étudiant en cinquième année. Pendant trente minutes, on entendra cinquante fois le nom X de tel médicament. Un jour, lors d’une visite avec des médecins, on se dira : pour cette pathologie, il faut donner le X. » Certains professeurs poussent parfois les étudiants à participer à ces réunions. « On nous dit : vous devez vous rendre à ces staffs pour apprendre, ajoute Louise. Pourtant, les visiteurs médicaux ne sont pas des universitaires, mais des commerciaux qui sont là pour faire de la promotion. »
C’est aussi à l’hôpital que les noms commerciaux des médicaments – leurs marques – sont souvent utilisés. Il existe pourtant une dénomination commune internationale (DCI) qui vise notamment à ne pas favoriser une marque plutôt qu’une autre [1]. Au sein du personnel soignant et auprès des patients, il est parfois plus simple d’utiliser un nom de marque – par exemple Doliprane, le médicament fabriqué par Sanofi – plutôt que la dénomination de sa molécule – le paracétamol – que l’on peut retrouver dans des médicaments génériques. Par souci de simplicité dans un quotidien bien chargé ? Pas uniquement : cet usage reflète aussi la pénétration des laboratoires pharmaceutiques dans les facultés de médecine.
On retrouve en effet ces marques dans les livres d’externat et les stages, mais aussi dans les cours de certains professeurs. Ces derniers ne sont pour l’instant pas tenus de déclarer leurs conflits d’intérêts. La question de l’influence de l’industrie pharmaceutique ne figure d’ailleurs pas dans les programmes de formation. « On ne nous parle pas assez d’indépendance, explique Louise. Ce n’est pas inscrit dans la culture de nos formateurs. » Des constats qu’établissent plusieurs études menées sur le sujet [2]. Des exercices nommés « Lecture critique d’articles » sont bien au programme de la formation en médecine. Mais ils sont plus techniques – est-ce que les calculs diffusés dans l’étude paraissent bons ? – que réflexifs – l’auteur de l’article a-t-il un lien avec un laboratoire ?
Ne pas se priver d’informations sur les médicaments ?
Si les laboratoires portent leur attention sur les étudiants, c’est parce que ces derniers sont les futurs prescripteurs. Pour apprendre à prescrire, il faut être informé sur les médicaments. Ce qui, paradoxalement, n’est pas évident. En dehors des conseils et de l’expérience que partagent médecins et professeurs, l’accès aux particularités des médicaments – posologie, effets secondaires, avantages, inconvénients – n’est pas aisé pour les étudiants et les jeunes médecins. « Les visiteurs médicaux t’amènent des informations sur les nouveaux produits que tu n’as pas le temps d’aller chercher ailleurs, explique Mathilde, jeune médecin généraliste. Entre les recommandations de la Haute Autorité de santé, dont tu sais qu’elles peuvent être influencées [3], celles des visiteurs médicaux et de certaines revues qui ne sont pas non plus indépendantes, tu ne sais parfois pas quel médicament choisir. »
Parmi les présentations des visiteurs médicaux se trouvent de vraies avancées. « Ils ne nous présentent pas de nouvelles molécules, car les médicaments qui fonctionnent existent depuis de nombreuses années. Mais certaines nouveautés facilitent la vie de tes patients, raconte Manon, qui vient de terminer sa spécialité en gastro-entérologie. On nous propose par exemple un médicament qui permet de ne plus prendre qu’une seule gélule, au lieu de trois auparavant. » Certains étudiants estiment ainsi qu’il faut recevoir ces représentants commerciaux et faire ensuite le tri... Quitte à ouvrir aussi la possibilité d’être influencé.
« Très peu informés sur les enjeux économiques de nos choix »
« Les médecins ont besoin de connaître la valeur d’usage du médicament. Et ces connaissances sur les médicaments sont produites par les laboratoires eux-mêmes, qui organisent les essais cliniques et qui sont ainsi juges et parties », pointe le sociologue Quentin Ravelli, qui a travaillé plusieurs mois au siège de Sanofi Aventis. Un cercle vicieux.
Si les étudiants ont des cours de pharmacologie dès la deuxième année, ils complètent par la suite leurs connaissances avec les informations données par l’industrie pharmaceutique. « Ce qui est dit sur les produits présentés par les visiteurs médicaux sont des choses vraies. Mais les points négatifs peuvent être omis !, ajoute Mathilde, la jeune médecin généraliste. Nous sommes très peu informés sur les enjeux économiques qu’il y a derrière les choix que nous faisons. » Nicolas Lechopier, un professeur de la faculté de médecine de Lyon confirme : « Le médicament n’est pas abordé comme un sujet politique, au sens qu’il engage des enjeux de pouvoir et d’argent, qui concernent directement la viabilité de notre système de santé. »
Des examens blancs longtemps organisés par Sanofi
Pour mieux comprendre l’intérêt que portent certains laboratoires aux étudiants, il faut rentrer dans le monde de l’industrie pharmaceutique. Lors de son passage chez Sanofi Aventis, le sociologue Quentin Ravelli a été chargé de rédiger un argumentaire pour convaincre les doyens des universités d’organiser systématiquement des concours blancs à l’internat de médecine, en sixième année. Des concours alors financés par Sanofi, en partenariat avec La Revue du praticien.
