Ali Mouzda vit avec sa famille dans un immeuble HLM de la banlieue lyonnaise. Ils y sont les seuls, ou presque. Ses voisins sont relogés les un après les autres. Sur le palier, les plaques métalliques remplacent peu à peu les portes d’entrée, pour éviter que les logements ne soient « squattés ». Vétuste, sa vieille barre d’immeuble, située dans la commune de Bron, va être démolie dans un peu plus d’un an. Déjà, elle est envahie par les cafards, l’humidité et le deal. « Cela fait des années que je demande au bailleur social de partir d’ici, à cause de l’insalubrité de mon appartement. Maintenant ils vont être obligés de me trouver quelque chose, dit Ali Mouzda, qui vit dans un quatre-pièces avec ses trois enfants. La petite ne peut plus dormir à cause des canalisations qui passent derrières les murs de sa chambre. L’odeur est infecte. »
Dans ce paquebot de béton, symbole de l’urbanisme des années cinquante, vivaient 330 familles. Il n’en reste plus qu’une soixantaine, qui devront toutes partir d’ici juillet prochain, avant que le bâtiment appelé UC1, pour « unité de construction n°1 », ne soit détruit – pour un coût de 9,4 millions d’euros, porté par le bailleur social Lyon métropole habitat. Il restera alors encore six « unités de construction » dans ce quartier classé comme une priorité nationale par l’Agence nationale de renouvellement urbain (Anru). « Lyon Métropole Habitat m’a proposé d’emménager à l’UC2 puis à l’UC4, mais j’ai refusé les deux propositions. Je veux rester à Bron, j’aime mon quartier. Mais si c’est pour être relogé dans les autres UC, dans les mêmes conditions, très peu pour moi », continue Ali Mouzda, en montrant du doigt la fenêtre de son salon qui donne sur le périphérique Est et ses onze voies de circulation.
D’un immeuble vétuste à un autre
La politique de démolition-reconstruction des immeubles les plus dégradés de France menée par l’Anru, le quartier de Parilly – le plus pauvre de l’agglomération lyonnaise avec un revenu annuel moyen de 8500 euros par habitant –, la connaît bien. Une barre d’immeuble encore plus grande que l’UC1 y a déjà été détruite il y a une dizaine d’années. Elle a été remplacée par de petites résidences de trois ou quatre étages, entourées de clôtures et de petits jardinets, construites en majorité par des promoteurs privés. Quelques-unes seulement dépendent du bailleur social, qui y a pu y reloger seulement huit familles de l’UC1, seulement parmi les plus aisées.
« Effectivement, les locataires sont relogés en majorité dans les autres UC, analyse le maire socialiste de Bron, Jean-Michel Longueval. Le neuf, forcément c’est plus cher, et il n’y a pas assez de construction de logements sociaux pour satisfaire cette demande ». Alors, beaucoup de locataires sont relogés d’un immeuble vétuste à un autre, même si les autres UC sont un peu moins délabrées que l’UC1. Au moins, les portes des halls ferment à clé et les troubles sont moins fréquents. Et puis, pour les familles nombreuses, il n’y a pas mille solutions. « Nous avons énormément de mal à trouver des grands logements en dehors des UC. Alors, nous essayons de proposer aux locataires du neuf dans une autre commune », explique Stéphanie Plasse, conseillère sociale chargée du relogement chez le bailleur social.
A cause du gouvernement, les HLM neufs deviennent une vraie denrée de luxe
Les logements neufs se raréfient. Avec la réduction des loyers de solidarité, prévue par la loi de finances 2018, le gouvernement Macron a étranglé financièrement les bailleurs sociaux, en les privant d’une partie de leur ressource financière : les loyers. Les bailleurs ont en outre dû compenser la baisse des APL – les fameux 5 euros par mois – en baissant encore les loyers. « Concrètement ça fait cinq millions de recettes en moins pour nous cette année, et dix millions l’année prochaine. C’est autant d’investissement et de construction de logements neufs en moins », dénonce Paul-Antoine Lacombe, chef d’agence du bailleur social Lyon Métropole Habitat.
