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Comment les youtubeurs engagés à gauche ont pris la toile pour y faire de la télévision autrement

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par Angélina Tessier, Mathieu Paris

Youtube, ce n’est pas seulement un terrain de propagande pour des tribuns d’extrême droite. De nombreux jeunes youtubeurs engagés à gauche, écolos, féministes, ont créé une multiplicité de chaînes où ils postent leurs vidéos d’analyse de l’actualité, des questions politiques et sociales, des séries, des médias… Ils cherchent à libérer la parole en image pour avoir un impact réel sur la société. En 2016, ce sont des youtubeurs qui ont lancé le mouvement « On vaut mieux que ça ! », qui a donné le coup d’envoi à la grande mobilisation contre la loi Travail. De plus en plus, ces youtubeurs citoyens mènent leurs combats en commun.

Qu’est ce que le régime représentatif ? La désobéissance civile, les paradis fiscaux ? Que fait exactement l’entreprise Glencore, géant du négoce de matières premières ? Voilà autant de questions, complexes, auxquelles Data Gueule répond dans des formats vidéos courts, entre data journalisme et vulgarisation. La chaîne Youtube Data Gueule regroupe aujourd’hui 425 000 abonnés et cumule plus de 30 millions de vues. Les vidéos de la chaîne Osons Causer : blabla d’intérêt général sont regardées entre 50 000 et jusqu’à un million de fois ; celles d’Usul sur la chaîne de Médiapart entre 100 000 à 150 000 fois. En comparaison, la chaîne de Greenpeace par exemple, rassemble un peu plus de 8 000 abonnés. De fait, ces youtubeurs engagés touchent des dizaines de milliers de personnes.

De la chaîne Partager c’est sympa à Tout est politique, qui parle de « pop culture, sociologie et féminisme », notamment à travers les séries, en passant par Et tout le monde s’en fout, Youtube compte de plus en plus de ces vidéastes engagés à gauche et souvent drôles. Au départ réticents, les médias plus traditionnels comme France Télévision ou Médiapart collaborent désormais avec ces créateurs de nouveaux formats d’informations en vidéos.

Porter une parole publique pour se libérer

Se « libérer » et oser porter une parole engagée et assumée, c’est ce qu’une majorité de ces youtubeurs, ou créateurs engagés de contenus comme ils préfèrent s’appeler, disent avoir recherché. « On s’est demandé ce qu’on pouvait faire avec nos compétences pour réaliser notre part et ainsi être en accord avec nos valeurs », raconte Lénie Cherino, alias Sophie, du duo drôle, plutôt trash et écolo de Professeur Feuillage. Sur sa chaîne Vivre avec, la jeune youtubeuse Margot dénonce de son côté le « validisme » général de notre société et les discriminations envers les personnes malades et handicapées. « Au départ, c’était d’abord un moyen individuel d’expression et ça m’a beaucoup aidé à gérer ma maladie, explique celle qui est atteinte de la maladie rare Ehlers-Danlos. Je me suis rendu compte que je pouvais aussi être utile en parlant d’oppression au sens large ou en évoquant des choses plus générales, en sortant de mon seul témoignage personnel. »

« Je voulais faire quelque chose pour me libérer d’une sorte de colère ou d’incompréhension quand j’écoutais les médias », explique aussi Fabrice. Sur sa chaîne Le Stagirite, il déconstruit les discours médiatiques et politiques stéréotypés au prisme de la sociologie et de la philosophie politique. Fabrice rappelle qu’il y a encore quelques années, Youtube était surtout le déversoir des idées d’extrême-droite, Alain Soral en tête. Il y avait un vide politique à saisir à gauche. « Quand on ne trouve pas quelque chose sur internet, on n’a qu’à le faire » , s’est ainsi dit Buffy Mars. C’est parce qu’elle ne se satisfaisait pas des critiques de séries déconnectées du politique qu’elle a créé sa chaîne, Tout est politique.

La vidéo en ligne, nouveau format d’expression populaire ?

