Sobriété subie

Coupures de courant : va-t-on fermer des écoles pendant que les remontées mécaniques seront préservées ?

Sobriété subie

par Maxime Combes

Le gouvernement a dressé une liste confidentielle de 14 000 sites « prioritaires » qui ne subiront pas les coupures d’électricité. L’économiste Maxime Combes invite à réfléchir sur l’utilité sociale et économique des activités à préserver.

Madame la Première ministre Élisabeth Borne,

Le 7 juin dernier, dans un entretien à la presse régionale, le président de la République Emmanuel Macron avait assuré qu’il n’y aurait « aucun risque de coupure d’électricité cet hiver ». Ce risque semble pourtant bien réel si l’on en croit la circulaire que vous venez d’envoyer aux préfets et dont la teneur a été rendue publique par plusieurs médias. On y apprend que des coupures d’électricité sont envisagées aux heures de pointe, entre 8 h et 13 h et 18 h et 20 h, et qu’elles pourraient concerner 60 % de la population. Si 14 000 sites jugés prioritaires (gendarmeries, casernes de pompiers, commissariats, hôpitaux, etc.) sont visiblement protégés de ces délestages volontaires, ce n’est pas le cas des établissements scolaires et des transports collectifs que vous ne considérez manifestement pas comme « prioritaires ».

Puisque cette liste des 14 000 sites préservés est à ce jour confidentielle, pourriez-vous a minima rendre publics les critères qui vous ont permis de discriminer les sites « prioritaires » des sites « non prioritaires » ? Que ce soit en période de confinement obligatoire ou à l’occasion d’un rationnement de l’accès à l’électricité, définir ce qui est essentiel ou prioritaire et ce qui ne l’est pas, n’est pas qu’une affaire technocratique : en plus de charrier une lourde charge symbolique – au risque d’être perçus comme du mépris envers les activités jugées « non essentielles » comme pendant la pandémie de Covid 19 – de tels qualificatifs transcrivent nécessairement une certaine vision de notre société.

« Ce que l’on débranche dit beaucoup de la société dans laquelle vous voulez que nous vivions »

En septembre dernier, à la sortie d’une réunion avec certains membres de votre gouvernement, les maires des stations de ski avaient assuré avoir obtenu l’engagement du gouvernement qu’il n’y aurait « pas de coupures électriques dans les stations de ski ». Les stations de ski font-elles partie de ces 14 000 sites jugés prioritaires ? À quel titre ? Quoi qu’il en soit, comment comptez-vous justifier l’annulation de trains du quotidien et la fermeture d’écoles et de crèches pendant que les remontées mécaniques de Megève ou Courchevel continueront à fonctionner ? Pourquoi ne pas arrêter au contraire l’ensemble des remontées mécaniques en cas de besoin de délestages ?

La question ne se limite pas aux stations de ski. Les panneaux publicitaires lumineux, aux consommations énergivores, vont-ils continuer à fonctionner pendant que certains d’entre nous n’auront pas de courant pour réchauffer la soupe à 19 heures ? [1] La piscine en plein air chauffée à 28°C du Lagardère Paris Racing dans le 16e arrondissement de Paris continuera-t-elle à distraire ses membres select quand les ascenseurs des tours des quartiers populaires d’Aubervilliers, Bobigny, Clichy-sous-Bois ou Grigny seront arrêtés ? L’aéroport du Bourget (aviation d’affaires) continuera-t-il à fonctionner quand la ligne 13 du métro à Paris sera mise à l’arrêt ? Ce que l’on débranche dit beaucoup de la société dans laquelle vous voulez que nous vivions.

« Cette situation est le fruit d’années d’errance des pouvoirs publics »

Que vous le vouliez ou non, Madame la Première ministre, définir à l’abri des regards une liste de 14 000 sites prioritaires sans en préciser ni le contenu ni les critères de sélection, soulève immanquablement des interrogations sur l’utilité et le bien-fondé des activités que vous avez décidé de préserver. Soit qu’elles fassent partie de cette liste, soit qu’elles se situent dans les zones qui seront épargnées des délestages. Vous l’avez expérimenté pendant la pandémie de Covid 19, grand est le risque d’incompréhension : comment justifier l’absence de courant en début de soirée pendant que le stade de foot, la piscine ou le cours de tennis voisin pourront continuer à éclairer des loisirs que d’autres jugeront « non prioritaires » ?

