Décroissance

Consommation : contrôlons nos pulsions

Décroissance

par Ivan du Roy

« Vivre simplement pour que simplement les autres puissent vivre », clament les militants de la décroissance. Ce mouvement écolo-social bouscule la pensée libérale comme la théorie marxiste et propose une société de sobriété.

Illustration : Colcanopa

La croissance, c’est la confiance, nous répètent nombre d’économistes. Sans croissance, pas de création d’emploi ni de protections sociales encore moins d’augmentation du pouvoir d’achats. « Pour avoir de la croissance dans l’économie comme dans une famille, il faut travailler plus », nous demandait Thierry Breton, le ministre de l’Economie et des Finances, au début des « cent jours » du gouvernement Villepin. Sa principale inquiétude ne sont pas les 10,2% de chômeurs, le million de Rmistes ou le niveau relativement bas du salaire moyen, c’est la faible croissance - 2% - qu’enregistre la France fin 2005 et considérée comme la cause de tout nos malheurs sociaux. Travaillons plus, donc, dans la joie et la bonne humeur. Produisons encore et encore, consommons le plus possible et exportons toujours davantage. Ce n’est plus le travail qui rend libre, c’est la croissance. Gardons les yeux braqués sur le PIB et créons de la richesse quantifiable en euros ou en dollars (le reste ne sert à rien, ça n’entre pas dans le PIB). Tout se passera bien, c’est promis, à condition que la croissance soit au rendez-vous bien sûr. Voici la règle qui régit le monde dans lequel nous vivons.

Bientôt six milliards de voitures ?

Un esprit encore doté d’un minimum de capacité critique remarquera une légère faille dans cette argumentaire cher aux libéraux comme aux marxistes (à la différence des premiers, pour eux, la richesse produite doit être mieux répartie). Ce qui plombe en partie la croissance, c’est le prix du baril de pétrole qui avoisine depuis fin août les 70 dollars. Les réserves mondiales d’hydrocarbures se raréfiant, la consommation de pétrole augmentant avec l’arrivée en force de la Chine, le prix du baril ne fera que monter. On voit mal dans ces conditions la croissance s’améliorer et par là même embellir nos vies. Adieu le meilleur des mondes, avec la perspective d’une croissance à 4% ou 5%. Adieu le retour au plein emploi. Adieu la confiance des ménages en l’avenir radieux du consumérisme de masse.

Et si l’avenir était ailleurs ? Dans la décroissance par exemple ? Ceux qui la prônent, principalement au sein des courants écologistes, sont de plus en plus nombreux. Leurs idées commencent à se répandre. Ils vilipendent la publicité, vecteur de consumérisme frénétique, appellent à la sobriété et à la « simplicité volontaire ». Ils éditent des revues, Casseurs de pub, La Décroissance ou Silence, organisent des marches contre les symboles du gaspillage (lire le portrait). Des personnalités soutiennent ou rejoignent leur cause, comme l’icône altermondialiste José Bové, le biologiste Jacques Testart, le généticien Albert Jacquard, l’économiste Serge Latouche ou le politologue Paul Ariès.

Leur argument de départ est d’une logique imparable. Les sociétés occidentales basées sur la croissance de la production et de la consommation puisent abondamment dans le patrimoine commun de l’humanité - biosphère, eau douce, forêts, matières premières (hydrocarbures, minerais...), sols livrés à l’agriculture productiviste, pêche intensive - sans laisser le temps à ces ressources de se renouveler. Ces sociétés occidentales servant de modèle au reste du monde, en particulier des pays très peuplés comme la Chine, l’Inde ou le Brésil, l’épuisement de ces ressources - déjà bien entamées - va s’accélérer. Ce modèle économique « virtuel », déconnecté du « paramètre nature », se dirige donc droit dans le mur. La parade ? Soit la société d’hyper consommation ne sera accessible qu’à un nombre restreint de privilégiés, les autres souffrant de fait des conséquences de la pénurie de ressources (famines, épidémies) et de l’absence d’équité (pauvreté, chômage), avec toutes les politiques sécuritaires, d’apartheid social, et les risques de guerres que cela induit : les premiers voulant s’assurer un accès aux ressources tout en se protégeant des seconds. Soit nos sociétés occidentales s’engagent sur le chemin de la décroissance pour que le patrimoine commun soit préservé et pour permettre aux populations des pays en développement d’accéder à un minimum de confort. Dans ce cas, la société ne serait plus fondée sur la croissance ou le « développement durable » mais sur la « décroissance soutenable ».

Rétablir l’esprit critique

« Aujourd’hui, pour vivre de manière pérenne, il nous faudrait deux planètes. La décroissance s’inscrit dans une logique de partage. Il faut que ceux qui surconsomment apprennent à se limiter pour partager », explique Vincent Cheynet, co-fondateur de l’association Casseurs de pub, à Lyon. « La décroissance, ce n’est pas l’inverse de la croissance. C’est une tentative de déconstruire l’idéologie de croissance qui préconise de croître indéfiniment. Notre but n’est pas de substituer une contre idéologie mais de rétablir l’esprit critique. » Une critique qui vise à la fois notre modèle de société et qui remet profondément en cause nos comportements individuels. « La décroissance comporte une problématique psychologique : si l’Homme veut s’épanouir, il doit contrôler ses pulsions. Seul un processus d’autolimitation nous permet de nous structurer. Voitures, téléphones portables... Nous avons l’impression que ces objets sont aussi naturels que des arbres. Alors que cela fait seulement un demi siècle que la voiture s’est généralisée. » D’où l’importance pour ce mouvement de s’attaquer à la publicité, pilier de la société de consommation. « L’idéologie publicitaire exige une réponse immédiate à toute pulsion. Le but de la pub est de créer des consommateurs serviles. Quelqu’un qui se structure, qui s’épanouit, c’est le pire ennemi de la publicité ».

