Productivisme

Comté : le succès d’un fromage AOC au détriment de l’environnement ?

Productivisme

par Zor

Le Comté, fierté fromagère régionale, n’a pas échappé à la course au productivisme, à l’instar de nombreuses filières d’Appellation d’origine protégée. Cette intensification de la production, très localisée, provoque des pollutions qui mettent en péril la richesse écologique du terroir, pourtant nécessaire à la qualité du Comté. Enquête.

Cet article a initialement été publié dans le magazine L’utopik.

Le Comté est une fierté pour les habitants de la région Franche-Comté. Mais il devient malheureusement aussi synonyme de catastrophe écologique. L’intensification des pratiques d’élevage depuis une vingtaine d’années est en grande partie responsable de la pollution des rivières franc-comtoises et de la chute de la diversité floristique observée dans les prairies. Les acteurs de la filière, qui ont fait du Comté un label de qualité, sont bien conscients du problème. Mais les considérations écologiques peinent à s’imposer face aux logiques productivistes et à la perspective de nouveaux marchés.

Le Comté est une institution qui remonte au moins au 13e siècle quand les paysans ont mis leur lait en commun dans des « fruitières ». C’est la plus vieille Appellation d’origine contrôlée (AOC) fromagère, la plus importante en volume, avec 57 000 tonnes produites et 490 millions d’euros de chiffre d’affaires en 2012. Ce succès commercial et l’importance économique de la filière ont rendu les politiques très frileux sur le sujet. « L’évolution des méthodes de production de lait depuis 1990 ont mis l’AOP (label européen) Comté, malgré son cahier des charges, en déséquilibre avec son territoire, les sols et les rivières. Cette réalité commence à être reconnue », note Marc Goux, du collectif SOS Loue et rivières comtoises.

Rivières polluées et bouleversement des écosystèmes

L’impact sur le territoire est énorme. En Franche-Comté, 73 % de la surface agricole est destinée à la production d’herbe et de fourrage. À ce stade, on peut parler de monoculture, les prairies étant de plus en plus semées – et non des prairies où l’herbe pousse « naturellement ». La filière est structurée autour du Comité interprofessionnel du gruyère de Comté (CIGC), qui rassemble environ 2 800 éleveurs, plus de 150 ateliers de fabrication, dont 80 % sont des coopératives – les fruitières – et une vingtaine d’affineurs, ainsi que les distributeurs. « Nous sommes la seule filière à avoir un cahier des charges aussi strict qui limite la fertilisation azotée des sols et l’alimentation des vaches laitières », se défend Claude Vermot-Desroches, le président du CICG. La filière contrôle la production de Comté avec l’attribution de « plaques vertes », un système de quotas.

Mais cela n’est semble-t-il pas encore suffisant. L’état des rivières se dégrade fortement depuis les années 70 et la filière Comté est montrée du doigt. « Il apparaît que la Loue et les hydrosystèmes proches présentent un déclin marqué des peuplements de poissons et d’invertébrés qu’ils hébergent », écrit l’Onema, l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques, dans un rapport d’expertise sur les mortalités de poissons dans la Loue et le Doubs en 2010 et 2011. Aujourd’hui, c’est le Dessoubre, l’un des derniers refuges pour les amateurs de truites, qui est touché par la pollution et est à son tour interdit de pêche.

Pour l’Onema, l’augmentation de la population, les rejets d’eaux usées, l’augmentation des quantités de lait produites et les changements dans certaines pratiques agricoles ont un impact sur les flux d’azote et de phosphore dans la rivière. Si l’agriculture et la filière Comté n’en sont pas les uniques responsables, le collectif SOS Loue et rivières comtoises s’alarme qu’« en amont de Pontarlier sur le Drugeon, des analyses ont montré la présence de 504 molécules chimiques différentes, dont environ 330 d’origine agricole ». Pourtant, la nature des sols karstiques de Franche-Comté, qui favorise le transfert rapide des polluants de la surface aux réseaux souterrains puis dans les rivières, devrait inciter à réduire drastiquement les rejets.

Gérer les excédents de lisier

L’Onema reconnait que l’azote en surplus dans les rivières est essentiellement d’origine agricole. Il est indiqué dans le rapport que « l’augmentation de la production de lait, qui génère plus de déchets azotés, couplée à l’épandage sur prairies de ces déchets, notamment sous la forme de lisiers, joue probablement un rôle dans l’augmentation constatée de cet élément dans la Loue ».