De telles incompréhensions et sentiments d’injustice ne peuvent que se renforcer si vous persistez à rendre chacune et chacun d’entre nous responsable de ces éventuels délestages [2] : avant d’être le résultat d’insuffisantes réductions de nos consommations individuelles, cette situation est le fruit d’années d’errance des pouvoirs publics. On ne le rappellera sans doute jamais assez : si les objectifs du Grenelle de l’Environnement (2008) en matière d’isolation des bâtiments avaient été tenus, nous économiserions l’équivalent du gaz importé de Russie avant le début de la guerre en Ukraine. Or, vous venez de rejeter toute augmentation significative des crédits dévolus à la rénovation énergétique des bâtiments, comme si aucun enseignement n’en avait été tiré.

La France est le seul pays de l’Union européenne à ne pas avoir atteint ses objectifs de déploiement d’énergies renouvelables, et à devoir payer environ 500 millions euros de pénalités pour cela, alors qu’atteints, ces objectifs fourniraient aujourd’hui 64 TWh (Terawattheure) de production de plus, soit 20 % de la consommation industrielle ; de plus, ces retards accumulés ne cessent de s’accroître.

« Des décisions technocratiques qui mériteraient d’être débattues »

Comment dès lors ne pas avoir l’impression, à nouveau, comme lors de la pandémie de Covid 19, que votre gouvernement tente de masquer ces terribles manquements derrière des décisions technocratiques qui mériteraient d’être débattues et derrière une stratégie politique consistant à faire de chacune et chacun d’entre nous le coresponsable d’une situation énergétique qui nous échappe pourtant ? Que penser de l’application Ecowatt [3], qui, sous couvert de mise à disposition de l’information, laisse 14 millions d’entre nous, en situation d’illectronisme, hors d’un système d’alerte numérisé alors que, dans le même temps, l’accès aux numéros d’urgence n’est pas garanti ?

Chacune et chacun d’entre nous est capable de comprendre qu’il est préférable d’anticiper et préparer d’éventuelles coupures d’électricité et que des délestages ponctuels de deux heures valent mieux qu’un black-out général. Néanmoins, telles que les choses sont désormais posées, et compte tenu de notre (mauvaise) expérience de la pandémie de Covid 19, vous ne saurez vous exonérer d’une nécessaire réflexion collective sur l’utilité sociale, économique et écologique des activités qui pourraient ne plus être alimentées en cas de rationnement ou qui ne devraient plus l’être au nom de la sobriété : non ciblées, les coupures d’électricité seront vécues comme injustes et inégalitaires.

Vous avez contribué à ouvrir un légitime et important débat public sur la sobriété. C’est très bien. Mais vous ne pouvez rester au milieu du gué : la nouvelle situation énergétique et le manque de préparation collective nécessitent une discussion démocratique sur la priorisation des besoins à satisfaire tant face aux risques de délestages qu’au regard des besoins de sobriété énergétique. Que cette sobriété soit subie ou choisie, il devient nécessaire de consommer moins de ressources et de réintroduire des limites : quand il faut économiser l’électricité, le pétrole, le gaz ou même l’eau, alors brûler du kérosène pour aller boire un café à Biarritz ou gaspiller de l’eau pour arroser un green de golf ne saurait être accepté. Nos écoles et nos crèches valent plus que leurs jets privés ou les remontées mécaniques de Megève ou Courchevel.

Veuillez recevoir, Madame la Première ministre, mes sincères salutations.

Maxime Combes, économiste et auteur de Sortons de l’âge des fossiles ! Manifeste pour la transition (Seuil, 2015) et coauteur de Un pognon de dingue mais pour qui ? L’argent magique de la pandémie (Seuil, 2022)

Photo de une : L’Europe la nuit, vue satellite / CC Nasa

Notes

[2« Si tous ensemble nous tenons le plan de sobriété qui a été présenté par le gouvernement, c’est-à-dire de réduire d’environ 10 % par rapport à notre consommation habituelle (…) alors oui nous pourrons passer même avec un mois de décembre et un mois de janvier froid cette période, ça dépend de nous » (Entretien d’Emmanuel Macron pour TF1 le 3 décembre 2022)

[3Pour informer sur l’état de la production électrique et sur les risques de coupures d’électricité, RTE a lancé l’application EcoWatt. Elle se présente comme une « météo » de l’électricité qui informe en temps réel sur l’état du réseau électrique français.