Les images d’élèves se filmant en liesse à l’annonce de la fermeture des écoles ont fait le tour de certains médias pour finalement ne rien montrer de la réalité. Celle d’un virus qui va faire décrocher bon nombre de jeunes mais aussi ajouter quantité de travail supplémentaire aux équipes enseignantes dans tout le pays.
« La communication de Jean-Michel Blanquer masque la réalité », table d’entrée Luc [1], professeur de mathématiques et de sciences-physiques en lycée professionnel dans le Calvados. « On a souri quand il a dit que tout était prêt car il méconnait tellement le terrain », poursuit celui qui est aussi syndiqué à Sud-Solidaires. À la décharge du ministre, l’ampleur de la tâche était immense, avec près de 13 millions d’élèves ne devant plus se rendre en cours mais continuer leur année à distance, notamment via les environnements numériques de travail (ENT). Plus que les difficultés nombreuses qui ont suivi son discours du 12 mars et l’annonce en grande pompe du programme « Ma classe à la maison » du CNED (Centre national d’enseignement à distance), c’est le manque de franchise du ministre face à la réalité du terrain qui a heurté de nombreux agents de l’Éducation nationale. Ce nouveau couac vient ajouter une brique au mur qui semble séparer le corps enseignant de son ministre...
Ordre et contre-ordre de confinement
La réforme du bac avait déjà agité les lycées et collèges lors de la rentrée 2019. C’est une petite phrase de Jean-Michel Blanquer - prononcée le 19 janvier sur France Inter - qui met le feux aux poudres. Ce matin-là, « on peut aimer son métier et ne pas perturber les choses. Et 99,9% des enseignants sont d’accord avec ce que je viens de dire », est interprété comme « 99,9% des enseignants sont favorables à ma réforme du bac ». S’en est suivi une vague de contestation sous la bannière du « je suis 0,1% » qui regroupe alors une fronde contre Blanquer et la réforme du Bac. Arrive ensuite la crise sanitaire du Covid19.
Les erreurs de communication du ministre autour du covid19 n’ont pas commencé avec le discours du 12 mars. Catherine est proviseure d’un petit collège en zone rurale dans le Calvados, entre Caen et Deauville, situé dans un « réseau d’éducation prioritaire ». Pour elle, les soucis ont démarré le 28 février : « On nous a demandé d’avertir tous les membres de la communauté éducative, familles, personnels, en provenance des zones à risque de respecter les 14 jours d’éloignement. Puis le 29 février au soir, une autre ordre demandait de rappeler toutes les familles dès le lendemain matin qui s’étaient signalées pour dire qu’il n’y avait plus de confinement si pas de symptômes ! »
Un tâtonnement venu de tout en haut qui s’est poursuivi jusqu’à la fermeture des établissements et s’est répercuté tout de suite sur les enseignants, les élèves et leurs parents. « Pour mon département, le premier mail d’information suite à l’annonce de fermeture est arrivé en toute fin d’après-midi, le vendredi 13 mars après que l’établissement ait fermé ses portes. Cela a engendré dans certains collèges des dialogues téléphoniques ubuesques entre parents et principaux », poursuit Catherine, dépitée.
Depuis le lundi 16 mars, toutes les crèches, écoles, collèges, lycées, centres de formation des apprentis et universités de France sont donc fermés - au moins aux élèves - jusqu’à nouvel ordre. Ce sont environ 62 000 écoles et établissements du second degré et plus de 3500 établissements d’enseignement supérieur qui sont concernés. Si Jean-Michel Blanquer affirme sur France Inter le 13 mars qu’une « continuité pédagogique qui implique toute la communauté éducative est organisée selon une modalité à distance », dans les faits les choses sont moins évidentes.
« Certains de mes élèves n’ont aucune formation informatique. Ils ne savent pas ouvrir un fichier pdf »
Au bout de la première semaine, les milieux urbains et favorisés semblent tenir le choc d’un tel bouleversement scolaire. Ce sont bien les élèves issus de milieux défavorisés en difficulté scolaire ou en zone blanche qui rencontrent le plus d’obstacles. « Notre but, c’est évidemment qu’aucun élève ne reste sur le bord du chemin », a pourtant assuré le ministre...
Luc, professeur de mathématiques et de sciences-physiques en lycée professionnel, constate déjà des disparités d’accès aux technologies informatiques parmi ses élèves. « Selon moi, dans mon lycée, un peu moins de 40 % des élèves n’ont pas accès à un ordinateur. Dans un collège de Caen en quartier défavorisé, ce chiffre peut monter à 75% ! » détaille-t-il. À Paris même constat, Charlotte, mère d’une élève de CM1 dans le 11e arrondissement, n’a pu se connecter à l’ENT pendant toute la première semaine de fermeture, et a fini par communiquer directement avec l’enseignante de sa fille via des courriels. Celle-ci confirme être déjà sans nouvelle de plusieurs enfants, qui ne sont pas équipés en informatique.