Si pour certains, le choix de la vidéo s’est imposé en raison de leurs compétences personnelles, comme Vincent Verzat (Partager, c’est sympa), Naya Ali ou encore Mathieu et Lénie de Professeur Feuillage, pourquoi ce format vidéo pour les autres ? « C’était le blog avant, ça aurait pu être la radio libre il y a quelques décennies ; pour les années 2010, c’est la vidéo » , analyse Klaire, des chaînes Klaire fait grr et Dans ton flux. « C’est sûr que la vidéo est plus facile d’accès que des articles ou des livres », constate Gull, créateur de la chaîne Horizon-Gull. « Sur Youtube, il y a des personnes jeunes voire très jeunes. C’est un moyen très efficace pour les sensibiliser. D’après les retours que j’ai, on me dit "ça je ne pensais pas que c’était raciste ; tiens, ce terme là, je ne le connaissais pas"... », rapporte Naya Ali, qui vient de créer son média en ligne Gonz, un média « féministe intersectionnel ». « À la différence de la télévision ou de la radio, les gens qui nous regardent ont une démarche pro-active. Notre public est à la bascule entre des gens qui veulent se renseigner et des gens prêts à agir », dit aussi Marc, de l’équipe de Et tout le monde s’en fout.

L’essor de ces vidéastes engagés va de pair avec la diversité des sujets traités. On peut désormais aussi bien réfléchir sur l’intersectionnalité entre le racisme et le féminisme avec Naya Ali, qu’écouter Cordélia alias Princ(ess)e LGBT sur les questions de genre, d’orientation et d’identité sexuelle, ou encore décrypter l’actualité générale avec Le Fil d’Actu.

« Quand on marche dans la rue, pleins de gens nous reconnaissent. Le message que l’on reçoit alors est : "Vous m’avez donné du courage, de l’espoir et des moyens d’action pour agir", se réjouit Vincent Verzat de Partager, c’est sympa. « Avoir l’impression d’être le seul espoir de personnes qui ne sont pas bien, c’est quelque chose que l’on retrouve beaucoup chez les vidéastes qui traitent de sujets de minorités politiques », explique aussi Margot, créatrice de la chaine Vivre Avec. De plus en plus, les youtubeurs travaillent ensemble pour porter des messages communs sous la forme de vidéos collectives. Cinq vidéastes ont par exemple fusionné leurs chaînes dans Le Tatou qui traite de questions écologiques. Ils rassemblent désormais plus de 1,4 million d’abonnés, avec des vidéos sur le projet de forage de Total au large de la Guyane, en partenariat avec Greenpeace, ou sur les voitures électriques.

« Inspirer les gens pour qu’ils se sentent la légitimité d’agir et de défendre des idées »

Les vidéastes s’organisent ainsi pour mutualiser leurs réflexions, leurs moyens et leur visibilité. « Chacun a son rôle, et c’est beau de voir que nous sommes complémentaires », analyse Vincent Verzat, à l’origine de la collaboration de la vidéo « On déborde ». Aux côtés de six autres acteurs du Youtube engagé [1], il y dénonce « la casse sociale, environnementale et démocratique » en cours, visant aussi bien l’évacuation de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, la réforme de l’enseignement supérieur ou encore la loi asile et immigration. Et appelle les citoyens à se mobiliser : « Ce qu’on peut faire, c’est inspirer les gens pour qu’ils se sentent la légitimité d’agir et de défendre des idées », insiste Vincent Verzat. « Nous n’avons pas d’égo par rapport à ce que l’on fait. Seul, on va plus vite. Ensemble, on va plus loin », dit aussi Lénie Chérino.