Les effets se feront sentir dans les années à venir, lors des prochaines opérations de renouvellement urbain, quand les HLM neufs deviendront une vraie denrée de luxe. La loi logement d’Emmanuel Macron, dite Elan, récemment votée, incite aussi les bailleurs à vendre une partie de leurs logements. « Ils devront céder au privé leurs meilleurs appartements, ceux qui sont vendables, explique le maire de Bron. Il ne restera alors dans leur parc que les pires logements. Les relogés du renouvellement urbain en pâtiront. » L’État, et son émanation, l’Anru, poussent à démolir des tours. Mais si la viabilité financière des bailleurs ne suit pas, comment assurer un stock suffisant de logements sociaux pour les personnes à reloger ?
« Une reconcentration des plus pauvres »
Pour les grandes institutions publiques comme l’Anru et pour les responsables politiques, démolir les tours les plus emblématiques de la ségrégation spatiale, comme l’UC1, et en faire migrer les habitants, est présenté comme un moyen de créer de la « mixité sociale », de casser le ghetto. Pourtant, le relogement des locataires des HLM montre aussi parfois le revers du renouvellement urbain, celui des perdants du relogement, un processus que la sociologue Christine Lelévrier, professeure à l’École d’urbanisme de Paris, décrit comme « une reconcentration des plus pauvres dans les bâtiments existants, et la localisation des nouveaux programmes aux marges plutôt qu’au cœur du quartier ». Bien sûr, beaucoup de locataires veulent rester dans leur quartier, pour ne pas perdre leurs habitudes, l’école où sont scolarisés leurs enfants et la proximité avec Lyon, qui est à moins de 20 minutes en tram. Et les personnes à reloger sont prioritaires sur les listes d’attente HLM.
Mais pour rester là où ils ont vécu, beaucoup n’ont souvent pas d’autre choix que de se réinstaller dans les vieilles tours, sans le bruit du périphérique, mais avec l’autoroute A43. « Tout ce que je veux, c’est m’éloigner du périph, rapporte Josiane, une locataire qui vit seule depuis que ses enfants ont quitté le nid familial. Pour me rapprocher de ma sœur, j’ai demandé à être relogé dans l’UC où elle vit », un de ceux qui bordent l’autoroute A43. Là bas, les bruits de circulation s’entendent moins et la verdure est plus présente. « En espérant qu’ils ne le détruisent pas celui-là. Mais qu’est ce qu’on y peut de toute façon ? » conclut-elle, résignée. Avant l’UC1, Josiane vivait dans l’UC7, détruite il y a dix ans.
Moins de logements sociaux disponibles
Les autres tours du quartier seront-elles aussi démolies ? Selon le directeur de l’agence locale de Lyon Métropole habitat, Paul-Antoine Lacombe, cette inquiétude serait irrationnelle : « Les UC qui restent ont une vraie fonction sociale, on ne peut pas les démolir car ils constituent une offre de logements pas chers pour les personnes les plus précaires. » Un stock d’autant plus nécessaire alors que les grandes opérations de rénovation pilotées par l’Anru suppriment des tours, sans reconstruire sur place des logements accessibles. Pour des villes de la proche couronne lyonnaise comme Bron, qui manquent de terrains à bâtir, la règle imposant de ne pas reconstruire de logements sociaux là où on en a détruit peut rapidement virer au casse-tête. « Cela fait courir un vrai risque à la commune de passer en dessous du seuil règlementaire de 25% de logement sociaux », souligne Paul-Antoine Lacombe.
La rénovation urbaine et les beaux principes de « mixité sociale » serviraient-ils en fait à réduire discrètement la proportion de logement social dans la commune ? C’est ce que pense l’association Droit pour tous. Militants historiques, ils accueillent les mal-logés tous les mercredis dans leur permanence, installée au pied d’une tour de Bron. Un vétéran de l’association arrive, fait relire à ses collègues l’ébauche d’un tract dénonçant « l’orientation de notre municipalité (de gauche !) voulant réduire de 28% à 25% la proportion de logement social ». Ces associatifs restent perplexes face aux démolitions en cours, qu’ils voient comme une attaque en règle contre le logement social. « Comme on ne peut pas reconstruire de HLM où on en détruit, et que la commune n’a plus de réserves foncières, mécaniquement, le taux de logement social baisse », explique le maire, tout en se défendant de toute « volonté politique de réduire le nombre de HLM ».