« À partir de statistiques, l’objectif était de montrer que les facultés qui faisaient appel aux concours blancs avaient de meilleurs résultats que ceux qui n’y recourraient pas et de convaincre ainsi des doyens réticents », raconte aujourd’hui Quentin Ravelli. Pour le laboratoire, ces concours blancs donnaient, d’après le sociologue, « un accès aux listes de candidats, à leurs niveaux respectifs, aux résultats de chaque faculté de médecine […]. Il permet de repérer les futurs médecins influents avant même qu’ils ne se révèlent à eux-mêmes [4] ». Ce que ne confirme pas l’entreprise : « Sanofi a mis à disposition uniquement des moyens logistiques et financiers permettant aux étudiants de passer ce concours blanc au niveau national dans les conditions optimales de qualité et de coût. » L’entreprise affirme aussi ne pas être intervenue dans le contenu même des épreuves.
Repérer les besoins des étudiants
Sanofi a retiré son financement fin 2011, après vingt ans de collaboration, suite aux débats qui allaient déboucher sur la loi relative au renforcement de la sécurité sanitaire du médicament et des produits de santé. « Ces débats avaient clairement émis la volonté de voir l’industrie pharmaceutique ne pas interférer dans le cursus des étudiants en médecine, raconte aujourd’hui une porte-parole de Sanofi. C’est pourquoi Sanofi a estimé que sa légitimité n’étant pas reconnue dans le domaine de la formation initiale des médecins, il était préférable de ne plus financer ce type de projets. »
En finançant ces examens blancs, Sanofi répondait concrètement aux attentes des étudiants : se préparer à un concours exigeant, déterminant pour le reste de leur carrière. Dans cette optique, Sanofi a aussi édité le Guide pratique du thésard pendant plusieurs années qu’elle a abandonné en même temps que le concours blanc. Enfin, des laboratoires peuvent aussi financer des pots de fin de thèse. « L’industrie pharmaceutique est très forte pour repérer les besoins des étudiants qui ne sont pas comblés par le système ou la formation, explique Paul Scheffer, doctorant en sciences de l’éducation, qui travaille sur ces questions d’indépendance de la formation des médecins. Répondre à ces besoins leur permet d’être bien vus, de créer des liens et de faire ensuite des choses ensemble, si possible... »
« Offrir un cadeau engendre un climat de proximité et de confiance »
C’est notamment par ce mécanisme de « don » et « contre-don » que fonctionne l’influence des laboratoires sur les étudiants. Une formation, un petit cadeau, des échantillons, un repas ou le remboursement des frais d’un congrès, une plaquette sur une pathologie qui facilite l’explication aux patients, peuvent conduire le futur médecin à se sentir redevable vis-à-vis des visiteurs médicaux. Et à se montrer progressivement enclin à écouter les arguments des laboratoires. C’est en tout cas ce qu’affirment plusieurs études [5].
« Offrir un cadeau engendre un climat de proximité et de confiance, résume la revue indépendante Prescrire. Il est alors plus facile de demander une première petite faveur, quelques minutes d’attention par exemple. D’autres faveurs plus importantes peuvent être ensuite demandées, sans que la personne n’ose refuser. » Mais les étudiants acceptent-ils ces cadeaux ? Dans sa thèse [6] sur le sujet, Stéphanie Baron montre que 99 % des internes interrogés ont déjà accepté au moins une fois un petit cadeau. En 2010, lors d’une étude auprès des internes en cardiologie, Ghassan Moubarak indiquait que 97 % possédaient au moins un objet promotionnel dans leur blouse blanche [7].
Conscients mais influencés ?
La plupart des étudiants acceptent les cadeaux. Mais sont-ils pour autant influencés ? Beaucoup disent être conscients de ces tentatives d’influences : ils sauraient détecter le vrai du faux dans les arguments qui leur sont présentés. D’ailleurs, nombreux sont ceux qui pensent que leurs prescriptions ne sont pas influencées [8], tout en affirmant que celles des autres étudiants le sont ! Une situation paradoxale...
« Le professionnalisme n’offre que peu de protections ; même les plus conscients et sincères engagements vers un comportement éthique ne parviennent pas à éliminer des biais non intentionnels, subconscients », soulignent des chercheurs ayant travaillé sur les mécanismes psychologiques des médecins, sur lesquels s’appuient l’industrie pour tenter de les influencer [9]. Il serait ainsi plus efficace de reconnaître la possible influence pour ensuite en tenir compte dans sa pratique.
