Cinq ans après Sangatte

Dans le Nord, le purgatoire des migrants

Cinq ans après Sangatte

par Julien Brygo

Près d’un millier d’exilés d’Irak ou d’Afghanistan sont échoués sur le littoral entre la frontière belge et la Normandie. La mort d’une migrante erythréenne le long de l’autoroute A 16, le 8 juillet 2007, illustre les risques qu’ils sont prêts à courir pour une vie meilleure. Reportage auprès de ces oubliés.

Un légère brume venant du nord se mêle aux fumées des ferry boats en partance pour l’eldorado. Nozim se tire les poils du visage, quatre hommes jouent aux cartes sur le bord du chemin, Mustapha se roule une clope. On passe le temps, dans l’ombre et le vacarme sourd des monstres d’acier qui filent toutes les deux heures vers Douvres, sur la côte anglaise. Dans le port de Dunkerque, la routine dure depuis près de sept ans. Les premiers migrants ont commencé à affluer en 2000. Depuis 2005, des sondes à battements de coeur disposées dans six hangars - trois français et trois britanniques - filtrent tous les camions. Elles se rajoutent aux sondes à oxygènes, en service depuis 2002, que de nombreux migrants tentent de contourner en se couvrant la tête, le temps du contrôle, avec un sac plastique.

Certains reviennent de Grande-Bretagne, après avoir vécu et travaillé à Birmingham, Liverpool ou Leicester. D’autres arrivent à peine de leur longue marche de six à seize mois. Peshawar (Pakistan), Kaboul (Afghanistan), Kirkouk (Kurdistan irakien) ou Ispahan (Iran), jusqu’aux portes de l’Europe, Istanbul. La Turquie est la plus grosse plaque tournante des réseaux d’immigration clandestine. Ils ont ensuite traversé la Grèce, l’Italie et enfin la France. Vingt-cinq des trente migrants échoués dans ce campement ont emprunté cette route migratoire, risquant leurs vies dans des bateaux de fortune ou sous des camions. Quelques-uns ont fait de plus longues escales, dans les champs de pommes de terre grecs, sur des chantiers turcs ou derrière les barreaux des geôles iraniennes. Ceux qui avaient reçu de la famille ou des proches les 7000 dollars exigés par le passeur ont voyagé plus rapidement. En six ou huit mois quand même, à cause du saucissonnage du trajet en différents réseaux.

« Invitations » à quitter le territoire

« Ici on vit comme des chiens, explique Raja Khan, jeune afghan qui zone depuis deux mois entre Calais et Loon-Plage. On n’est pas nés pour dormir dans la jungle et se retrouver mouillés tous les jours. Pourquoi on n’aurait pas le droit d’aller en Angleterre ? Les troupes britanniques sont bien venues chez nous, bombarder nos maisons et nos villages. Notre seul moyen de s’en sortir, c’est de passer la frontière. En attendant, nous sommes obligés de supporter les contrôles de police et de se contenter de deux repas chauds par semaine. » Le quotidien de ce jeune homme, dont le ras-le-bol est marqué sur le visage, est fait d’errances au milieu de cette zone industrielle, entre des champs de pissenlits blancs, un parking à containers et une route, où filent camions et voitures de touristes bien peu au fait de l’existence d’un bidonville sous leurs yeux.

À part les travailleurs portuaires ou les chauffeurs, qui les croisent souvent le long de l’A16 en direction de Calais, personne ne sait dans quelle « jungle » les migrants ont trouvé refuge. À l’image des Latinos qui errent dans les montagnes entre Tijuana et San Diego (USA), Kurdes et Pachtouns de Loon-Plage, confrontés à un mur d’eau, vivent isolés et effectuent l’essentiel de leurs migrations entre le poste de police et le discount de Loon-Plage. Tous ont été arrêtés au moins une fois et conduits dans les centres de rétention de Lille ou de Dijon, où les agents de la police de l’air et des frontières (PAF) les « éloignent » quelques jours. Ils sont relâchés avec une Invitation à quitter le territoire (IQT), leur meilleur atout, quoique limité dans le temps, pour ne pas aller pointer à la Police Station de Saint-Pol sur Mer, deux bonnes heures de marche vers la Belgique. Pendant les interrogatoires, ils répètent inlassablement qu’ils ne sont pas passeurs, mais essaient de passer la frontière, comme les autres. La PAF les relâche souvent en pleine nuit, quand aucun bus ne circule et que les rues de Dunkerque sont désertes.

