Patrimoine public

Comment sauver une oasis menacée par la pollution et la sécheresse : en la gérant à la manière d’un bien commun

Patrimoine public

par Nathalie Crubézy, Simon Gouin (Grand Format), Sophie Chapelle

L’oasis de Chenini, dans le sud de la Tunisie, était un petit paradis. A l’ombre des palmiers, arbres fruitiers et cultures maraichères proliféraient, arrosés par de multiples sources d’eau. Mais l’urbanisation et l’installation d’une usine de transformation de phosphates, à quelques kilomètres de là, menacent la survie de l’oasis. Face à cette situation, des citoyens ont entrepris de sauvegarder leur patrimoine, en créant un système de partage d’eau, en reboisant, en installant une maison de semences ou un atelier de transformation des produits locaux. Et en lançant un programme de soutien à l’installation de petits paysans. Bref, en le gérant à la manière des biens communs. Reportage.

Elle est surnommée « le paradis du monde ». Et est même inscrite sur la liste du patrimoine mondial de l’humanité de l’Unesco [1]. L’oasis de Gabès, à 400 kilomètres au Sud de Tunis, demeure la seule oasis littorale au bord de la Méditerranée. « Ici, le palmier embrasse la mer », indique Mabrouk Jabri, instituteur à la retraite qui a grandi à Chenini, une ville au cœur de l’oasis. Son écosystème est fondé sur la « culture en étages ». « Les cultures maraichères sont au sol, les arbres fruitiers au dessus, et les palmiers dattiers qui les entourent constituent un feuillage en forme de parasol », explique Mabrouk.

Cet îlot vert crée un véritable micro-climat en pleine zone désertique. « Quand j’étais plus jeune, il y avait de la verdure, de l’eau, des fruits, une faune et une flore riches, se souvient l’ancien instituteur. L’oasis était un lieu de vie où les habitants cultivaient leur lopin de terre. » Non seulement ces cultures alimentaient en fruits la région de Gabès. Mais l’oasis exportait sa production vers les villes de Djerba et de Medénine, plus au sud, et Sfax, au nord.

Cette oasis est aujourd’hui menacée. « Les sources naturelles d’eau ont tari ces dernières années, déplore Mabrouk. Or, sans eau on ne peut rien faire. » Il pointe du doigt plusieurs phénomènes : la présence d’une usine de transformation de phosphates fortement consommatrice d’eau, mais aussi l’urbanisation accélérée, l’augmentation de la population et les dérèglements climatiques. « On bénéficiait autrefois de 750 litres d’eau seconde qui sortaient du sous-sol de l’oasis pour irriguer les plantations. Nous ne sommes plus maintenant qu’à 150 litres seconde par pompage. »

Des « tours d’eau » contre la pénurie

Le « tour d’eau », un système d’irrigation par inondation, est l’une des spécificités de l’oasis. Des canaux creusés dans la terre ou cimentés alimentent en eau, tour à tour, les parcelles qui se retrouvent totalement submergées pendant plusieurs heures. Ce matin-là, c’est M.Bouaziz, un ouvrier agricole travaillant dans l’oasis de Chenini, qui bénéficie de l’irrigation. Les parcelles, de quelques mètres carrés, sont séparées par des buttes en terre et irriguées par inondation successive. La pénurie d’eau a conduit à ce qu’un groupement de développement agricole, le GDA, gère le partage de cette ressource rare entre les agriculteurs, prélevant au passage 3,5 dinars de l’heure (1,7 euro) [2].

« Avant, le tour d’eau ne dépassait pas les 10 ou 15 jours mais maintenant il faut attendre deux mois pour irriguer », déplore Mabrouk Jabri. La baisse des nappes phréatiques et la salinité des terres – les eaux douces ayant fortement diminué, les eaux marines, elles, sont plus présentes dans l’oasis, entraînant des remontées de sel qui nuisent aux cultures – ont progressivement conduit les habitants de l’oasis à abandonner leurs parcelles. Sofiane Yaroub, jeune maraicher tunisien, résiste. Il tente de vivre de son activité depuis cinq ans. Sur un hectare en location, il cultive du persil, du chou-rave, des oignons, des épinards, des salades, des grenadiers, ainsi qu’une diversité de palmiers-dattiers.

S’il vend sur les marchés environ trois fois par semaine, le manque d’eau constitue un terrible obstacle. « La dernière irrigation de ma parcelle remonte à quarante jours », confie t-il. Son revenu mensuel étant à peu près équivalent au salaire minimum tunisien (320 dinars, soit environ 150 euros), il tâche de garder ses semences d’une année à l’autre afin de faire quelques économies. Tout autour de ses parcelles, les constructions illégales se sont multipliées. « Les amendes ne sont pas appliquées », déplore t-il. L’oasis, qui représentait 750 hectares en 1970, ne s’étalerait plus que sur 170 hectares, l’équivalent du 1er arrondissement de Paris... Soit quatre fois plus petit.

Les conseils de Pierre Rabhi

Face aux dangers, les habitants de Chenini réagissent. Dès 1992, ils lancent un programme de réhabilitation de l’oasis. « Sous Ben Ali, monter une association était difficile, se remémore Mabrouk. Mais Pierre Rabhi est venu nous conseiller sur des actions à mettre en place. » (lire notre entretien). Trois ans plus tard, l’Association de sauvegarde de l’oasis de Chenini (Asoc) est créée. L’un de ses membres, Skandar Rejeb, nous conduit à Ras El Oued, le secteur amont de l’oasis de Chenini parmi les plus touchés par cette dégradation. Gagnant les hauteurs de la ville, une palmeraie se dévoile en contrebas. Entre les habitats troglodytes se fondant dans les cavités rocheuses, on devine le chemin emprunté par l’eau il y a quelques années.