Estime de soi et reproduction des normes
Autre explication, avancée par Benoit Soulié, chef de clinique à la faculté de médecine de Caen [10], pour tenter de comprendre le sentiment d’immunité de certains étudiants en médecine : « Les études de médecine, par leur caractère corporatiste et par la projection fantasmée de la société civile sur ce corps de métier, entretiennent chez certains étudiants une estime d’eux-mêmes élevée. Dans ce contexte, les tensions cognitives peuvent être particulièrement aiguës lorsqu’on explique, par exemple, qu’un cadeau, quelle que soit sa taille, influence le prescripteur. » Face à ces tensions, ces étudiants auraient tendance à justifier a posteriori leurs comportements transgressifs, estime le jeune médecin, renforçant ainsi l’impression de ne pas être influençable.
Si les étudiants sont potentiellement influençables, c’est aussi parce que leur cursus, comme de nombreuses formations, valorise la reproduction des normes et valeurs de leur milieu. « Dans les études de médecine, avance Paul Scheffer, un étudiant qui manifeste des opinions contraires, en particulier lors des stages à l’hôpital, peut être mis de côté » : ne plus être considéré dans le service hospitalier, voire être moqué ou humilié. « Il faut rester dans les clous, confirment Louise et Antoine, étudiants en cinquième année de médecine. Si vous n’allez pas au staff (où sont présents les visiteurs médicaux) pendant un stage, les relations avec les supérieurs peuvent se détériorer, et cela peut avoir des répercussions sur les notes. » La pression du concours et de la réussite peut freiner la remise en cause d’un fonctionnement accepté par la majorité.
Bientôt un classement des universités françaises ?
Mais les temps changent. Avec la révélation des nombreux scandales sanitaires, des professeurs et des étudiants font de plus en plus entendre leur voix. « La question n’est pas d’être intelligent ou pas, d’avoir du bon sens ou pas, estime Sébastien Foucher, le président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (Anemf), mais d’avoir des outils pour être indépendants. » Les étudiants du collectif La Troupe du rire ont créé un livret à glisser dans la poche de la blouse de médecin, intitulé « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ». Son but : exposer les techniques de lobbying des laboratoires et répondre aux idées reçues. « C’est un outil pour en parler entre nous », raconte Antoine, qui a aussi présenté ce travail lors de staffs, sur ses lieux de stage. « On souhaite susciter le débat, en parler entre étudiants et avec les médecins pour pouvoir remettre en cause cette présence [de l’industrie] qui est encore admise. »
En 2014, l’Anemf a coupé les ponts avec Novartis, qui finançait ses journées d’été. Elle s’est associée au collectif Formindep [11] pour lancer un classement des facultés de médecine selon leurs politiques officielles vis-à-vis de l’industrie pharmaceutique. Une première version devrait être publiée en 2016. Elle mettra en avant les bons élèves... et les moins bons. Un principe qui a été testé aux États-Unis, à partir de 2007, et qui a démontré un certain succès. « En 2007, pratiquement aucune fac n’agissait, précise Paul Scheffer. En 2015, deux tiers des facs ont eu une note A ou B, les meilleures possibles. »
Un enjeu de santé publique
Pour soutenir ce mouvement, le rôle des étudiants peut être déterminant. C’est en tout cas ce qui s’est passé à Harvard, en 2009. Les enseignants disposent aussi d’outils comme le manuel d’enseignement pour les formations de médecine et de pharmacie édité par l’Organisation mondiale de la santé et Health Action International [12], et traduit en français par la Haute Autorité de santé en 2013. A partir notamment de ce document, des professeurs de la faculté de Lyon ont construit un cours de deux heures sur le sujet. « Dans la discussion qui a eu lieu pendant ce cours, j’ai été frappé par la surprise des étudiants qui apprenaient que tous les nouveaux médicaments ne sont pas meilleurs que les anciens, raconte Nicolas Lechopier, professeur en Sciences humaines et sociales à Lyon. J’ai senti une sorte d’indignation (ou du scepticisme) découvrant qu’il n’y a pas quelqu’un, là-haut, au niveau de L’État, qui fait le tri. »
Ces initiatives constituent un premier pas avant qu’un véritable programme d’enseignement sur le sujet, et sur l’ensemble du cursus, soit mis en place ? [13]. Enfin, depuis 2011, les cadeaux offerts par l’industrie aux médecins ou aux étudiants en médecine sont répertoriés dans une base de données [14]. Plus de transparence [15], pour mieux contrôler les liens entre laboratoires pharmaceutiques et les professionnels de santé. Et plus d’indépendance entre formation et industrie.
Avec quel impact ? « Des études montrent que les médecins qui sortent des facs qui ont le moins de liens avec l’industrie pharmaceutique prescrivent différemment », précise Paul Scheffer. L’impact est concret [16]. C’est donc la médecine de demain qui est en jeu. « Il est temps de mettre fin aux nombreuses pratiques longtemps acceptées qui créent d’inacceptables conflits d’intérêts, menacent l’intégrité de la profession médicale et érodent la confiance du public tout en fournissant des bénéfices sans intérêts pour les patients et la société », écrivait en 2009 le professeur étasunien Bernard Lo, de l’université de Californie [17]. L’indépendance de la formation des médecins est une question de santé publique, qui va de l’efficacité et de la non-dangerosité des traitements proposés jusqu’au défi du financement de notre système de santé.
Simon Gouin
Photo : CC Orhanozkilic