Destructions hebdomadaires

Il est 22h00. Débarquement de trois agents de la PAF. Le repas va être servi (merguez halal et baguettes, apportées, par une bénévole de Salam -1), mais personne ne fuit en courant, comme c’est le cas à Calais durant les ravitaillements de la Croix-Rouge. « On vient toutes les nuits, témoigne un agent. On commence à les connaître, même si il y en a des nouveaux tous les jours. Ca se passe toujours bien avec eux. Ils nous connaissent. De temps en temps, ils nous proposent du thé. Hier soir, on s’est bien marré avec eux quand ils nous ont raconté leurs périples », explique ce policier, qui dit ne rien savoir des cycles de destruction de camps, des bulldozers, ni des bennes dans lesquelles sont jetées couvertures, tentes, médicaments ou sacs de vêtements trouvés sur place. En principe, les camps sont détruits dès qu’ils dépassent 60 personnes. En réalité, les CRS débarquent toutes les semaines depuis début juin, quel que soit le nombre d’occupants. La police nationale détruit tout - certains diraient "nettoyer". Ce fut le cas trois fois courant juin et une fois depuis le début du mois de juillet, alors qu’il y avait moins de quarante migrants sur le site. La plupart y étaient depuis environ un mois, forcément connus de la PAF. Mais les quatre petits nids qui forment le camp - cinq tentes au total - ont bel et bien tous été rasés. Le lendemain, les humanitaires de Salam apportaient de nouvelles tentes, robustes et surtout plus étanches.

Chaque camp est regroupé en fonction des origines nationale ou ethnique. Beaucoup n’ont aucune connaissance directe sur le camp. Tous se sont rencontrés sur le site. Les Irakiens ont longtemps vécu dans les containers - l’accès est aujourd’hui grillagé -, tandis que les Afghans se construisaient des cabanes en dur, renforcées avec du parpaing et du bois. Les campements sont détruits chaque semaine depuis le début du mois de juin et reconstruits dans la foulée. Les deux populations rivalisent d’ingéniosité quand il s’agit de se construire des espaces collectifs. Avec des bouts de ficelle, des restes de bandes médicales, des bâches de plastique et des tissus, ils consolident des cabanes où la chaleur des corps permet de resister aux très violents orages. Dunkerque n’est pas connu pour la clémence de sa météo. Les migrants en savent quelquechose, eux qui voient le ciel déverser ses litres d’eau quasiment tous les jours depuis fin mai.

Avec son look à la Elvis Presley, veste en cuir à lanières et regard charmeur, Babar est pourtant comme les autres, fauché. Il n’y a pas de « king » ici. Chacun est logé à la même enseigne : une visite médicale et deux ravitaillements en nourriture par semaine. Ce Pakistanais de 22 ans est arrivé de bon matin de Lille, en train, ce qui explique qu’il soit propre et laisse ses « frères pachtouns » se servir en premier dans le marmitte de pomme de terre et de poisson qui frétille entre deux briques réfractaires. Il ne lui faudrait pourtant que cinq euros pour repartir à Calais, mais il se tâte. Babar s’est déjà fait arrêter trois fois par les CRS de Calais, « nettement plus violents que ceux de Dunkerque ». Ses allers-retours entre le centre de détention de Lille et le gigantesque réservoir à migrants de Calais le fatiguent, à force. Il préfère parler de sa copine, Manija. Elle a pourtant tout fait pour qu’il ne quitte pas Peshawar il y a bientôt un an. « Elle est si belle, dit-il. Je vais aller travailler quelques années et après on se mariera au Pakistan. Là-bas, avoir une copine, c’est risquer de se faire mettre dessus par le frère, le père ou l’oncle. C’est mieux que je sois parti. Je ne connais personne là-bas mais il y a tellement de Pakistanais que je m’en sortirai toujours. » Inquiet, il sort de sa poche tout ce qui semble lui rester : Deux feuilles agraffées sur lesquelles on peut lire « Procédure de reconduite à la frontière - Rejet.