Alors que « l’oued » – une petite rivière – a bien cessé de couler, le projet de l’Asoc est de réhabiliter l’ancien circuit d’irrigation sur un kilomètre et d’aménager un sentier touristique le long de celui-ci. Pour ce faire, l’association a construit des retenues d’eau de manière à relever le niveau des nappes phréatiques. « Notre association veut faire de ce site, à travers sa réhabilitation, une destination de tourisme solidaire », explique Skandar. A quelques mètres de là, Moncef construit justement son petit restaurant de grillades et plats traditionnels. Son objectif est d’ouvrir dans les mois qui arrivent.

Miser sur l’agroécologie et le tourisme solidaire

Si l’Asoc mise sur le tourisme, son objectif est aussi de faire revenir les paysans. Construction de murs en pierres sèches, plantations de mûriers, de henné, de grenadiers, de caroubiers, et transformation des fruits en produits à commercialiser... Plusieurs chantiers menés par l’association sont en cours sur l’oasis afin de restaurer sept hectares de terrain. « Ce que l’on souhaite c’est faire revenir les jeunes vers les métiers de la petite agriculture », appuie Skandar. Les jeunes membres de l’association espèrent installer une centaine de paysans certifiés en agriculture biologique. Plusieurs formations ont été initiées pour éviter le recours aux engrais chimiques. Tout un symbole alors qu’à quelques kilomètres de là, le Groupe chimique tunisien transforme des milliers de tonnes de phosphate en engrais artificiels qui seront ensuite déversés dans les champs du monde entier.

Face à la disparition progressive de certaines espèces d’arbres et des semences adaptées à un climat aride, l’association a également relancé depuis 2007 un jardin de la biodiversité sur un demi-hectare. « L’objectif c’est de conserver le patrimoine agricole de l’oasis », relate Abdelkhader Béji, ouvrier agricole qualifié et permanent de l’Asoc.

Sur cet espace sont développées diverses variétés de légumes et espèces d’arbres fruitiers – palmiers-dattiers, pommiers, pêchers, vigne... Graines et plants sont ensuite donnés aux agriculteurs des alentours. « Je suis heureux et fier de contribuer à la diversité. Mon travail, mon devoir, c’est de sauvegarder ces terres », confie Abdelkhader. En aval de la filière, l’association a investi dans deux chambres frigorifiques et la construction d’un atelier de transformation de fruits, dans le cadre d’un projet financé par l’Union européenne. « L’idée est de pouvoir transformer, valoriser et commercialiser des produits du territoire, explique Skandar. On espère créer une vingtaine d’emplois à partir de l’atelier de transformation. »

Reboisement et compost

L’autre défi est la conservation des palmiers. « Il est devenu plus rentable de couper la tête des palmiers pour récolter le jus et le transformer, que de cultiver les dattes », explique Skandar. Le jus – qui peut donner du vin de palme – rapporte dix fois plus que les dattes. En dépit de la législation, les palmiers sont fréquemment abattus pour laisser place à de nouvelles constructions de maisons. Depuis deux ans, l’Asoc mène une campagne pour en replanter.

L’Asoc a même créé une station de compostage des déchets de palmiers dattiers de l’oasis. D’abord séchés, ils sont ensuite broyés avant de tremper dans l’eau entre cinq et sept jours. Des andins, de petits tas de broyats de palmiers, sont ensuite formés. Cinq à six tonnes de compost sont pour le moment données aux agriculteurs de la région. « Mais l’idée à terme, c’est de le vendre car il faut pouvoir rémunérer les ouvriers permanents sur le site. On souhaite vraiment sauvegarder l’oasis en valorisant les déchets. On sait aussi que bien garder l’humidité résout en partie le problème de l’irrigation. » Chaque agriculteur est ainsi encouragé à avoir son propre compost afin de retenir l’infiltration des eaux et améliorer ainsi la productivité de ses parcelles.

Juste à côté de l’atelier de compostage se trouve une maison de semences où est stockée la production de graines locales. S’y côtoient de la coriandre, des semences de poireaux, de fèves, de persil, de piments, de maïs... « L’enjeu, c’est de contrer la production des semences hybrides, en produisant et échangeant nos propres graines afin de favoriser l’indépendance des agriculteurs », plaide Abdelnacer. « On espère mobiliser les jeunes, sensibiliser les enfants à l’importance de cette oasis qui peut participer à la souveraineté alimentaire, résume Mabrouk Jabri, l’instituteur. Les gens doivent comprendre que même avec des petites parcelles, on peut faire beaucoup de choses, améliorer ses pratiques et bien vivre. »

Texte : Sophie Chapelle et Simon Gouin

Photos : Nathalie Crubézy / Collectif à-vif(s)

 Lire aussi : « Les biens communs nous offrent davantage de liberté et de pouvoir que ne le font l’État et le marché »

Notes

[1Voir ici

[2Frais auxquels s’ajoutent des frais fixes annuels d’environ 30 dinars par are