Les derniers locataires souffrent
Sur les 330 logements détruits de l’UC1, 247 seront reconstruits à Bron. Le reste dans d’autres communes de la métropole. Une petite moitié des relogés à quitté la ville, par choix souvent, et contrainte parfois, faute de logements en nombre suffisant. Salou, 32 ans, installé à l’UC1 depuis ses années d’université, a joué la carte de la patience pour être relogé à Lyon. « On m’a d’abord proposé d’aller m’installer aux Minguettes ou à Vénissieux. Mais il y a les mêmes problèmes là-bas qu’ici : les rodéos, les vitres cassées, le squat... » Il refuse ensuite une autre proposition, trop loin de son travail, à Saint-Priest. Son voisin, lui, a accepté d’y aller. « Il voulait partir le plus vite possible avec son enfant. Si j’en avais eu un, j’aurais fait pareil », dit Salou. Certains veulent quitter leur logement le plus vite possible, excédés par les conditions de vie dégradées dans la barre depuis qu’elle se vide. Les derniers à rester souffrent.
Avant, les locataires s’organisaient pour éviter que l’immeuble soit squatté, ce qu’ils vivent mal. Mais ils sont maintenant trop peu nombreux pour le faire. Des jeunes d’autres quartiers viennent s’installer dans les travées extérieures qui longent les appartements, du côté du périphérique, du début d’après-midi jusque tard dans la nuit. La présence de quelques vigiles missionnés par Lyon Métropole Habitat n’y change pas grand chose. « Je ne peux plus inviter d’amis le soir, et parfois, moi-même j’ai peur, alors que je vis ici », décrit Salou. À force de patience, il a obtenu un logement dans le centre de Lyon, pour une soixantaine d’euros de loyer en plus. Son déménagement est prévu dans deux semaines.
« Je ne changerais pas de ville, car j’ai passé toute ma vie ici »
Si Salou a obtenu un logement dans un arrondissement à faible teneur en logement social, il fait un peu figure d’exception. Même si la moitié des locataires emménagent hors des quartiers « politique de la ville » (les anciennes Zones urbaines sensibles, ZUS), la plupart des relogements se font dans des communes limitrophes de l’est lyonnais, où le taux de logement social oscille entre 28% (Bron) et 59% (Vaulx-en-Velin). Les villes traditionnellement réfractaires à la construction de HLM ne sont pas plus ouvertes quant il s’agit d’accueillir des relogés. « Certains élus affirment haut et fort qu’ils ne veulent pas de locataires de tel ou tel quartier, de ceux qui sont déjà les plus stigmatisés. En commission d’attribution des logements sociaux, ils bloquent les relogements dans leurs villes », malgré l’existence d’une charte de répartition à l’échelle de la métropole de Lyon, confie une ancienne conseillère en relogement.
À quelques pas de l’UC1, Sofia, qui y vit, veille sur ses trois enfants qui jouent dans le parc de l’immeuble d’à côté. Celui de sa barre a été incendié. Elle souhaite avant tout quitter le quartier, mais aussi rester à Bron. Elle est bien consciente de la difficulté de la chose, elle qui cherche un grand appartement pour pouvoir héberger sa mère. « Ce qui se dit entre voisins, c’est qu’ils veulent rehausser l’image de Bron, faire partir les locataires d’ici, dit-elle en jetant des coups d’œil au plus petit des enfants qui court partout. Mais nous nous acharnerons, nous resterons ici. Je veux bien revoir mes demandes à la baisse, mais je ne changerais pas de ville, car j’ai passé toute ma vie ici ».
Benoît Collet
Photo : © Benoît Collet.