Travail

Dans les sucreries de Cristal Union, les accidents mortels à répétition suscitent peu de réaction

Travail

par Nolwenn Weiler

Sept morts au travail depuis 2010 impliquent le groupe sucrier Cristal Union. Pourtant, la prévention des risques semble toujours insuffisante. Collègues et familles dénoncent des sanctions pénales peu dissuasives.

Le 19 octobre dernier, un grave accident du travail a eu lieu à la sucrerie d’Erstein, en Alsace, qui appartient au groupe Cristal Union (notamment propriétaire de la marque de sucre Daddy). « Un mécanicien de 45 ans a été retrouvé inanimé par l’un de ses collègues », explique France bleu Alsace. Il se serait retrouvé coincé dans des « bandes transporteuses » – des tapis roulants – près d’un four à chaux. Transporté à l’hôpital, il est mort de ses blessures quelques jours plus tard.

« Depuis un certain nombre d’années, Cristal Union peut se targuer d’un terrible palmarès », déplore Éric Louis, « ouvrier en lutte » et membre de l’association Cordistes en colère. Depuis 2010, six travailleurs ont trouvé la mort dans les usines de ce groupe, dont trois cordistes, des accidents du travail mortels sur lesquels Basta! a longuement enquêté. « Avec le mécanicien de la sucrerie d’Erstein on arrive à sept morts », se désole Éric Louis. Cela commence à faire beaucoup pour un groupe qui se targue d’agir « au quotidien pour faire évoluer [ses] pratiques » et d’être « une entreprise engagée soucieuse de l’environnement » [1]

Des manquements à la législation du travail

Les personnes qui sont mortes dans ces usines n’étaient pas toutes salariées du groupe Cristal Union. Plusieurs étaient sous-traitantes ou intérimaires, catégorie surreprésentée parmi les 733 salariés qui meurent au travail chaque année en France (hors accidents de trajets ou maladies professionnelles [2]), de même que les jeunes travailleurs. « Les ouvriers qui ont moins d’un an d’ancienneté sont surexposés aux accidents du travail, observe Mathieu Lépine, professeur d’histoire et animateur du compte Twitter« Silence des ouvriers meurent » qui recense les accidents du travail mortels, souvent traités comme des faits divers. Ils ne connaissent pas les lieux, ni les machines, ni les procédures. Trop souvent, on leur confie des tâches qu’on ne devrait pas leur confier. » C’était le cas d’Arthur Bertelli et de Vincent Dequin, cordistes de 23 et 33 ans, qui meurent en 2012 ensevelis au fond d’un silo de sucre appartenant à la distillerie Cristanol, filiale de Cristal Union, à Bazancourt, dans la Marne. Ils étaient arrivés le matin même sur le site pour descendre, suspendus à une corde, dans le silo pour une intervention.

Les enquêtes menées dans la foulée de l’accident par l’inspection du travail révèlent « divers manquements à la législation du travail » avec « un plan de prévention gravement lacunaire » et une omission du risque d’ensevelissement. Cristal Union conteste alors ces divers manquements, et nie toute responsabilité pénale. Le sous-traitant employeur des deux cordistes, Carrard Services, adopte la même stratégie de défense. En janvier 2019, tout au long de l’audience de première instance, « les avocats des prévenus ne cessent de se renvoyer la balle, sans reconnaître la moindre responsabilité », relève le journaliste Franck Dépretz, qui suit le procès pour Basta. « Ils semblent néanmoins s’accorder sur un point : "Les imprudences des deux victimes", notamment le fait qu’Arthur et Vincent avaient détendu leur corde. » Pourtant, les investigations des gendarmes écartent toute responsabilité des victimes dans l’accident ainsi que l’hypothèse d’une défaillance du matériel.

Des risques connus, mais ignorés

Cinq ans après la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, le 21 juin 2017, le même scénario semble se répéter. Quentin Zaraoui-Bruat, cordiste de 21 ans, meurt enseveli en pleine opération de nettoyage d’un silo, sur le même site industriel. Le rapport de l’inspection du travail évoque « l’absence d’information et de formation des travailleurs cordistes aux risques liés au travail à l’intérieur d’un silo contenant de la matière » et insiste sur « l’attention toute particulière » qui doit normalement être portée à la formation des intérimaires et sous-traitants étant donné que leur statut implique « une méconnaissance intrinsèque de l’entreprise dans laquelle ils sont amenés à travailler ».