La fracture numérique se joue aussi sur la maîtrise des outils informatiques – 13 millions de Français se disent en difficulté avec les outils numériques. Marie, professeure de mathématiques en collège dans la Manche, constate : « Certains de mes élèves n’ont aucune formation informatique. Ils ne savent pas ouvrir un fichier pdf. Les trois-quarts d’entre eux sont numérisés selon moi, mais j’en ai déjà perdu dans la semaine. Ceux qui ont déjà des difficultés seront les grands perdants de cette crise. Ils seront laissés sur le bord de la route », déplore-t-elle. Les enfants en situation de handicap et qui ont besoin pour travailler du soutien d’un accompagnant (accompagnant d’élèves en situation de handicap, AESH) en sont aussi désormais privés.
« Le message du ministre nous a exposés à des parents parfois à la limite de l’agression »
Si le manque d’anticipation et de formation fait quasiment l’unanimité chez les professeurs interrogés, la principale Catherine pointe aussi les problèmes techniques omniprésents lors de cette première semaine, des problèmes plus marqués à la campagne qu’en ville. « Nous n’étions clairement pas prêts de ce côté-là. Il aurait été plus inspiré de dire que les choses prendraient un peu de temps. La suite nous a donné raison : il était impossible pour les parents, les enfants mais aussi les enseignants de se connecter aux espace numérique de travail. » La plateforme de travail en ligne a enregistré un nombre important et inédit de connexions durant la semaine passée. Et c’est à nouveau Jean-Michel Blanquer qui sème le trouble, en annonçant dans la presse que tout était prêt. « Le message du ministre nous a exposés à des parents parfois à la limite de l’agression, qui traduisaient certes une inquiétude, mais aussi une incompréhension et un doute sur notre capacité en tant qu’établissement à faire fonctionner les choses », continue d’expliquer Catherine.
C’est seulement le 18 mars, sur France Info, que le ministre admet à demi-mots qu’il y a « des trous dans la raquette » à ce sujet, mais déclare aussi que « les choses s’amélioreraient de jour en jour ». Ce que, tout de même, beaucoup des témoignages recueillis confirment.
« Ce qui arrive en ce moment montre à tous l’importance des services publics ! »
Si l’adaptation des élèves à l’enseignement à distance s’annonce ardue, celle des enseignants semble plus grande encore. La grande majorité des enseignants interrogés jonglent entre soucis techniques, correction diverses et des dizaines de mails tout au long de la journée. Marie, la professeure de mathématiques en collège, élève ses deux enfants en bas âge seule, tout en assurant sa journée de cours. « Je reçois près de 100 messages par jour, mais seulement d’une vingtaine d’élèves sur la centaine que j’ai en tout. Mes journées sont longues, mais heureusement les élèves s’impliquent beaucoup, même s’ils sont parfois seuls et isolés. »
Avec une rémunération de 1850 euros nets par mois après dix années d’expérience, la jeune professeur souhaite qu’il y ait une prise de conscience des efforts de tous au milieu de cette crise qui s’annonce sur la durée. « Je veux juste que les gens se rendent compte du travail que cela nous demande et ne nous imagine pas en vacances. Ce qui arrive en ce moment montre à tous l’importance des services publics ! » ajoute-t-elle.
Les écoles ouvertes pour les enfants de soignants « démunies de matériel de protection »
La confusion générale et les injonctions contradictoires sur le confinement à respecter tout en étant invité à poursuivre les activités de production non essentielles ont connu un nouveau rebondissement ce 20 mars. Sur BFM TV, Jean-Michel Blanquer explique à une téléspectatrice qu’il est possible de cocher la case « motif familial impérieux » de l’attestation de déplacement dérogatoire pour aller dans les quelques écoles encore ouvertes pour rendre les copies de son enfant.
Cette possibilité de recevoir physiquement les copies via La Poste ou l’école, Marie s’y refuse catégoriquement, d’abord à cause de sa santé fragile mais aussi par principe de précaution. De plus, certaines écoles accueillent des enfants de personnels soignants. Elles sont pour l’instant, selon Luc, « démunies de matériel de protection, gel hydroalcoolique et masques, pour les élèves et leurs professeurs. » Depuis lundi 23 mars, un collège de Caen accueille une dizaine d’élèves sans protection.
Arte et la BNF proposent aussi des contenus éducatifs
Sans attendre le label « Nation apprenante » conclu entre l’Éducation nationale et les partenaires de l’audiovisuel public ou de « L’école à la maison » lancé ce lundi sur France Télévision, de nombreuses alternatives éducatives sont apparues sur la toile. La chaîne de télé franco-allemande Arte a par exemple lancé Educ’Arte. Des ressources pédagogiques y sont à la disposition des enseignants et de leurs élèves et tous les contenus sont classés par niveau et par discipline, pour les collèges et tous les types de lycées. De même, la plate-forme Gallica de la Bibliothèque nationale de France (qui a fermé ses portes au public comme tous les établissements culturels) met en ligne des millions de contenus gratuits.
Malgré la grande interrogation quant à la durée de la crise du coronavirus, le 20 mars, le ministre Blanquer citait une enquête de satisfaction qui plébiscitait « Ma classe à la maison » à plus de 80 %. Tout semble donc aller pour le mieux selon le ministre. Dimanche, il annonçait un possible retour en classe le 4 mai. Et, dans les colonnes du Parisien, il disait aussi que les enseignants allaient devoir passer un coup de fil à chacun de leurs élèves, une fois par semaine.
Guy Pichard
Photo : © Guy Pichard