Les migrants de Loon-Plage n’ont pas tous quelqu’un à rejoindre en Angleterre. Sur les trente Afghans, Pakistanais et Irakiens rencontrés (2), les deux-tiers ont un ami, un oncle ou une fiancée à rejoindre. Les autres comptent sur la base communautaire implantée dans de nombreuses villes pour trouver du boulot à Liverpool, Birmingham ou Manchester. Ceux qui errent depuis plus de deux mois entre Calais, Loon Plage et les centres de rétention déposeraient bien une demande d’asile politique en France. Mais personne ne vient leur indiquer la marche à suivre. Une seule certitude : La victoire de Nicolas Sarkozy aux présidentielles - « son père était tzigane, non ? » - est une mauvaise nouvelle et la création d’un ministère de l’immigration sonne comme une nouvelle chape de plomb qui vient s’ajouter au désespoir issu des échecs répétés quotidiennement.

« Prêt à les embaucher »

Une Iranienne de l’Organisation internationale pour les migrants (OIM) est venu traduire la consultation médicale ce mercredi. Elle est en fait chargée de convaincre ces hommes de repartir en Irak ou en Afghanistan de leur propre gré. Un millier de personnes auraient accepté ces aides l’an dernier. Mais la carotte de 2000 euros par adulte, tendue au titre de l’aide au retour volontaire ne les convainc pas de faire le trajet en sens inverse. Après avoir dépensé jusqu’à 10 000 euros et passé entre six et seize mois sur les routes de l’exil, comment imaginer un retour au pays, fatalement synonyme d’échec aux yeux de la famille et de temps perdu ? La plupart des migrants mentent à leurs familles, qui croient qu’ils se sont arrêtés en France pour « bosser un peu » avant d’aller en Angleterre. « Quand j’appelle ma copine, je lui dis que nous sommes dans le jardin, près du feu et que nous travaillons dur. Elle ne comprendrait pas si je lui disais que je vis dans une jungle, sans manger pendant parfois trois jours d’affilée. Je ne veux pas qu’elle se fasse du souci. Quand je raccroche, je pleurs », explique Babar devant une casserole d’eau chaude et des sachets d’English Breakfast.

Dans le champ qui borde les campements, le fermier vient prendre des nouvelles de ses pissenlits blancs et de son blé. Il croise les migrants régulièrement depuis plusieurs années et parle d’eux avec une certaine tristesse. « Quand je passe dans mon champ, ils me font des petits signes, sans jamais rien me demander, explique M. Vannelste, béret vissé sur le crâne et imperméable sur le dos. Je les vois depuis longtemps. Ils sont jeunes, robustes. Je vais vous dire mon opinion personnelle : Ils perdent leur temps ici. Ce sont des martyrs. Ils fuient la guerre et la misère mais ni la France ni l’Angleterre ne veut les accepter. Je ne suis pas sur que votre article aide à les régulariser. » Comment faire pour les aider ? « Moi je serais prêt à les embaucher et à les faire bosser dans mes champs. Y’aura du boulot bientôt, avec la première saison des patates. Mais je ne veux pas me retrouver dans le journal parce que j’ai embauché des clandestins... vous comprenez ? » En attendant, ce cultivateur se contente de leur donner de l’eau quand il fait chaud et d’en parler autour de lui. « À Dunkerque, personne ne sait qu’une quarantaine de réfugiés vivent sous des bâches de plastique dans le port. Personne ne les voit et personne ne veut savoir. »