De plus en plus de fermes abandonnent le fumier au profit du lisier, beaucoup plus nocif pour l’environnement, car plus lessivable par les eaux de pluie. Suite aux grosses pollutions, les choses ont un peu changé. La chambre d’agriculture a procédé à une cartographie des sites les plus sensibles, les plans d’épandages du lisier sont plus stricts et, en général, plus respectés.

Régulièrement, des pollutions volontaires sont tout de même constatées, comme un déversement de 25 000 litres de purin près de la source du Dessoubre, ou encore un agriculteur suisse qui répandait son lisier dans le Doubs. « Le problème de fond, ce n’est pas l’agriculteur qui se débarrasse du lisier, mais les excédents structurels », explique Marc Goux, du collectif SOS Loue et rivières comtoises. Un problème récent. « Avec les réglementions de mises aux normes des bâtiments agricoles, des éleveurs ont profité des aides pour investir dans des fosses à lisier. Ils gagnent une heure par jour, mais sont maintenant confrontés aux contraintes d’épandage de lisier, ils en ont beaucoup trop. »

Nouvelles méthodes de « gestion » des prairies

L’autre grave problème induit par les nouvelles méthodes agricoles se manifeste par l’état des prairies. Les études du Conservatoire botanique de Franche-Comté montrent une nette baisse de diversité florale sur les premiers plateaux à plus basse altitude, particulièrement en sol peu profond. L’un des auteurs, Julien Guyonneau, ajoute qu’il « constate globalement beaucoup de systèmes eutrophes, c’est-à-dire trop riches en nutriments ».

Seules 13 % des prairies fauchées de montagne et 5 % des prairies fauchées de plaine sont en bon état en Franche-Comté. Ces résultats ont été obtenus sur des zones Natura 2000, censées atteindre un haut niveau de qualité environnementale. « Ça veut dire que le reste est pire », se désole le botaniste. « Ce n’est pas parce que c’est une culture herbagère que c’est extensif. L’intensification se produit par plus d’apports en azote et par une augmentation du nombre de coupes. »

La stratégie de « l’herbe courte » se caractérise par une fauche prématurée. Une herbe plus verte concentre plus d’azote et stimule sa croissance. « On n’attend pas que le cycle des plantes soit terminé. L’autre cause est l’apport en fertilisation qui favorise le développement de certaines plantes au détriment d’autres. Dans un système de belle prairie, on observe entre 40 et 60 espèces par relevé de 50 m2. Quand la pression augmente, on diminue entre 20 et 30. Non seulement il y en moins, mais en plus ce ne sont pas les mêmes. »

Vers un produit bas de gamme ?

L’évolution de la diversité florale a forcément un impact sur le goût et la typicité du fromage. Cela n’empêche pas une partie des éleveurs de pencher vers les logiques productivistes, qui aboutiraient selon la Confédération paysanne à « un produit bas de gamme et abondant ». Ce scénario pourrait être envisageable avec la suppression des quotas laitiers en 2015. « Certains rêvent de développer les exportations. Il y a des demandes qui viennent des États-Unis, de la Chine et du Qatar. Une augmentation des volumes dans les conditions actuelles de production constitue une menace pour l’avenir du Comté », se désole Marc Goux.

Le CICG est sur une autre position. Pour Claude Vermot-Desroches, « il ne faut pas augmenter la productivité, mais améliorer les pratiques agricoles pour limiter les impacts ». Cela ne signifie pas pour autant une stagnation de la production de Comté. « Si on peut développer de nouveaux marchés, la filière Comté augmentera ses volumes avec une production laitière stable. Sur dix ans, cela pourrait représenter 1000 tonnes par an. » Dans ce cas, de nouveaux éleveurs seront intégrés à la filière.

D’autres militent pour une baisse de la production, seule manière de réduire véritablement l’impact écologique. Pour maintenir le revenu des paysans, le prix d’achat du lait devrait alors augmenter. Les estimations pour parvenir à un Comté presque neutre sur le plan environnemental font état d’une hausse d’un à deux euros par kilo de fromage. Certains plaident pour que ce surcoût soit supporté par la Politique agricole commune, qui devrait alors diriger ses aides vers un axe environnemental plutôt que productiviste.

Zor (L’utopik)

L’utopik est un des médias partenaires de Basta!. Cet article est tiré du troisième numéro du magazine, qui comporte un dossier sur « ces écoles dans lesquelles l’enfant ou l’adolescent est respecté comme individu autant que comme élève, où il est encouragé à développer ses talents y compris s’ils ne correspondent pas au programme scolaire, où la bienveillance remplace l’autoritarisme, et où l’on apprend à débattre pour vivre ensemble. » Retrouvez l’édito et le sommaire complet de ce numéro ici.

Photo de Une : CIGC/Jean-Pierre-Van-Der-Els