Le désir d’une société, pour l’instant utopique, qui respecterait son environnement et dont le principal souci serait l’équité, n’est pas apparu avec l’émergence de l’activisme anti-pub. Le père de la décroissance se nomme Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), un économiste roumain émigré aux Etats-Unis. Sa théorie : la loi de l’entropie - la dégradation inéluctable des ressources naturelles utiles à l’humanité - est incompatible avec la croissance économique perpétuelle prônée par le capitalisme. Les partisans de la décroissance se réfèrent également à quelques illustres figures. « Tous les grands courants philosophiques et spirituels défendent des idées proches des nôtres. Epicure, Saint-François d’Assise ou Gandhi prônaient la sobriété de vie : « Vivre simplement pour que simplement les autres puissent vivre », disait Gandhi », cite Vincent Cheynet. Lui-même se revendique chrétien. « Toutes les civilisations qui ont réussi à durer ont su se limiter. La croissance ne détruit pas seulement l’environnement, elle nous amène à nous détruire en tant qu’individu et en tant que société ».

Retour vers le futur

La décroissance signifie-t-elle un retour en arrière, d’abandonner la notion de progrès ? « Le but n’est pas de faire table rase du passé. A écouter certains médias, nous voudrions revenir à la bougie. Ce serait soit le tout consommation ou le tout technologique, soit plus rien du tout. Il faut sortir de cette horreur binaire. Le problème n’est pas la technologie si elle est utilisée comme moyen au service de l’humanité. Malheureusement aujourd’hui elle est considérée comme une finalité, pas comme un moyen. Idem pour la consommation. Ce qui est considéré comme des avancées sont en fait des régressions. La voiture, c’est 40 millions de morts au 20e siècle. Une 3e guerre mondiale ! », illustre le casseur de pub. « Nous ne contestons pas le progrès mais cette foi, cette croyance aveugle, dans le progrès ».

Au sein des pays industrialisés, ce discours peut faire mouche, peut redonner du sens à une société qui sombre dans le matérialisme. Mais comment convaincre les populations du Sud de la nécessité d’une « décroissance soutenable » ? « Nous pouvons comparer la décroissance à un régime : ce n’est pas pour tout le monde, en tout cas pas pour les gens qui sont rachitiques, comme les populations pauvres », répond Vincent Cheynet. Les militants de la décroissance rétorqueront également que 80% des humains vivent sans voitures, sans réfrigérateurs ou sans téléphone, et que 94% des habitants de la planète n’ont jamais pris l’avion. « Nous devons donc nous extraire de notre cadre d’habitant des pays riches pour raisonner à l’échelle planétaire et envisager l’humanité comme une et indivisible. Faute de quoi, nous serions réduits à penser comme Marie-Antoinette à la veille de la révolution française, incapable d’imaginer se déplacer sans chaise à porteur et proposant de la brioche à ceux qui n’ont pas de pain », détaillent Vincent Cheynet et Bruno Clémentin (autre membre fondateur de Casseurs de pub) dans un numéro de la revue Silence consacré à la décroissance.

Outre la sobriété individuelle, une société qui fonctionnerait sur la base d’une décroissance soutenable reste encore à définir. Surtout si on estime qu’elle ne doit pas se contenter d’édicter des interdits par rapport à l’actuel modèle de société : ne pas avoir de voitures ni de réfrigérateurs, ne pas faire ses courses dans un hypermarché, ne pas acheter tel ou tel produit jugé inutile ou trop polluant, ne pas prendre l’avion, etc. La décroissance doit également se faire en douceur. La désindustrialisation de la Russie est citée comme contre-exemple : « Ce pays a réduit 35% de ses émissions de gaz à effet de serre depuis la chute du mur de Berlin. Elle est passée d’une économie de superpuissance à une économie de survivance. En terme purement écologique, c’est un exploit. En terme social, c’est loin d’être le cas », souligne les deux militants anti-pub. Certes, comme monde utopique, on fait mieux que l’ex-URSS. Une société où l’on apprendra à « modérer ses désirs pour pouvoir s’épanouir » reste donc concrètement à inventer. Le mouvement pour la décroissance a en tout cas le mérite de poser la question des générations futures, un peu oubliées dans la gestion courante des affaires économiques et environnementales. Une question qui n’est quasiment pas abordée dans le débat politique, en tout cas national. Avec une certitude : « Le mode de vie liée à l’automobile est insoutenable économiquement. La civilisation du pétrole n’est pas durable », assène Vincent Cheynet. « Il n’y a pas de croissance infinie sur terre. »

Ivan du Roy