Indifférence et hostilité des autochtones

En face des containers éventrés où les Kurdes de Kirkouk ont longtemps dormi, le directeur du parking, M.Bossaert (société TSCI), explique entre deux manoeuvres de gerbage, que « ça ne (le) dérange pas que les clandestins dorments dans les vieux containers. De toutes façons, ils ne serviront plus au fret de marchandises. Par contre, quand ils vont dans les beaux containers et qu’ils y font leurs besoins, là, pour nous c’est chiant. On n’est pas drôles avec eux, on leur donne de l’eau parfois. Les agents de la PAF viennent tout le temps nous dire qu’on n’a pas le droit de les nourrir, de les loger et de les aider, mais quand même... Vous savez, ils n’ont plus d’argent, ne parlent pas français, ils ont faim et sont là depuis longtemps. Ce sont des êtres humains comme tout le monde, et je vais vous dire : ils ont aussi besoin de sexe. Pour ces gens-là, un homme ou une femme, c’est pareil. Donc je me méfie, je garde mes distances et mes gars font pareil. » L’ignorance et l’incapacité de communiquer avec ces hommes venus de loin pousse donc à reproduire des préjugés coriaces. De confidence en confidence, on découvre sur le port de Dunkerque au mieux l’indiférence, au pire l’hostilité des employés de ce parking à containers, qui, à l’instar de Joe, combinaison intégrale et balais-brosse à la main, pense que « les clandestins doivent dégager. La semaine dernière, deux d’entre eux ont voulu se battre avec moi. Ils me disaient "come, come !" Ils sont violents en plus. Il faut que les associations dégagent et les clandestins arrêtent de venir. Y’en a ras-le-bol ! »

« Ce n’est pas mon problème, lance ce touriste irlandais occupé à charger son coffre de vin blanc français et de bière belge, sur le parking du discount de Loon-Plage. Nous sommes bien entre Européens, non ? Franchement, ils n’ont qu’à rester chez eux. » Sauf que « chez eux », l’Afghanistan ou l’Irak, ils risquent leur vie au quotidien. Le gouvernement de Gordon Brown, dans la lignée de son prédecesseur, ne veut rien savoir. Celui de François Fillon semble peu disposé à les entendre. Coincés entre une République soucieuse de "choisir" ses immigrés et un Royaume confronté aux conséquences de ses actions militaires et de son très libéral marché du travail, les migrants du port de Dunkerque ont échoué dans un purgatoire à ciel ouvert à portée de bateau de la Grande-Bretagne. Ils affinent leurs techniques au fil des échecs. Des techniques de plus en plus risquées, comme en témoigne le décès, dimanche 8 juillet de Luwam, une Érythréenne de 19 ans. À l’échelle du globe, les trois quarts des quelque 7 180 migrants clandestins morts dans leur périple depuis 1988, selon Europ Forteresse, sont décédés en mer. Dans le nord de la France, on estime à plusieurs centaines le nombre de migrants décédés en tentant de traverser la Manche depuis la fermeture du camp de Sangatte, en 2002. À l’époque, le ministre de l’intérieur, aujourd’hui chef de l’État, avait pris cette decision pour enrayer le flux de migrants. Technique qui ne fonctionne pas, donc, puisqu’entre La Panne et Cherbourg, plus d’un millier de potentiels réfugiés politiques errent dans les forets, les dunes ou les zones industrielles. En quête d’une impossible paix intérieure, loin des bombes et des attentats-suicides qui déciment jour après jour l’Irak ou l’Afghanistan, ils sont les nouvelles victimes du grand jeu géopolitique et de l’ignorance d’un Occident qui se mure.

Julien BRYGO

1. Salam (Soutenons, aidons, luttons, agissons pour les migrants) - association créée en 2002 à Calais suite à la fermeture du hangar de la Croix-Rouge à Sangatte et élargie en 2007 à la région Nord Pas-de-Calais.

2. En réalité, ceux qui se disent pakistanais sont afghans et perpétuent le discours que les passeurs leur ont dit de tenir pour éviter une « déportation » vers Kaboul -, pensant qu’il n’y a pas de charters européens vers Islamabad (Pakistan), ce qui est pourtant faux.