C’est dans cette même logique de rassemblement qu’est né le reportage de Laetitia, de la chaîne Le Corps La Maison L’Esprit, sur la tentative de censure de son interview du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker. Invitée par Google et Youtube à interviewer Juncker, la vidéaste a refusé de se plier aux questions niaises proposées avec insistance par les géants du net. En direct, elle n’a pas hésité à interroger Jean-Claude Juncker sur la nomination de Manuel Barroso, ancien président de la Commission européenne, à la banque Goldman Sachs, les lobbies, la politique de l’UE sur les perturbateurs endocriniens et le rôle de Juncker dans l’évasion fiscale alors qu’il était premier ministre du Luxembourg. Bref, des sujets qui fâchent. Avec l’aide de son ami Raj et de l’équipe d’Osons causer, tout a été filmé et diffusé sur cette même plateforme. Ce qui explique le titre, « Pardon Youtube »

La loi travail a suscité une première collaboration emblématique de vidéastes [2], qui se sont associés pour lancer un appel à témoignages en février 2016. La vidéo On vaut mieux que ça ! a été vue plus de 300 000 fois et a joué un rôle décisif pour la mobilisation contre la loi El Khomri de 2016, surtout auprès de la jeunesse. « Le mouvement social contre la loi Travail n’aurait pas démarré sans cet appel, sans la pétition de Caroline de Haas, et l’appel facebook. Nous avons contribué à forcer les grandes organisations syndicales à réagir. Ce sont elles qui ont lancé et structuré le mouvement, mais on les y a poussées », estime Fabrice (Le Stagirite) à l’origine du projet avec Danny Caligula et Usul. « C’est un des trucs que j’ai faits sur internet dont je suis le plus fier » , dit Ludo, d’Osons Causer. S’en suivra la plus grande mobilisation sociale du quinquennat de François Hollande, et le mouvement Nuit Debout.

Financement participatif, aides du CNC, monétisation… comment être youtubeur engagé et payer son loyer ?

Mais travailler ensemble demande aussi des moyens, que les youtubeurs n’ont pas toujours. Pour Klaire, partie prenante du projet On vaut mieux que ça !, « ça demande pas mal de temps et d’énergie de s’engager dans ce genre de démarche. Et d’autres priorités, comme réussir à payer son loyer, prennent souvent le pas. Comme dans la vraie vie militante finalement ». L’argent, justement, c’est un sujet sur lequel les youtubeurs, même engagés, restent discrets. Certains ont noué ou ont toujours des partenariats avec des médias traditionnels, comme Usul et Osons Causer avec Médiapart. D’autres réalisent des prestations pour des organisations non gouvernementales. Beaucoup, sinon la plupart, ne gagnent pas leur vie avec leurs vidéos. Même s’il existe des sources de financements pour ces contenus : les dons sur la plateforme de financement participatif tippee, ou même des subventions du Centre national de la cinématographie depuis peu (comme pour la chaîne Et tout le monde s’en fout).

Certains de ces contenus sont aussi produits par de véritables boîtes de production. Et comme tout youtubeur, ils peuvent aussi monétiser leurs créations auprès de Youtube s’ils acceptent de mettre de la publicité avant les vidéos. Mais ceci est plutôt rare parmi les engagés. Même dans ce cas, le taux de financement est minime. [3] Une difficile recherche de financement qui ralentit forcément les youtubeurs citoyens, sans les arrêter. Des vidéos et des projets communs continuent de s’organiser. « À la fin de l’année, nous aimerions taper un grand coup », annonce déjà Vincent Verzat.

Mathieu Paris et Angélina Tessier

Photo : CC James Good

Notes

[1Et tout le monde s’en fout, Lénie Cherino, Osons Causer, Demos Kratos, Professeur Feuillage, Magic Jack et Nicolas Meyrieux

[2Il s’agissait de Dany Caligula, Le fil d’Actu, Usul, Charles Oscar Salmacis, Naya, Buffy Mars, Osons Causer, Klaire Fait Grrr, Histony, Le Stagirite, Horizon Gull, Bonjour Tristesse.

[3Les chiffres ne sont pas officiels, mais selon les données qui circulent, les vidéos sur Youtube pourraient générer autour de 1000 euros pour 1 million de vues. Ce qui reste difficile à atteindre pour les youtubeurs engagés.