Tous les cordistes alors interrogés expliquent qu’ils pensaient pouvoir prendre appui sur la matière contenue dans le silo – de la drêche, résidu de céréales s’agglomérant le long des parois et qui forme d’énormes blocs. Et que cela n’était pas dangereux puisque la matière était « colmatée ». « Rien dans l’évaluation des risques ne vient définir la notion de colmatage », regrette l’inspectrice du travail, dans un rapport accablant. Nul ne pouvait deviner qu’il y avait un risque de la voir s’enfoncer sous le poids d’un homme. Quentin, pas plus que les autres, lui qui est défini comme « un ouvrier sérieux, travailleur et courageux », pas connu pour le non-respect des consignes de sécurité. « Seule la méconnaissance ou l’inconscience du risque peut expliquer le fait qu’il se soit décroché », insiste l’inspectrice du travail. 

Quentin ne pouvait pas non plus savoir que, comme en 2012, les trappes de soutirage du silo où il intervenait ne seraient pas consignées. Ouvertes par erreur, en 2017 comme en 2012, elles sont à l’origine de l’écoulement de matières qui entraînent l’ensevelissement des trois hommes. « Tous les facteurs qui ont conduit à l’accident de M. Z. [Quentin Zaraoui-Bruat, ndlr] sont absents des documents établis par les entreprises ETH [le sous-traitant, ndlr] et Cristanol dans le cadre de l’intervention des cordistes alors qu’ils sont connus des deux entreprises et que l’expérience passée avait déjà démontré leur impact sur la santé et la sécurité des travailleurs », déplore l’inspectrice du travail. Qui ajoute que « Cristanol et ETH ont violé de façon manifestement délibérée plusieurs obligations de sécurité ou de prudence ».

Se pencher sur les accidents pour améliorer la sécurité

« On dirait qu’aucune leçon n’est tirée quand il y a un accident », proteste Éric Louis. « Quand une personne meurt au travail, cela devrait servir d’alerte, estime Mathieu Lépine. Parfois, cela change dans les semaines qui suivent, mais cela ne dure généralement pas longtemps. Pour Cristal Union, on aurait pu imaginer que d’importants changements seraient entrepris. » Interrogé par Basta! sur la manière dont il organise la prévention des accidents, le groupe a répondu, par un court message, que la sécurité était « un enjeu de tous les instants », et que ses procédures en matière de gestion des risques étaient « régulièrement auditées », et « comparées aux standards appliqués dans des entreprises similaires ».« Nous sommes d’ailleurs adhérents à l’association MASE [pour Manuel d’amélioration sécurité des entreprises, ndlr], référente sur les sujets de sécurité, de santé au travail et d’environnement dans les entreprises. »

La vidéo d’information visionnée par les intervenants extérieurs amenés à travailler sur les sites de Cristal Union mentionne que, sans plan de prévention, il ne peut y avoir d’intervention. « Nos exigences sont renforcées pour toute intervention de cordiste dans nos silos », ajoute ce document. De quelle manière ? Cristal Union n’a pas répondu à nos demandes de précisions sur le sujet. « Sur le papier, c’est toujours beau, dénoncent des ouvriers de Cristal Union. Mais cela ne nous empêche pas de faire parfois n’importe quoi. »

Les travailleurs regrettent l’absence d’échanges et d’analyses collectives autour des accidents graves et mortels qui endeuillent les sites de Cristal Union. Il y a pourtant là des pistes certaines d’amélioration. « Des enquêtes démontrent l’intérêt de l’analyse des accidents, mais aussi des incidents ou des presque accidents pour revoir les organisations et augmenter la sécurité », explique Véronique Daubas-Letourneux, sociologue, auteure de Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles. Il est vraiment important de donner la parole aux femmes et aux hommes qui travaillent. Ce sont eux qui peuvent dire ce qui s’est passé, ce qui aurait pu se passer, ce qu’il faudrait changer. Le regard collectif peut vraiment aider à éviter de nouveaux accidents. »


« Le secteur agroalimentaire est particulièrement dangereux
, reprend Véronique Daubas-Letourneux. Le travail y est très pénible et c’est un secteur très peu structuré au niveau syndical. » Témoin d’un accident mortel dans une des usines de Cristal Union, un salarié évoque la solitude des rares militants syndicaux qui essaient d’organiser un semblant de riposte. « Dès que cela devient un peu officiel, les gens ne veulent plus parler. Quand on en parle entre nous, ils ont vu des choses, du matériel mal consigné par exemple. Mais après, quand on les interroge pour une enquête, il n’y a plus personne. Même à la gendarmerie. » « Chez Cristal Union, la politique sociale est tellement violente que les syndicalistes sont muselés, grince Éric Louis. Suite à la mort de Quentin en 2017, j’ai sollicité à maintes reprises le délégué syndical. Je n’ai jamais eu de contact avec lui. Il ne s’est rien passé. »

Des peines trop faibles au pénal ?

