En temps normal, ils assurent 88 % du transport de marchandises en France. Nombre d’activités considérées comme essentielles, de l’approvisionnement alimentaire à celui de matériel médical, dépendent des chauffeurs routiers, bien que six camions sur dix sont désormais à l’arrêt du fait du ralentissement économique [1]. Fautes de douches, de sanitaires et de parking, avec la fermeture des restaurants routiers et des aires de repos, leurs conditions de vie sur la route deviennent déplorables. Ils doivent souvent se garer en bord de nationale, une bouteille d’eau en guise de douche et, avec pour seuls sanitaires, des toilettes sales ou un fossé. Pour les femmes, cette situation est encore plus difficile. En l’absence d’amélioration de leur situation, leurs syndicats les invitent à utiliser leur droit de retrait.
« Nous avons beaucoup bataillé avec le ministère des Transport, explique Vanessa Ibarlucea, de la Fédération nationale des transports routiers (FNTR), qui représente les employeurs et les chauffeurs indépendants. Nous avons réussi à faire rouvrir des services sur les routes. » Certains demeurent encore inaccessibles, notamment sur les routes nationales. Mihai [2], routier de 46 ans d’origine roumaine, a la boule au ventre avant de reprendre son camion le 23 mars. Il n’a toujours pas trouvé un moyen de stationner ou d’aller aux toilettes sur l’itinéraire qu’il emprunte entre la Bretagne et la région parisienne. Quant aux mesures de protection, peu d’employeurs ont les moyens de fournir des masques et du gel à leurs chauffeurs. « J’ai vidé le stock de masques et de gel qui traînaient chez moi », dit Mihai.
Accès refusé aux toilettes et à la machine à café : « Ils se sentent comme des "pestiférés" »
Autre choc pour les routiers : se voir refuser l’accès aux toilettes et à la machine à café dans les dépôts. « Certains m’ont appelée en larmes, éreintés par ces rejets constants, évoque Vanessa Ibarlucea. Ils se sentaient comme des "pestiférés". Nos consignes ont été claires pour les semaines qui viennent : les chauffeurs doivent avoir accès à des points d’eau avec des sanitaires propres à chaque livraison ou chargement. » Vinci a promis de rouvrir tous les sanitaires sur les aires des autoroutes dont il a la gestion. La CDFT ou FO poursuivent cependant les discussions avec le gouvernement, estimant que les mesures sont encore insuffisantes.
Les syndicats demandent aussi l’annulation de deux arrêtés pris les 19 et 20 mars. Ces derniers autorisent le transport de marchandises le dimanche et allongent la durée de conduite autorisée, grignotant sur leur temps de repos. Le 30 mars, jugeant la situation encore déplorable pour les chauffeurs, les fédérations du transport FO, CFDT et CFTC les encouragent à exercer leur droit de retrait. Ils demandent la « réquisition des aires de repos, stations-service, restaurants routiers » et, pour les transports sanitaires, les mêmes protections que les urgentistes. Déjà cinq routiers seraient décédés du Covid-19 et 1500 seraient malades, selon Patrice Clos, secrétaire général de la fédération FO des Transports et de la Logistique. Autre revendication : « L’arrêt des transports non essentiels ». « Sinon on aura un problème d’effectifs. Il y a 30 % d’absentéisme dans la logistique, que ce soit pour garde d’enfant, arrêt maladie ou exercice du droit de retrait », prévient le syndicaliste.
« Nous nous sentons encore plus isolés dans notre camion, à manger et dormir dedans »
Le secteur avait déjà du mal à recruter avant la crise sanitaire. Celle-ci ne va pas améliorer l’attrait du métier. Les chauffeurs bénéficient cependant d’outils en ligne et de manifestations de solidarité concrète. L’application Truckfly (Michelin) et le site gouvernemental bison Futé leur permet de connaître les lieux ouverts. Sur des groupes Facebook, les chauffeurs partagent des bons plans : telle aire de repos offre le café, tel camping ouvre ses sanitaires, et tel restaurant fait des plats à emporter. Des particuliers ou des petites entreprises ouvrent leur douche et offrent le café, comme un garagiste à Onzain (Loir-et-Cher), non loin de la N10 et de l’A10 qui desservent le centre et le sud-ouest de la France [3].
« On en a pris un coup, nous nous sentons encore plus isolés dans notre camion, à manger et dormir dedans », regrette Aurélien, 38 ans, chauffeur pour une entreprise de Charente-Maritime. Alors, ces réseaux leurs permettent de communiquer, d’envoyer des photos et de se soutenir les uns les autres.