Mais si les choses ne bougent que trop doucement à la suite d’un accident du travail, c’est parce que rien ne les incite vraiment à le faire, pensent ceux et celles qui luttent pour que ces accidents cessent, enfin. Chez Cristal Union ou ailleurs. « Un mort, cela coûte 50 000 euros à Cristal Union, précise Éric Louis, sachant qu’ils ont un bénéfice qui s’élève à 50 millions d’euros  [3]. La réponse pénale n’est clairement pas à la hauteur. » « Les sanctions judiciaires sont réellement ridicules, renchérit Mathieu Lépine. Les familles qui vont en justice sont choquées de voir à quel point la vie de leurs enfants ne compte pas. Il faudrait évidemment des sanctions plus lourdes. Au civil et au pénal. »

Faiblement condamnés, les grands groupes comme Cristal Union arrivent en plus à passer entre les mailles du filet pénal via la sous-traitance. Pour l’accident de Quentin Zaraoui-Bruat, Cristal Union a pu échapper aux poursuites pénales, car seules l’entreprise sous-traitante (Entreprise de travaux en hauteur, ETH) et l’entreprise intérimaire (Cordial-Proman) ont été poursuivies, et condamnées pour « homicide involontaire » et « emploi de travailleurs sans organisation et dispense d’une information et formation pratique et appropriée en matière de santé et sécurité ». Cependant, la responsabilité de Cristal Union a été indirectement reconnue au civil.

Le tribunal des affaires sociales des Côtes-d’Armor a en effet condamné Cordial-Proman et ETH à rembourser à la CPAM les 30 000 euros versés à la famille du cordiste. Mais ce jugement était opposable à la société Cristal Union : « Cela signifie que si ETH n’a pas les moyens de payer, elle peut se retourner vers un tiers responsable de l’accident, c’est-à-dire Cristal Union », expliquait Éric Louis à Basta au moment de l’audience, en février 2021. « L’autre point problématique quand il y a un accident du travail mortel, c’est que pour les familles, les procédures sont très longues, avance Mathieu Lépine. Le système judiciaire est lent, on le sait, mais pour les accidents du travail, c’est encore pire. C’est vraiment honteux. »

Quand les employeurs décident de faire appel, le temps de la justice s’allonge encore. Condamné en janvier 2019 pour homicide involontaire à verser une amende de 100 000 euros pour la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, Cristal Union décide de faire appel. Le second procès, en novembre 2021, confirmera la condamnation. Près de 10 ans après la mort de deux cordistes. Dans ces conditions, la peine complémentaire de « surveillance judiciaire » de deux ans, qui peut être l’occasion de s’assurer que les conditions de travail s’améliorent, perd tout son sens.

La faiblesse de ces condamnations choque d’autant plus les ouvriers que « à tous ces accidents mortels, s’ajoutent des accidents très graves », tient à préciser Éric Louis. Pas toujours déclarés, ces accidents graves passent plus facilement sous les radars que les accidents mortels, n’étant pas nécessairement répertoriés par la presse locale. « Même s’il n’y a qu’un entrefilet, cela permet d’être au courant », évoque Éric Louis, qui cite plusieurs exemples d’accidents graves ayant eu lieu au sein de Cristal Union : « En 2015, Jérémy Devaux a été grièvement brûlé sur une grande partie du corps. En 2021, Thierry et Frédéric ont eux aussi été grièvement brûlés par un jet de vapeur sous pression. Un mois avant, un ouvrier avait déjà subi le même type d’accident dans l’usine de Bazancourt. »

Nolwenn Weiler

Photo : CC Steve Garrity

Notes

[1Voir notamment son site internet.

[2Chiffres 2019 de la Sécurité sociale. Données les plus récentes pour une année pleine sans confinement.

[3Chiffres donnés lors de l’audience en appel pour la mort de Arthur Bertelli et Vincent Dequin, novembre 2021.