Les routiers prennent leurs propres précautions dans la limite du possible. Les plateformes logistiques ont, elles, différentes façons d’aborder l’hygiène, et les chauffeurs doivent s’adapter à chacune d’entre elle. Lucas [4], 18 ans, est préparateur de commandes dans un dépôt alimentaire dans les Pays-de-la-Loire. Il a été appelé en renfort avec d’autres intérimaires, comme lui, pour soutenir l’activité plus intense en ce moment. Dès 5h du matin, il remplit les palettes qui sont ensuite chargées dans les camions. « Comme je ne suis pas chargeur, je n’ai aucun contact avec les chauffeurs, mais j’ai pu observer que les mesures d’hygiène étaient renforcées au maximum ici et que chacun respecte les règles de distance », explique-t-il, rassuré. Depuis une semaine, deux masques et du gel hydroalcoolique leur sont fournis chaque jour. « C’est assez étonnant, car ma sœur travaille dans le médical avec des personnes âgées et elle a du mal à trouver des masques », ajoute-t-il.
D’autres entrepôts n’appliquent pas les mêmes règles et n’ont pas autant de moyen disponibles, d’où le refus de laisser entrer les chauffeurs dans leur bâtiment. Dans certains dépôts, les chauffeurs doivent descendre de leur camion et rester à plusieurs dans la même pièce. Selon divers témoignages sur les réseaux, si certaines plateformes leur permettent de respecter les mesures de distance, c’est loin d’être la règle.
Aux frontières, des points de passage de moins en moins nombreux
En Italie, un chauffeur français décrit des mesures d’hygiène plus strictes, et assure que la plupart des sanitaires et restaurants routiers sont ouverts et propres. « Tout le contraire de la France », déplore-t-il. En Allemagne, les sanitaires sont payants mais réputés plus propres. Si la Commission européenne assure que le transport de marchandises reste continu et fluide dans toute l’Union, les points de passages se font plus rares entre certains pays. Entre la France et l’Allemagne, Freddy, chauffeur de 28 ans, se retrouve contraint de passer par un seul point de passage. Les frontières sont aussi plus difficiles à franchir entre la Belgique et les Pays-Bas. La première est confinée alors que les Pays-Bas ont adopté la stratégie de « l’immunité collective ». Le côté belge a donc décidé de restreindre les passages avec son voisin. Selon Caroline [5], qui officie depuis 30 ans dans un service de retour de marchandises dans les Pays-de-la-Loire, « les sociétés qui envoient des marchandises au nord de l’Allemagne vont sans doute éviter les Pays-Bas, pour limiter les risques ».
Pour les routiers, le défi sera de tenir dans la durée. Comme l’explique Caroline : « S’il n’y a personne en face pour consommer ou des employés pour travailler, la production dans certaines industries s’arrêtent automatiquement. » Son entreprise dispose d’une section « frigo » qui ne fait que de l’alimentaire. Une aubaine. « Dans ma section "retour", mon travail est de ramener des camions pleins de marchandises industrielles, raconte-t-elle. Sauf qu’avec la baisse de l’activité, beaucoup de mes chauffeurs revenaient avec un semi-remorque vide. On les a donc tournés vers la section frigo, qui tourne à fond en ce moment. »
« Chaque pays devrait garder un minimum de production. Là, on ne maîtrise plus rien »
Ce sont les petites entreprises et les chauffeurs indépendants qui souffrent le plus de la situation. Dans l’entreprise d’Aurélien, 70 % des 120 chauffeurs sont à l’arrêt. Lui qui d’habitude transporte « à l’international » réalise désormais des allers-retours en France. Quant à Éric [6], 36 ans, il a décidé de se mettre à son compte il y a un an et demi pour des livraisons dans l’ouest de la France : « J’ai perdu quelques clients, mais heureusement, je suis mis d’astreinte pour un gros client qui fournit la SNCF. Je viens tout juste d’investir 90 000 euros dans du matériel, ça aurait été catastrophique pour moi si je n’avais pas ce client. » D’autres sont moins chanceux et postent des annonces sur les réseaux, à la recherche de clients qui pourraient faire rouler leur camion.
L’entreprise de Caroline a aussi la chance de travailler pour un gros client qui fabrique des kits pour les hôpitaux. « Mais ce qui part de notre petite ville de l’Ouest doit forcément aller en centre de stérilisation. » Un camion complet doit donc rouler vers Creil (Oise), dans un des premiers foyers de contamination, pour aller stériliser la production. Ensuite, les semi-remorques repartent au fur et à mesure avec la marchandise vers le reste de la France, l’Allemagne et la Belgique. Outre-Rhin, un grand centre de redistribution réoriente d’autres camions vers l’est de l’Europe.
Un système complexe dont on découvre aujourd’hui les limites, car dans la même petite ville de l’Ouest qui fabrique ces kits médicaux, l’hôpital réquisitionne en ce moment des couturières pour fabriquer des masques pour ses soignants. Caroline avoue qu’elle trouverait plus logique de garder les productions au niveau local et national : « Chaque pays devrait garder un minimum de production. Là, on ne maîtrise plus rien. On a besoin de garder du local, que ce soit médical, agricole ou dans le transport. »
Marine Leduc
Photo : © Jeanne Frank / Collectif Item
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